[article] in L'Histoire > N° 488 (Octobre 2021) . - p. 56-61 Titre : | L'Atelier des CHERCHEURS : Alphonse X, le roi sage | Type de document : | Livres, articles, périodiques | Auteurs : | Johan Puigdengolas, Auteur | Année de publication : | 2021 | Article en page(s) : | p. 56-61 | Langues : | Français (fre) | Mots-clés : | roi Alphonse X Espagne | Note de contenu : |
Le roi de Castille et de León a laissé de lui l'image d'un monarque bien trop occupé à contempler les étoiles pour prêter attention à la conduite de l'État. Il fut en réalité un souverain ambitieux à la tête d'un royaume en pleine expansion au XIIIe siècle.
Contemporain de Saint Louis, Alphonse X, dit « le Sage » ou « le Savant », roi de Castille et de León entre 1252 et 1284, fait partie des souverains qui ont marqué l'Europe médiévale, mais reste pourtant peu connu en France. Son règne, caractérisé par une dynamique politique complexe et une production intellectuelle sans équivalent à l'époque, demeure une véritable pierre angulaire de l'histoire des royaumes ibériques et son héritage fascine encore aujourd'hui philologues et historiens.
Fils du roi Ferdinand III de Castille, Alphonse X naît à Tolède en 1221, au moment de l'étape finale de la reconquête par les chrétiens de la péninsule Ibérique, sous domination islamique depuis 711. Son éducation en Galice alimente son goût pour la langue gallego-portugaise, dans laquelle il compose des poèmes de dévotion mariale, les Cantigas de Santa María, qui forment une sorte d'autobiographie. Le prince s'implique très jeune dans les affaires du royaume. Il joue un rôle décisif dans la prise de Murcie sur les Almohades en 1243 et celle de Séville en 1248. Son accession au trône de Castille en 1252, au lendemain de la reconquête des grandes villes andalouses, l'oblige à composer avec une situation inédite, à savoir des villes entièrement vidées de leur population, mais aussi la présence de sujets musulmans (les mudéjars).
Dans les premières années de son règne il assure donc le repeuplement (repoblación) du sud du royaume en ayant recours, comme ses prédécesseurs, à des chartes de peuplement (cartas pueblas) octroyant aux nouvelles populations, guerrières et paysannes, souvent venues du nord, d'importants privilèges socio-économiques (fueros). Il tente aussi de garantir l'ordre sur ses terres en promulguant deux sommes juridiques, le Fuero real et l'Espéculo, afin de rendre homogènes les lois du royaume. Le Fuero real est appliqué dès 1255 dans un petit nombre de villes nouvellement conquises (Aguilar de Campóo, Peñafiel). En revanche, l'Espéculo reste inachevé, chaque grande ville gardant ses fueros et son autonomie. Les conflits interconfessionnels entre chrétiens, musulmans et Juifs ainsi que la stabilisation des frontières seront des problèmes récurrents de son règne.
Les anciennes capitales d'Al-Andalus regorgent de bibliothèques intactes et de sources inconnues du reste de l'Occident chrétien. Fasciné par ces fonds, le monarque organise et promeut un travail collaboratif entre intellectuels issus des trois cultures, des Juifs et des alfaquis, juristes et médecins musulmans, travaillant avec des clercs chrétiens. Si des entreprises de traduction de l'arabe avaient déjà été menées avant lui, notamment à Tolède dès le XIIe siècle, elles prennent une ampleur sans précédent. Ses équipes ou ateliers traduisent et compilent essentiellement des textes scientifiques (ouvrages d'astronomie, lapidaires - traités sur les pierres précieuses). L'oeuvre originale en arabe est traduite oralement en castillan et mise par écrit dans quelques rares cas en latin (par Jean de Crémone, notaire du roi, ou le religieux Garci Pérez), mais le plus souvent en castillan, ce qui constitue la grande originalité des oeuvres produites dans le scriptorium d'Alphonse X (son atelier de conception et de copistes).
Cette collaboration a longtemps alimenté un mythe : celui d'un Alphonse X à l'esprit laïque. S'il est manifeste que, tout au long de son règne, le monarque s'est affranchi des barrières politiques et religieuses pour ce qui relève de la production culturelle, la législation qu'il met en place, en ligne directe des principes conciliaires de Latran IV (1215), contredit cette apparente tolérance. Ainsi, dans les Siete Partidas, le grand code de lois composé entre 1256 et 1284, il est par exemple précisé qu'un Maure qui entretient des relations intimes avec une « chrétienne vierge » doit être lapidé. Si la femme est une prostituée, il sera « battu de verges en public » la première fois, mis à mort la seconde. De même, le titre XXIV de la dernière partie des Siete Partidas précise les châtiments que subiront les Juifs ayant commis un délit contre les chrétiens.
