[article] in L'Histoire > N° 489 (septembre 2021) . - p. 21-23 Titre : | Actualité : Picasso "fiché S" | Type de document : | Livres, articles, périodiques | Auteurs : | Olivier Thomas, Auteur | Année de publication : | 2021 | Article en page(s) : | p. 21-23 | Langues : | Français (fre) | Mots-clés : | Picasso gauchiste réseau Montmartre | Note de contenu : |
Étranger, gauchiste, artiste d'avant-garde, Pablo Picasso est fiché par la police des étrangers dès 1901. Annie Cohen-Solal dévoile ses blessures dans une exposition.
N° 74664. Un simple numéro de dossier d'étranger conservé aux archives de la Préfecture de police au Pré-Saint-Gervais (Seine-Saint-Denis). Derrière ces cinq chiffres anonymes il y a un homme, un artiste, un des plus grands génies de son temps : Pablo Ruiz Picasso, né le 25 octobre 1881 à Malaga, peintre.
Annie Cohen-Solal s'est emparée de ce dossier, l'a exploré et étudié pendant près de six années, entremêlant travail d'historienne sur les archives et démarche sociologique et anthropologique. A travers les documents, elle a pu retracer la vie entière d'un homme, d'un étranger, aux prises avec les méandres de l'administration française (Un étranger nommé Picasso, Fayard, 2021).
Le 3 avril 1940 Pablo Picasso, installé en France depuis quarante ans, dépose - pour la première et dernière fois - une demande de naturalisation auprès du garde des Sceaux. « Il a peur, explique Annie Cohen-Solal, de devenir une victime expiatoire comme le fut García Lorca en Espagne. Il est terrorisé de la possible arrivée des Allemands. Son oeuvre Guernica, peinte en 1937, voyage désormais dans le monde entier et est devenue l'étendard de la résistance à tous les fascistes. Or, en Espagne, Franco a pris le pouvoir ; à Munich, en 1937, les nazis ont organisé l'exposition "Entartete Kunst", dans laquelle ses tableaux ont été stigmatisés comme "dégénérés". »
Le 30 avril 1940 la demande de Picasso a reçu un avis favorable de la part du commissaire de police du quartier de la Madeleine à Paris. Il jouit de puissants appuis - notamment ceux du sénateur Paul Cuttoli et d'Henri Laugier - qui intercèdent en sa faveur. Pourtant, le 25 mai suivant, un avis défavorable est prononcé, mettant fin au processus de naturalisation. Qui est responsable ? Pourquoi ce revirement ? Annie Cohen-Solal l'identifie : Émile Chevalier, inspecteur des Renseignements généraux, peintre amateur et auteur d'un rapport qui suinte la xénophobie : « Bien qu'âgé de 30 ans en 1914, il n'a rendu aucun service à notre pays durant la guerre et a conservé ses idées extrémistes tout en évoluant vers le communisme. Il critique ouvertement nos institutions et fait l'apologie des Soviets. » Il ajoute même que Picasso a séjourné à Paris en 1901 chez un anarchiste, Pierre Manach, et qu'« il devrait lui-même être considéré comme tel » !
Un statut de « suspect »
D'où viennent ces allégations ? L'historienne remonte alors le temps. « Dès son premier séjour, Picasso accède à Paris grâce au réseau des Catalans de Montmartre. Or, pour la police française - depuis les attentats de Barcelone en 1893, largement relayés par la presse -, les Catalans sont les anarchistes par excellence et ils sont étroitement surveillés. » A cette époque, suite aux attentats anarchistes de la dernière décennie du XIXe siècle, la France met en place une « politique des étrangers ». « L'étranger apparaît comme une menace et des indicateurs sont chargés de surveiller les groupes allogènes dans la ville », explique Annie Cohen-Solal.
A peine installé à Montmartre, quartier fréquenté par les artistes mais aussi par les « apaches », ces délinquants des barrières, Picasso fait l'objet d'une surveillance dont on trouve la transcription dans des rapports de police : « Il s'exprime très mal en français et peut à peine se faire comprendre. Il reçoit la visite de plusieurs individus inconnus et il lui arrive même de découcher. Picasso partage les idées anarchistes de son compatriote MANACH qui lui donne asile. » Le commissaire de police du XVIIIe arrondissement André Rouquier n'hésite pas à utiliser les oeuvres de Picasso - notamment celles représentant des femmes sollicitant l'aumône à des bourgeois qui les éconduisent - comme pièces à charge contre lui. Ce statut de « suspect » le suivra presque toute sa vie.
