Chanson (2) : la pluie, le beau temps et autres stéréotypes

À la suite de "La Recette du clafoutis parfait" de DORIAND, une autre petite perle contemporaine, qui mérite qu’on l’écoute en classe pour prendre du plaisir et réfléchir ensemble : "La pluie", d’ORELSAN et STROMAE.

Rappelons peut-être, avant de nous intéresser plus directement à cette chanson, les enjeux de l’écoute en classe de tels textes poétiques. Est évidemment visé en priorité le développement des compétences d’écoute et de lecture (deux compétences de réception, comparables en ce qu’elles reposent sur plusieurs opérations communes de construction du sens).

Mais écouter une chanson procure avant tout du plaisir. Plaisir de la musique, des mots, de leurs sonorités, plaisir de l’identification à une situation, plaisir de l’évasion… Ne négligeons surtout pas cet aspect des choses, central dès qu’il s’agit d’une lecture ou d’une écoute non utilitaires. Ce plaisir est gage de motivation et partant, d'apprentissages efficaces.

Le plaisir provient peut-être aussi de la réflexion que suscitent le texte et les valeurs ou représentations qu’il véhicule. Interpréter un texte est un acte intellectuel, certes, mais qui niera qu’il puisse se trouver du bonheur dans l’exercice de l’intelligence ?

Avant d’interpréter le texte dans sa globalité, de faire des suppositions sur son sens symbolique ou second, il faut en faire émerger le sens global (même si en retour le sens global se nourrit de l’action interprétative). Un telle activité peut être l’occasion pour l’élève de prendre conscience des opérations mentales qu’il réalise lorsqu’il essaie de comprendre un texte, prise de conscience capitale parce qu’elle lui procure pour la suite davantage d’autonomie dans la construction du sens en réception et de capacité à réguler sa lecture ou son écoute en cas de décrochage ou de difficultés.

Déroulement

Nous vous laissons le soin de créer le projet dans lequel s’inscrira cette activité d’écoute. Il peut être suscité par l’une ou l’autre contingence propre à la vie de la classe ou de l’établissement scolaire. L’idée est tout de même de trouver un projet qui mobilise l’élève et le pousse à se livrer à l’activité avec entrain et disponibilité d’esprit.

Comprendre est une opération complexe, qu’il n’est pas naturel de décomposer en sous-opérations distinctes. On pourrait respecter cette complexité, sans chercher d’emblée à l’atomiser en savoir-faire particuliers, en demandant à l’élève de paraphraser le texte ou d’en formuler le sens global à la suite d’une première écoute.

Le narrateur, qui pourrait se confondre avec le chanteur, dans la mesure où l’on a l’impression d’être face à un texte autobiographique (ça sent le vécu !), viendrait d’une région de France défavorisée (les jeunes « sur un muret », le « chômage » qui y sévit), dans laquelle la vie n’est pas facile ni rose (sens symbolique de la pluie), qu’il a quittée, mais qui lui manque et où malgré les problèmes, on peut éprouver une sorte de bonheur (sens symbolique du beau temps).

Il n’est pas certain que l’élève parvienne à une telle paraphrase : plusieurs passages résisteront certainement à son intellection ou seront étrangers à ses représentations du monde.

Voici le texte de la chanson, tel que le propose le site de TV5 Monde :

La pluie (ORELSAN, 2017)

 [Orelsan]
J'viens d'la France où on danse la chenille
Où on prend plus de caisses1 que des crash tests dummies2
J'ai des potes3 diplômés, d'autres qu'ont pas lu deux livres
Qui sont surement sur un muret, dans les rues du centre ville
Mon père a gravi l'échelle4 pour devenir c'qu'il voulait être
Ma mère est la ménagère à qui les publicitaires veulent la mettre
J'connais la campagne et ses gros sabots
Où ça vole pas haut, les ragots et les oiseaux

[Stromae]
Toujours autant d'pluie chez moi
Toujours autant d'pluie chez moi
Mais il fait quand même beau, il fait beau Il fait beau, il fait beau
Chez moi, il fait beau, il fait beau Il fait beau, il fait beau
Chez moi, il fait beau

[Orelsan]
J'viens d'la terre du milieu où y'a plein de p'tits vieux
Où l'chômage et la tisane forment un cercle vicieux
Où on critique les invités qui viennent de partir
C'est pas qu'on est lent, c'est qu'on prend notre temps pour réfléchir
J'viens d'la classe moyenne, moyennement classe
Où tout l'monde cherche une place, Julien Clerc dans l'monospace
J'freestylais5 dans ma tête sur le bruit des essuie-glaces
Y'a la pluie en featuring6 dans toutes mes phrases

[Stromae]
Toujours autant d'pluie chez moi
Mais il fait quand même beau, il fait beau, il fait beau, il fait beau
Chez moi, il fait beau, il fait beau 
 