On suppose toutefois qu'il y eut une différence certaine entre les préceptes légaux et la réalité des faits. Alphonse X fut plus tolérant que d'autres envers les Juifs, puisqu'ils avaient la liberté de culte et la possibilité de vivre parmi les chrétiens. Cette curiosité pour la science arabe et la contribution à son entreprise culturelle d'intellectuels issus des minorités juive et musulmane ont suscité la réticence de ses contemporains et de ses continuateurs.
Contrairement à ce qu'il se passe au XIIIe siècle en Angleterre ou en France, ce n'est pas l'Université, mais la Cour, qui devient sous son règne le centre de la vie intellectuelle du royaume. Autour d'elle gravitent de nombreux troubadours de Provence ou de Portugal, des lettrés venus d'Italie et d'Angleterre. Mû par un souci d'érudition, Alphonse X attire et fédère les forces vives. On lui prête une oeuvre sans équivalent pour son époque. Mécène, concepteur et parfois coauteur des écrits qui lui sont attribués, le roi est à l'origine d'un corpus monumental d'une cinquantaine de textes et de traductions. Cet ensemble couvre tous les domaines du savoir : la poésie et l'hagiographie, l'histoire (Estoria de España, General Estoria), l'astronomie (les Tablas alfonsinas), l'astrologie et l'ésotérisme, le droit ou encore le jeu (Libro del ajedrez, dados y tablas).
S'il est difficile aujourd'hui encore d'interpréter les raisons d'une entreprise intellectuelle d'une telle ampleur, il est certain que la légitimité du pouvoir alphonsin repose sur la sagesse. Pour être un bon roi, il faut être un sage, c'est-à-dire un savant. Alphonse X se place ainsi dans la lignée d'autres rois du XIIIe siècle, notamment l'empereur germanique Frédéric II (1220-1250). Dans les oeuvres rédigées par ses collaborateurs, Alphonse X est lui-même comparé à des modèles de gouvernants guidés par la sagesse, comme Salomon ou Alexandre le Grand. Il reste que sa volonté de créer des oeuvres incluant tous les champs du savoir, capables de s'adresser à l'ensemble de ses sujets et lisibles par eux, c'est-à-dire écrites en castillan ou gallego-portugais, le distingue notablement.
Son oeuvre emblématique est sa somme de droit, les Siete Partidas, déjà évoquée. Réécrite à plusieurs reprises, cette oeuvre est divisée en sept parties, sur le modèle du Digeste de Justinien, chaque livre étant inauguré par une des initiales de son nom (A-L-F-O-N-S-O). Elle fut pensée comme une législation totale potentiellement applicable à des territoires et des sujets au-delà de Castille et lui servit notamment à soutenir ses prétentions au titre impérial, qu'il brigua à partir de 1256.
« Le fait de l'Empire »
Cette année-là, alors que la Cour séjourne à Soria, Alphonse X reçoit la visite d'une ambassade pisane. La cité italienne, acquise au parti des gibelins1, propose sa candidature au trône du Saint Empire, resté vacant depuis la mort de Frédéric II de Hohenstaufen en 1250. Alphonse descend en effet, du côté maternel, de la famille impériale à la fois germanique et byzantine. Le monarque engage alors, et pour près de vingt ans, ce que l'on nomme el fecho del Imperio, « le fait de l'Empire ». Il cherche des appuis partout dans une Europe tiraillée par les guerres qui sévissent dans la péninsule italienne, les rivalités méditerranéennes et l'immixtion de la papauté dans les affaires temporelles. Ce contexte pèse tout autant sur son entreprise que les conflits internes au royaume. En 1264 une révolte des mudéjars gronde à Murcie. Le roi se tourne vers son beau-père Jacques Ier d'Aragon pour l'écraser.
Après de nombreux revers, le roi se lance dans une ultime tentative pour obtenir la couronne impériale. En 1275 il se rend à Beaucaire, près d'Avignon, à la rencontre du pape Grégoire X pour contester l'élection de Rodolphe de Habsbourg. L'entrevue est un échec et inaugure l'annus horribilis de son règne.