Mais Picasso est un grand stratège : il repère les obstacles, anticipe les solutions et construit ses réseaux. Très vite, il s'affranchit de la tutelle des Catalans qui l'accompagnent et renonce au nom de Ruiz, trop connoté espagnol. Ensuite, il se lie d'amitié avec les poètes Max Jacob et Guillaume Apollinaire, qui l'entraînent à la découverte de Paris et lui ouvrent les cercles des artistes de la capitale. C'est ainsi qu'il se rapproche du collectionneur d'art Leo Stein. En 1906 il effectue un séjour à Gósol, dans les Pyrénées catalanes. Là-bas, loin de Paris, il se persuade que plus rien ne peut l'arrêter dans sa conquête de l'avant-garde. « La période cubiste entre 1906 et 1914, est tellement foisonnante, tellement dense et tellement révolutionnaire, qu'elle est parfois même considérée par certains, dans l'immense production picassienne, comme la seule digne d'être étudiée », précise Annie Cohen-Solal. Picasso a donc tissé un réseau sur lequel s'appuyer pour atteindre le succès que l'on sait. Reste que, pour les administrations françaises comme la police et l'Académie des beaux-arts, il porte désormais « trois stigmates », à la fois étranger, anarchiste et artiste d'avant-garde.
« Picasso se bat, il avance, ne dévoilant jamais à personne les obstacles qu'il rencontre : tout en inscrivant son oeuvre dans l'histoire il poursuit son dialogue avec les maîtres du passé, explique Annie Cohen-Solal. Dès 1955, en choisissant le Sud contre le Nord, les artisans contre les beaux-arts et la région contre la capitale, il devient un vecteur de modernisation de la France. » En 1958, il refuse la naturalisation que lui offre alors le général de Gaulle, décidant d'habiter sa condition d'étranger et ses cultures plurielles
|
[article] Actualité : Picasso "fiché S" [Livres, articles, périodiques] / Olivier Thomas, Auteur . - 2021 . - p. 21-23. Langues : Français ( fre) in L'Histoire > N° 489 (septembre 2021) . - p. 21-23 Mots-clés : | Picasso gauchiste réseau Montmartre | Note de contenu : |
Étranger, gauchiste, artiste d'avant-garde, Pablo Picasso est fiché par la police des étrangers dès 1901. Annie Cohen-Solal dévoile ses blessures dans une exposition.
N° 74664. Un simple numéro de dossier d'étranger conservé aux archives de la Préfecture de police au Pré-Saint-Gervais (Seine-Saint-Denis). Derrière ces cinq chiffres anonymes il y a un homme, un artiste, un des plus grands génies de son temps : Pablo Ruiz Picasso, né le 25 octobre 1881 à Malaga, peintre.
Annie Cohen-Solal s'est emparée de ce dossier, l'a exploré et étudié pendant près de six années, entremêlant travail d'historienne sur les archives et démarche sociologique et anthropologique. A travers les documents, elle a pu retracer la vie entière d'un homme, d'un étranger, aux prises avec les méandres de l'administration française (Un étranger nommé Picasso, Fayard, 2021).