Il fait beau, il fait beau

[Orelsan]
Chez moi, y a du soleil quarante jours par an
Tu peux passer la plupart de l'année à l'attendre
J'regardais par la fenêtre, enfermé dans ma chambre
J'priais pour la fin d'l'averse et aller faire d'la rampe
J'connais qu'le bruit d'la pluie, l'odeur du béton mouillé
Si j'suis parti, c'est parce que j'avais peur de rouiller
Trempé, j'aurais jamais pensé
Qu'le mauvais temps finirait par me manquer

[Stromae]
Il fait quand même beau, il fait beau
Il fait beau, il fait beau
Chez moi, il fait beau, il fait beau
Il fait beau, il fait beau
Mais il fait quand même beau, il fait beau Il fait beau, il fait beau
Chez moi, il fait beau, il fait beau Il fait beau, il fait beau
Toujours autant d'pluie chez moi
Toujours autant d'pluie chez moi
Toujours autant d'pluie chez moi
Toujours autant d'pluie chez moi
Toujours autant d'pluie chez moi  

Vocabulaire1 : 1 : Prendre une caisse est une expression familière qui veut dire se souler. 2 : Un crash test dummy, ou « mannequin d’essai de choc », est un mannequin utilisé dans les simulations d’accident automobile. Ici, il y a un jeu avec le double sens du mot « caisse », saoulerie, et voiture, en langage familier. 3 : Des potes, des amis en langage familier. 4 : Gravir l’échelle est une expression qui désigne l’ascension sociale. 5 : Freestyler, c’est composer des chansons similaires au rap, cela correspond au « freestyle », genre musical des années 80. 6 : Featuring est un mot souvent utilisé dans l'industrie musicale française pour indiquer la participation d'un artiste sur un titre ou l'album de quelqu'un d'autre, ici la pluie qui participe aux chansons du chanteur. 

Outre le vocabulaire épinglé ci-dessus, destiné essentiellement à un public d’apprenants non francophones, il y a fort à parier que d’autres lieux du texte ne feront pas sens auprès des élèves : dansent-ils encore « la chenille » ? Que signifie « gravir l’échelle » ? Connaissent-ils la fameuse « ménagère » de moins de 50 ans, cible privilégiée des publicitaires ? Qu’est-ce qu’un « monospace » ? Qui sont ces gens qui écoutent « Julien Clerc » ? Qu’ont-ils de particulier ? Qu’est-ce que la « France du milieu » ? Parle-t-on également de la « Belgique du milieu » ?

Toutes ces représentations sont autant de stéréotypes qui sont accessibles à qui les connait ou en a éprouvé la teneur. Il faudra sans doute que l’enseignant les explicite, au moyen, éventuellement, de vidéos telles que celle-ci :

D’une manière générale, les stéréotypes de tous ordres sont tellement fréquents dans les productions culturelles qu’il serait judicieux d’y consacrer un enseignement explicite ; à l’occasion de chaque lecture ou de chaque écoute, pourquoi ne pas en relever quelques-uns et les consigner dans un carnet ?

Est considéré comme stéréotype, par Jean-Louis DUFAYS2, « une association d’éléments, qui peut se situer sur le plan proprement linguistique (syntagme, phrase), sur le plan thématico-narratif (scénarios, schémas argumentatifs, actions, personnages, décors) ou sur le plan idéologique (propositions, valeurs, représentations mentales) ». 

Percevoir le sens d’un texte dans toutes ses dimensions implique que l’on identifie les stéréotypes que l’auteur choisit de réemployer tels quels, par souci d'efficacité ou pour leur force expressive, ou de « recycler » d’une manière ou d’une autre, pour surprendre son lecteur, le faire rire, l’interpeler, etc. Certains créateurs choisissent parfois de s’éloigner radicalement des canons traditionnels, et donc d'éviter méticuleusement de reproduire des stéréotypes de tous ordres, rendant leur œuvre difficilement classable (et lisible ? Je pense notamment à l'œuvre d'Antoine VOLODINE et au mouvement qu'il a créé et qui d'ailleurs ne regroupe que ses œuvres, le post-exotisme). D'autres au contraire se complaisent dans la reproduction un peu facile et trop fidèle de poncifs, comme s'il s'agissait surtout de ne pas surprendre ou effrayer un lectorat qui assure leur subsistance (nous ne citerons personne).

Revenons à La Pluie. La ménagère victime privilégiée des publicitaires est un stéréotype plutôt idéologique : on se la représente naïve, influençable, manipulée par des commerciaux sans scrupule. D’autres représentations culturelles, relevant de croyances partagées, sont repérables dans ce texte : l’association du chômage et de l’alcool (la tisane désignant un vin de mauvaise qualité), la campagne ou la province délaissées (« la France du milieu », ou la province par rapport à la capitale, dualisme plus prégnant en France qu’en Belgique), son manque d’esprit (« ses gros sabots ») et la défiance mutuelle de ses habitants (« ses ragots »), l’exode des jeunes qui la fuient (« ses petits vieux »), ses jeunes oisifs (« sur un muret »), les familles de la classe moyenne qui se déplacent en « monospace » et écoutent « Julien Clerc », chanteur qui incarne – à tort ou à raison, la stéréotypie étant bien sûr une vision partiale du réel – un certain conservatisme de gauche (ou une certaine gauche conservatrice ?) et qu'écoute volontiers une classe moyenne oscillant elle-même entre engagement et conformisme.