Alors qu'il se trouve en France, accaparé par le sujet impérial puis affligé par une maladie contractée à Montpellier, les troupes musulmanes de l'émirat de Grenade, soutenues par les Mérinides, une dynastie d'origine berbère, qui depuis 1269 a renversé les Almohades et contrôle une grande partie du Maghreb, envahissent le royaume. Elles s'installent sporadiquement sur la côte andalouse, plaçant le sud de la péninsule dans un état permanent de guerre larvée ou ouverte. Ferdinand, son fils aîné et héritier du trône, contracte une maladie et meurt en partant à leur rencontre, menaçant encore plus le fragile équilibre politique du royaume castillan.
A son retour tardif quelques mois plus tard en Castille, le roi est contraint de négocier une trêve avec l'ennemi. En outre, sa course à l'Empire a fortement déplu au clergé et à une noblesse privée des butins de la guerre depuis l'achèvement de la Reconquête. En plus de lui reprocher de délaisser la politique intérieure, les nobles critiquent une fiscalité trop pesante et le poids grandissant du roi dans la conduite des affaires du royaume. Privés des avantages et des émoluments liés aux anciens fueros, le clergé et la noblesse ne cachent pas leur mécontentement. Les tensions se cristallisent autour du concept, novateur, de naturalité (naturaleza) porté par Alphonse X. Définie comme un lien indissoluble entre le roi, le peuple et le territoire, la naturalité est un véritable leitmotiv de sa production juridique. Elle trouve un prolongement concret dans les Cortes, dont Alphonse X renforce considérablement le rôle.
En guise de protestation, dès 1272, plusieurs nobles de haut parage décident de se « dénaturaliser » et se déclarent vassaux de l'émir de Grenade. Il faudra au roi beaucoup de diplomatie et de largesses pour regagner ces hommes à sa cause. Après 1275, chaque jour apporte son lot de déconvenues. Alphonse X doit faire face aux prétentions de son second fils Sanche qui, fort de l'aura acquise en l'absence de son père, souhaite bouleverser l'ordre de succession en devenant l'héritier du trône en lieu et place de ses neveux, les fils de son frère Ferdinand de la Cerda. Violante, l'épouse d'Alphonse X, quitte le royaume avec les héritiers légitimes et cherche des appuis en Aragon puis en France. Le roi tente à plusieurs reprises de concilier les deux parties. Il fait réécrire les textes juridiques, afin qu'ils soient favorables à Sanche, et propose des compensations à ses petits-enfants, notamment le royaume de Jaén. Le contexte n'est cependant guère favorable à une issue apaisée. L'opposition croissante du clergé castillan, mais aussi la victoire de Pierre III d'Aragon au cours des Vêpres siciliennes en 1282 font définitivement vaciller le pouvoir d'Alphonse X. Pierre III n'a pas seulement défait les troupes françaises de Charles Ier d'Anjou qui régnait sur l'île depuis 1266, mais, en devenant roi de Sicile, il met fin au projet qui sous-tendait toutes les entreprises d'Alphonse X : être reconnu empereur, comme Alphonse VII, par les différents pouvoirs péninsulaires. En avril 1282, au cours des Cortes de Valladolid convoquées par Sanche, et en présence d'une partie de la famille royale, Alphonse X est destitué.
Le roi s'exile alors à Séville, où il vit jusqu'à sa mort, entouré de quelques fidèles. Là, il entreprend la révision d'une partie de ses oeuvres et compose ses tout derniers écrits. Il commande notamment une ultime réécriture des Siete Partidas, que l'on connaît sous le nom de Setenario, et qui constitue, selon sa volonté, à la fois un « trésor », un « miroir » et un « enseignement ». Ce texte inachevé synthétise l'ensemble des savoirs auxquels il s'est intéressé. Le roi sage meurt le 4 avril 1284 après avoir laissé deux testaments dans lesquels il maudit son fils, le futur Sanche IV. Cette malédiction pesa lourdement sur la légitimité du lignage castillan jusqu'à l'avènement d'Henri II en 1369.
De la légende noire à l'image pieuse
Il faut attendre Charles V, autre roi « sage », qui disposait de certaines oeuvres d'astronomie alphonsine dans sa bibliothèque2, voire François Ier, dans le contexte bien différent de la Renaissance, pour trouver en France un équivalent à la politique culturelle menée par Alphonse X.
