Ecrire des tracts surréalistes comme NOUGÉ

Penseur et écrivain belge du XXe siècle, Paul NOUGÉ nous a donné l'idée d'une petite action surréaliste !

Paul NOUGÉ (1895-1967), biochimiste de profession, est avec René MAGRITTE (1898-1967), Fernand DUMONT (1903-1945), Marcel LECOMTE (1900-1966), Achille CHAVÉE (1906-1969) et Louis SCUTENAIRE (1905-1987), un représentant marquant de la mouvance surréaliste en Belgique.

À parcourir le volume que les éditions Labor lui ont consacré en 1983, intitulé Fragments, on se représente un créateur touche-à-touche, à la fois essayiste et poète. En effet, les réflexions théoriques brèves, comme ce texte intitulé « De la chair au verbe » et consacré à la difficulté d’exprimer l’érotisme par l’écriture, alternent avec des textes poétiques d’apparences très diverses : de courts et sensuels portraits de femmes (« La Chambre aux miroirs »), des textes en vers libres et des poèmes en prose (« L’Écriture simplifiée »), des tracts aux allures de messages publicitaires (« La Publicité transfigurée »), etc.


ANALYSE

Les aphorismes de « La Publicité transfigurée », qui retiendront notre attention dans cet article, auraient été présentés1 oralement en 1926, à l’occasion d’un concert-spectacle de Correspondance, revue créée en 1924 et publiée2 sous forme de tracts de couleurs différentes conçus alternativement par Paul NOUGÉ, Marcel LECOMTE et Camille GOEMANS (1900-1960). 

Peu soucieux de faire œuvre (Marcel MARIËN, autre écrivain surréaliste belge, a d'ailleurs dû rassembler ses textes, épars, pour les éditer), NOUGÉ était avant tout intéressé par la vie, l’action, la société des femmes et des hommes : empruntant notamment la forme publique qu’est la publicité, sa poésie s’adresse ainsi à tous et prétend faire réfléchir les lecteurs, à défaut de les faire agir. Il écrit ainsi, en guise d’avertissement à ses publicités transfigurées : « Les objets qui se présentent ici, il vaut mieux tenir pour fortuite leur assemblée, pour regrettable ce coudoiement, cet espace limité n’est pas à leur mesure. Mais la page qui dans l’instant les enferme, ne saurait les retenir. (…) On les croyait fixés, c’est alors qu’ils s’échappent. » Ailleurs, dans un tract de la revue Correspondance et datant de 1925, on lit ceci : « L’art est démobilisé, par ailleurs. Il s’agit de vivre. Plutôt la vie, dit la voix d’en face. »4 En outre, loin des pratiques d’un BRETON qui entendait, par le biais de l’écriture automatique, révéler l’inconscient, NOUGÉ prétend libérer l’esprit en s’en prenant systématiquement à tout ce que le langage peut avoir d’aliénant, à tous les emplois stéréotypés de la langue qu’il étudiait, dévoyait, subvertissait.5



Dans les deux exemples qui précèdent, dont le lecteur remarquera sans peine le style aphoristique (le premier est un conseil de vie, le second une vérité générale), NOUGÉ détourne deux expressions figées : faire la pluie et le beau temps et ne pas être fait pour les chiens. Dans le premier texte, la locution conserve son sens figuré, l’auteur se contentant d’appeler le lecteur à ne pas se laisser ballotter passivement au gré des contingences imposées par l’existence. Le second aphorisme repose sur une contradiction apparente ; le jeu sur les sens littéral et figuré permet d’échapper à la contradiction, laissant entendre que les poisons sont faits pour les chiens, mais aussi pour les hommes. Lugubre perspective… 



Proverbe détourné : Les paroles s’envolent, les écrits restent. Remarquez que l’on n’est pas éloignés du calligramme, les deux parties de la phrase figurant les ailes d’un oiseau. Il n’est plus question de paroles ni d’écrit dans la version du proverbe imaginée par NOUGÉ : affirmerait-il ainsi la prééminence de la nature sur le verbe, lui qui privilégiait la vie à son œuvre d’écrivain ? Et que même si les oiseaux s’absentent parfois, le vent, lui, nous caresse indéfiniment ?



S’en mordre la langue signifie « se repentir vivement d'avoir parlé ». La subversion consiste ici à employer le syntagme dans son sens littéral : on trouvera le gout du sang si l’on se mord la langue. Quel est le sens symbolique de ce détournement ? Le sang connote-t-il d’abord la vie ou la mort ?