On reconnaitra également un stéréotype thématique dans cette chanson, stéréotype décliné, m'ont signalé des étudiantes, dans deux autres chansons d'Orelsan (Dans ma ville on traîne3 et La terre est ronde4)  : le fait de quitter sa région natale qu’on juge inférieure, à plusieurs égards, à d’autres lieux et d’y revenir ensuite parce qu’en fin de compte, on ne s’y trouvait pas si mal5 (lisez notamment Vie de Samuel Belet, de l’auteur suisse RAMUZ, qui perpétue ce vieux stéréotype). Une variante de la nostalgie du pays natal à laquelle ne résiste pas l’attrait de lieux prestigieux, que l’on peut notamment lire dans ce fameux sonnet datant du XVIe siècle :

Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme cestui-là qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d’usage et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son âge ! 

Quand reverrai-je, hélas ! de mon petit village
Fumer la cheminée, et en quelle saison
Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,
Qui m’est une province, et beaucoup davantage ?

 Plus me plait le séjour qu’ont bâti mes aïeux
Que des palais romains le front audacieux ;
Plus que le marbre dur me plait l’ardoise fine,

Plus mon Loire gaulois que le Tibre latin,
Plus mon petit Liré que le mont Palatin,
Et plus que l’air marin la douceur angevine.

Joachim DU BELLAY (1558)

La chanson contient-elle des tournures stéréotypées (c’est-à-dire des syntagmes plus ou moins figés) dignes d’intérêt ? Prendre des caisses (« s’alcooliser excessivement »), la mettre à quelqu’un, ses gros sabots, ça vole pas haut… On appréciera l’expressivité que dégagent ces métaphores lexicalisées (elles suggèrent beaucoup en peu de mots, par les images fortes qu'elles évoquent encore).

Ce travail sur les stéréotypes ne pourra s’effectuer à mon sens qu’avec le texte de la chanson sous les yeux. Mais avant de passer à cette étape d’approfondissement de la compréhension, on pourra écouter une deuxième fois la chanson, relever des éléments récurrents (Il fait beau, toujours autant de pluie chez moi), en reformuler le sens et les interpréter si nécessaire (qu’évoque la pluie, le beau temps ?) et tâcher, à partir de ce qui est compris, de parvenir à un sens global (une paraphrase résumant la chanson).

On distribuera ensuite le texte pour amener l’élève à identifier seul les passages résistants et à en discuter en sous-groupes. Si nous avons pour but de développer son autonomie face aux textes, il est parfois nécessaire que le professeur s’efface et laisse les élèves mener seuls le travail d’interprétation-compréhension (ces deux actions sont liées intimement et se nourrissent réciproquement). Dans cet ordre d’idées, lors de la socialisation en grand groupe, on prévoira utilement une réflexion métacognitive sur les questions que nous nous posons lorsque nous lisons/écoutons un texte et cherchons à le comprendre.



Pierre-Yves DUCHÂTEAU



1 Les explications sont extraites telles quelles d’une page Internet de TV5 Monde, site qui propose de nombreuses exploitations de qualité de chansons pour le français langue étrangère : https://enseigner.tv5monde.com....

DUFAYS, Jean-Louis. "Stéréotype et littérature : L’inéluctable va-et-vient" in : Le Stéréotype : Crise et transformations [en ligne]. Caen : Presses universitaires de Caen, 1994 (généré le 26 aout 2019). Disponible sur Internet.

3  "Ma ville est comme la première copine que j'ai jamais eue
J'peux pas la quitter, pourtant, j'passe mon temps à cracher dessus
Parler du beau temps serait mal regarder le ciel
J'la déteste autant qu'je l'aime, sûrement parce qu'on est pareils" 
(ORELSAN, Dans ma ville on traîne)

4  "Au fond j'crois qu'la Terre est ronde
Pour une seule bonne raison
Après avoir fait l'tour du monde
Tout ce qu'on veut c'est être à la maison" 

(ORESLAN, La terre est ronde)

5 La chanson de Francis CABREL : Les murs de poussière (1977)
"Il voulait trouver mieux
Que son lopin de terre
Que son vieil arbre tordu au milieu
Trouver mieux que la douce lumière du soir
Près du feu qui réchauffait son père
Et la troupe entière de ses aïeux
Le soleil sur les murs de poussière
Il voulait trouver mieux"

Auteur

Pierre-Yves Duchâteau

Maitre-assistant en français, didactique du français et du FLES. Enseigne le français comme langue étrangère en Communauté germanophone. Volontiers touche-à-tout.

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