Dans l'histoire espagnole, Alphonse X reste une figure ambiguë. Sa postérité oscille entre la vision d'un roi blasphémateur et l'image pieuse d'un souverain progressiste ayant laissé à la Castille un héritage intellectuel unique. La réputation de blasphémateur du roi vient d'un récit qui circula à la toute fin de sa vie, au moment de la rébellion de son fils Sanche, mis en forme dans la Chronique générale de 1344, compilée par Pedro Alfonso de Barcelos, fils du roi Denis Ier de Portugal et arrière-petit-fils d'Alphonse X. Selon ce récit, le roi, entouré de quelques nobles, aurait dit que, s'il avait été présent avec Dieu au commencement du monde, il l'aurait mieux ordonné. Il n'est pas certain que le souverain ait prononcé ces paroles. Sans doute faut-il voir dans ce récit une tentative politique pour ternir son image tout en dénonçant son goût pour les sciences arabes. Cette légende a néanmoins connu un grand succès. Elle a perduré dans les chroniques castillanes, discréditant durablement le lignage du roi.
Au cours des XIVe et XVe siècles les chroniqueurs ajoutent à la légende des épisodes de songes et de visions ; ils en multiplient les témoins et les acteurs. Le récit acquiert une épaisseur nouvelle, qui contribue sans doute à sa fortune. Au XVIe siècle, il inspire au jésuite Juan de Mariana un jugement qui est resté dans les mémoires : « Il contemplait le ciel et observait les étoiles, mais dans le même temps, il perdit la terre et le royaume. » Cette vision d'Alphonse X s'est imposée en Europe comme en Amérique. Dans ses Entretiens sur la pluralité des mondes Fontenelle rappelle encore qu'« un roi de Castille, grand mathématicien, mais apparemment peu dévot, disait que si Dieu l'eût appelé à son conseil, quand il fit le monde, il lui eût donné de bons avis ».
Parallèlement à cette vision sulfureuse, Alphonse X jouit d'une grande aura intellectuelle. A sa mort, il laisse un corpus monumental quoique inachevé. Ses textes sont copiés, imités et diffusés des siècles durant. Ses chroniques constituent un modèle par rapport auquel tous les chroniqueurs postérieurs sont amenés à se définir. Les Siete Partidas, son grand code de lois, sont rééditées et promulguées jusqu'au XIXe siècle, en particulier dans des contextes de crise, en Espagne comme en Amérique latine3. Elles ont servi de source à la Constitution espagnole de 1978, notamment en ce qui concerne l'ordre de succession au trône. Dans le domaine scientifique, les Tables alphonsines ont été traduites, glosées et utilisées un peu partout en Europe. De réputation internationale, l'ouvrage figurait dans la bibliothèque de Copernic. Enfin, sa poésie mariale, mise en musique, fait l'objet de commémorations liturgiques dans quelques cathédrales espagnoles.
Au XVIIIe siècle le travail des sociétés savantes et des académies royales, ainsi que l'entreprise d'inventaire des fonds nationaux menée par la Comisión de Archivos, permettent de prendre la mesure des apports réels d'Alphonse X à l'histoire intellectuelle hispanique. On redécouvre le roi sage, lui prêtant alors l'invention de la langue castillane, qu'il a certes fixée en grande partie - en l'érigeant en langue de culture au détriment du latin - mais dont il n'est pas le premier usager dans la documentation officielle du royaume.
La liste des oeuvres qui lui sont attribuées s'allonge. Alphonse X devient une sorte d'image pieuse, incarnation d'un âge d'or de la pensée espagnole, une « gloire de la nation ». Il fait partie de la galerie de figures médiévales qui, avec le Cid ou les Rois Catholiques, ont nourri l'imaginaire nationaliste du franquisme. Dès 1939 le régime crée l'ordre d'Alphonse X le Sage, une décoration destinée à récompenser l'excellence dans le domaine de la science, de la culture et de l'éducation. Réformé en 1988, cet ordre existe toujours aujourd'hui ; le roi Philippe VI en est le grand maître. Une statue d'Alphonse X, que l'on doit au sculpteur José Alcoverro Amorós, orne les marches de la Bibliothèque nationale d'Espagne depuis 1892, aux côtés de Cervantès, Juan Luis Vives ou Isidore de Séville.