Si la sagesse populaire fait alterner pluie et beau temps, NOUGÉ rappelle que c’est la combinaison, la concomitance de ces deux éléments qui engendre la vie, peut-être figurée ici par l’arc-en-ciel. Reste à déterminer ce que chacun de nous voit derrière la pluie et le beau temps.



Pour prendre le soleil, il faut évidemment franchir la porte vers l'extérieur. Quel est ce soleil qui se trouve à l'intérieur ? Et quelle est cette porte qu'il s'agit de pousser ? Au lecteur d'interpréter...


INTERPRÉTATION

On peut difficilement faire l’impasse sur le contexte historique de cette œuvre singulière : la révolution russe de 1917 marque l’essor spectaculaire du communisme ; totalitarisme, populisme et nationalisme constituent les caractéristiques principales du fascisme, porté par un Mussolini qui accède au pouvoir dès 1921 ; à ce programme potentiellement liberticide, Hitler, qui fonde en 1920 le NSDAP (parti national-socialiste des travailleurs allemands), ajoute un racisme radical. Dans une époque marquée par les slogans simplificateurs et univoques d’idéologies fortes et exclusives, NOUGÉ, jeune homme de 27 ans, choisit d’adresser à ses contemporains des slogans équivoques, non moralisateurs, qui laissent parfois le lecteur perplexe, mais qui l’interpèlent et l’incitent à réfléchir…

C'est précisément en cela que réside l'intérêt pédagogique de ces publicités transfigurées : si certaines se prêtent facilement à l’interprétation, d’autres résistent à une lecture univoque. Dès lors, c’est une occasion de pratiquer avec les élèves la réflexion collective en sous-groupes, au sein desquels les adolescents défendront leur lecture personnelle ou s’accorderont sur un sens symbolique unique en n’oubliant jamais, consigne essentielle, d’amarrer leurs intuitions et commentaires plus élaborés au texte.


ÉCRITURE

Avec les étudiantes du bloc 3 (régendat français), nous nous sommes prêtés, suite à la lecture de quelques publicités transfigurées, à un petit jeu d’écriture. Il s’agissait de créer des aphorismes à la manière de NOUGÉ (le programme du second degré de la Fédération de l'enseignement secondaire catholique nous y invite, à travers l’UAA 5 : « S'inscrire dans une oeuvre culturelle ») : il s’agissait de fonder l’aphorisme sur le défigement d’une locution, de s’adresser au lecteur par le biais d’une injonction, d’une suggestion ou d’une invitation à réfléchir (« Dites-vous bien que ») et enfin de jouer sur l’apparence des caractères et la mise en page du texte. L’aphorisme devait, comme ceux de l'auteur, célébrer la vie, ou alors se révéler lugubre, résister à une lecture superficielle, contenir une touche d’humour…

Autre contrainte très productive : le texte à créer devait exploiter une locution contenant le mot pied ; faire du pied à, un pied de nez, bon pied bon œil, avoir un pied dans la tombe, se lever du pied gauche, etc., expressions qui furent rassemblées au tableau et commentées. Vous pouvez découvrir (dans la galerie photos ci-dessous) les tracts obtenus, qui ont été affichés incognito dans les couloirs du couvent (bâtiment de Sainte-Croix racheté il y a quelques années à l’ordre des Filles de la Croix), comme l’auraient peut-être fait les activistes surréalistes de l’Entre-deux-guerres.


Pierre-Yves DUCHATEAU et les étudiantes du bloc 3 en français.


1. Michel BIRON, « Le refus de l’œuvre chez Paul NOUGÉ », Textyles [En ligne], 8 | 1991, mis en ligne le 09 octobre 2012, consulté le 19 octobre 2019. Certains commentaires de textes contenus dans ma contribution sont inspirés de cet article.

2. Marc QUAGHEBEUR, auteur de la postface de P. NOUGÉ, « Fragments », Bruxelles, éditions Labor, 1983.

3. « Fragments », op.cit., page 45.

4. « Fragments », op.cit., page 12.

5. Frans DE HAES, auteur de la préface de P. NOUGÉ, « Fragments », Bruxelles, éditions Labor, 1983.

Auteur

Pierre-Yves Duchâteau

Maitre-assistant en français, didactique du français et du FLES. Enseigne le français comme langue étrangère en Communauté germanophone. Volontiers touche-à-tout.

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