Le 3 avril 1940 Pablo Picasso, installé en France depuis quarante ans, dépose - pour la première et dernière fois - une demande de naturalisation auprès du garde des Sceaux. « Il a peur, explique Annie Cohen-Solal, de devenir une victime expiatoire comme le fut García Lorca en Espagne. Il est terrorisé de la possible arrivée des Allemands. Son oeuvre Guernica, peinte en 1937, voyage désormais dans le monde entier et est devenue l'étendard de la résistance à tous les fascistes. Or, en Espagne, Franco a pris le pouvoir ; à Munich, en 1937, les nazis ont organisé l'exposition "Entartete Kunst", dans laquelle ses tableaux ont été stigmatisés comme "dégénérés". »
Le 30 avril 1940 la demande de Picasso a reçu un avis favorable de la part du commissaire de police du quartier de la Madeleine à Paris. Il jouit de puissants appuis - notamment ceux du sénateur Paul Cuttoli et d'Henri Laugier - qui intercèdent en sa faveur. Pourtant, le 25 mai suivant, un avis défavorable est prononcé, mettant fin au processus de naturalisation. Qui est responsable ? Pourquoi ce revirement ? Annie Cohen-Solal l'identifie : Émile Chevalier, inspecteur des Renseignements généraux, peintre amateur et auteur d'un rapport qui suinte la xénophobie : « Bien qu'âgé de 30 ans en 1914, il n'a rendu aucun service à notre pays durant la guerre et a conservé ses idées extrémistes tout en évoluant vers le communisme. Il critique ouvertement nos institutions et fait l'apologie des Soviets. » Il ajoute même que Picasso a séjourné à Paris en 1901 chez un anarchiste, Pierre Manach, et qu'« il devrait lui-même être considéré comme tel » !
Un statut de « suspect »
D'où viennent ces allégations ? L'historienne remonte alors le temps. « Dès son premier séjour, Picasso accède à Paris grâce au réseau des Catalans de Montmartre. Or, pour la police française - depuis les attentats de Barcelone en 1893, largement relayés par la presse -, les Catalans sont les anarchistes par excellence et ils sont étroitement surveillés. » A cette époque, suite aux attentats anarchistes de la dernière décennie du XIXe siècle, la France met en place une « politique des étrangers ». « L'étranger apparaît comme une menace et des indicateurs sont chargés de surveiller les groupes allogènes dans la ville », explique Annie Cohen-Solal.
A peine installé à Montmartre, quartier fréquenté par les artistes mais aussi par les « apaches », ces délinquants des barrières, Picasso fait l'objet d'une surveillance dont on trouve la transcription dans des rapports de police : « Il s'exprime très mal en français et peut à peine se faire comprendre. Il reçoit la visite de plusieurs individus inconnus et il lui arrive même de découcher. Picasso partage les idées anarchistes de son compatriote MANACH qui lui donne asile. » Le commissaire de police du XVIIIe arrondissement André Rouquier n'hésite pas à utiliser les oeuvres de Picasso - notamment celles représentant des femmes sollicitant l'aumône à des bourgeois qui les éconduisent - comme pièces à charge contre lui. Ce statut de « suspect » le suivra presque toute sa vie.
Mais Picasso est un grand stratège : il repère les obstacles, anticipe les solutions et construit ses réseaux. Très vite, il s'affranchit de la tutelle des Catalans qui l'accompagnent et renonce au nom de Ruiz, trop connoté espagnol. Ensuite, il se lie d'amitié avec les poètes Max Jacob et Guillaume Apollinaire, qui l'entraînent à la découverte de Paris et lui ouvrent les cercles des artistes de la capitale. C'est ainsi qu'il se rapproche du collectionneur d'art Leo Stein. En 1906 il effectue un séjour à Gósol, dans les Pyrénées catalanes. Là-bas, loin de Paris, il se persuade que plus rien ne peut l'arrêter dans sa conquête de l'avant-garde. « La période cubiste entre 1906 et 1914, est tellement foisonnante, tellement dense et tellement révolutionnaire, qu'elle est parfois même considérée par certains, dans l'immense production picassienne, comme la seule digne d'être étudiée », précise Annie Cohen-Solal. Picasso a donc tissé un réseau sur lequel s'appuyer pour atteindre le succès que l'on sait. Reste que, pour les administrations françaises comme la police et l'Académie des beaux-arts, il porte désormais « trois stigmates », à la fois étranger, anarchiste et artiste d'avant-garde.
« Picasso se bat, il avance, ne dévoilant jamais à personne les obstacles qu'il rencontre : tout en inscrivant son oeuvre dans l'histoire il poursuit son dialogue avec les maîtres du passé, explique Annie Cohen-Solal. Dès 1955, en choisissant le Sud contre le Nord, les artisans contre les beaux-arts et la région contre la capitale, il devient un vecteur de modernisation de la France. » En 1958, il refuse la naturalisation que lui offre alors le général de Gaulle, décidant d'habiter sa condition d'étranger et ses cultures plurielles
|
|