Les études sur Alphonse X se sont grandement développées au cours du XXe siècle. Le roi est devenu une figure à épithètes (l'Historien, le Magicien, l'Astrologue), au risque de brouiller plus encore l'abord de cette personnalité hors du commun. Sa production, ses sources, son mécénat artistique, son iconographie, ses héritiers : autant de sujets de recherche féconds. Parmi ce mare magnum d'études, on retiendra les liens que le souverain entretient avec quelques figures remarquables du Moyen Age. Alphonse X est lié à Saint Louis, fils de sa grand-tante Blanche de Castille, qui lui fit don de quelques ouvrages rares dont la somptueuse Bible de Saint Louis, conservée dans la chapelle royale de Tolède. Ces oeuvres figurent dans son testament. On sait également qu'il reçut à sa cour Brunetto Latini, intellectuel florentin et auteur du Livre du Trésor, qui devint le précepteur de Dante. Il a été suggéré que son séjour à la cour de Castille a grandement influencé sa production, et que la consultation de certains écrits, notamment la traduction du Livre de l'échelle de Mahomet promue par Alphonse X, a eu une influence décisive sur la structure et le contenu de la Divine Comédie.
Note
1. Les gibelins sont les partisans de la suprématie de l'empereur germanique sur celle du pape en Italie.
2. Cf. J.-P. Boudet, « Le modèle du roi sage aux XIIIe et XIVe siècles : Salomon, Alphonse X et Charles V », Revue historique n° 647, 2008/3, pp. 545-566.
3. Cf. J. D. Rodríguez-Velasco, « La urgente presencia de las Siete Partidas », La Corónica, 38 : 2, 2010, pp. 99-135.
L'AUTEUR
Professeur d'espagnol, chargé d'enseignement à l'université Toulouse-Jean-Jaurès, Johan Puigdengolas a soutenu en 2019 sa thèse, « Pour une approche de la pensée alphonsine : le cas du "Setenario" (Castille-León, XIIIe siècle) ».
Décryptage
Spécialiste de l'histoire intellectuelle et de la littérature espagnoles du Moyen Age central, Johan Puigdengolas propose ici, à l'occasion des 800 ans de la naissance d'Alphonse X (1252-1284), de revenir sur son parcours singulier. En retraçant la diffusion et la réception de son oeuvre, il montre comment s'est construite l'image du roi de Castille et de León devenu une figure culturelle incontournable de la mémoire nationale espagnole.
À SAVOIR
Des oeuvres lisibles par tous ses sujets
Contrairement à une idée reçue, Alphonse X n'est pas l'inventeur de la langue castillane, même s'il l'érigea en langue officielle et contribua à l'enrichissement de son vocabulaire. Le castillan est la langue de ses oeuvres scientifiques, historiques et juridiques, tandis que le gallego-portugais est réservé à sa production poétique. Cet usage rendait ses oeuvres lisibles par l'ensemble de ses sujets, mais explique la diffusion limitée de ses oeuvres dans l'Europe latine.
MOTS CLÉS
Cortes
Assemblées représentatives convoquées et présidées par le roi, rassemblant délégués des villes du royaume, de la noblesse et du clergé. En Castille, leurs fonctions sont peu à peu restreintes à un rôle fiscal. Le terme « Cortes » désigne encore aujourd'hui le Parlement espagnol.
Mudéjars
Musulmans d'Espagne passés, après la Reconquête, sous l'autorité des chrétiens.
L'extension du royaume de Castille
Alphonse X accède au trône en 1252 dans la phase finale de la Reconquista contre les Almohades. Il a précédemment contribué aux prises de Murcie et de Séville. Sous son règne, seul l'émirat de Grenade, aux mains des Nasrides, reste musulman, mais devient vassal de la Castille en 1248. A partir de 1275, le roi entretient une guerre larvée contre lui.
MOT CLÉ
Reconquista (Reconquête)
Il s'agit des guerres menées par les royaumes chrétiens pour reprendre l'Espagne aux musulmans. Elle prend de l'ampleur avec la prise de Tolède en 1085 et la victoire décisive de Las Navas de Tolosa en 1212. Elle s'achève pratiquement avec la chute de Séville en 1248. Seules Grenade et sa région résistent jusqu'en 1492.
800 ans !
En Espagne, les célébrations pour les 800 ans de la naissance d'Alphonse X sont coordonnées par un conseil spécial depuis la mairie de Tolède. Plusieurs expositions ont ouvert, notamment à Ourense, sur les Cantigas de Santa María. Une autre se tiendra du 18 novembre 2021 au 13 février 2022 à la Bibliothèque nationale d'Espagne à Madrid (où se trouve la statue ci-contre). En France, des colloques sont organisés, notamment en mars 2022, à l'initiative de Carlos Heusch à l'ENS de Lyon sur la littérature juridique alphonsine. L'effervescence s'est accrue depuis la publication du programme de l'agrégation d'espagnol pour 2022-2023 avec « Savoir et pouvoir dans la Castille médiévale : l'entreprise historiographique et juridique du roi Alphonse X (1252-1284) ».
POUR EN SAVOIR PLUS
S. Escurignan, Une genèse pour l'Espagne. Le récit des origines dans la Estoria de España d'Alphonse X le Sage, e-Spania Books, 2021.
E. Fidalgo (dir.), Alfonso X el Sabio. Cronista y protagonista de su tiempo, San Millán de la Cogolla, Cilengua, 2020.
D. Gregorio (dir.), L'Héritage alphonsin, 800 ans après. El legado alfonsí, 800 años después, L'Harmattan, à paraître.
J. D. Rodríguez-Velasco, Dead Voice. Law, Philosophy, and Fiction in the Iberian Middle Ages, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2021.
H. Salvador Martínez, El humanismo medieval y Alfonso X el Sabio, Madrid, Polifemo, 2016.
Trois projets numériques
Estoria de Espanna Digital sur l'édition numérique d'une des grandes chroniques attribuées à Alphonse X blog.bham.ac.uk/estoriadigital
7 Partidas Digital, qui oeuvre à l'édition et au commentaire du corpus juridique alphonsin 7partidas.hypotheses.org
ALFA, qui s'intéresse à l'héritage alphonsin pour l'astronomie européenne alfa.hypotheses.org
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[article] L'Atelier des CHERCHEURS : Alphonse X, le roi sage [Livres, articles, périodiques] / Johan Puigdengolas, Auteur . - 2021 . - p. 56-61. Langues : Français ( fre) in L'Histoire > N° 488 (Octobre 2021) . - p. 56-61 Mots-clés : | roi Alphonse X Espagne | Note de contenu : |
Le roi de Castille et de León a laissé de lui l'image d'un monarque bien trop occupé à contempler les étoiles pour prêter attention à la conduite de l'État. Il fut en réalité un souverain ambitieux à la tête d'un royaume en pleine expansion au XIIIe siècle.
Contemporain de Saint Louis, Alphonse X, dit « le Sage » ou « le Savant », roi de Castille et de León entre 1252 et 1284, fait partie des souverains qui ont marqué l'Europe médiévale, mais reste pourtant peu connu en France. Son règne, caractérisé par une dynamique politique complexe et une production intellectuelle sans équivalent à l'époque, demeure une véritable pierre angulaire de l'histoire des royaumes ibériques et son héritage fascine encore aujourd'hui philologues et historiens.
Fils du roi Ferdinand III de Castille, Alphonse X naît à Tolède en 1221, au moment de l'étape finale de la reconquête par les chrétiens de la péninsule Ibérique, sous domination islamique depuis 711. Son éducation en Galice alimente son goût pour la langue gallego-portugaise, dans laquelle il compose des poèmes de dévotion mariale, les Cantigas de Santa María, qui forment une sorte d'autobiographie. Le prince s'implique très jeune dans les affaires du royaume. Il joue un rôle décisif dans la prise de Murcie sur les Almohades en 1243 et celle de Séville en 1248. Son accession au trône de Castille en 1252, au lendemain de la reconquête des grandes villes andalouses, l'oblige à composer avec une situation inédite, à savoir des villes entièrement vidées de leur population, mais aussi la présence de sujets musulmans (les mudéjars).
Dans les premières années de son règne il assure donc le repeuplement (repoblación) du sud du royaume en ayant recours, comme ses prédécesseurs, à des chartes de peuplement (cartas pueblas) octroyant aux nouvelles populations, guerrières et paysannes, souvent venues du nord, d'importants privilèges socio-économiques (fueros). Il tente aussi de garantir l'ordre sur ses terres en promulguant deux sommes juridiques, le Fuero real et l'Espéculo, afin de rendre homogènes les lois du royaume. Le Fuero real est appliqué dès 1255 dans un petit nombre de villes nouvellement conquises (Aguilar de Campóo, Peñafiel). En revanche, l'Espéculo reste inachevé, chaque grande ville gardant ses fueros et son autonomie. Les conflits interconfessionnels entre chrétiens, musulmans et Juifs ainsi que la stabilisation des frontières seront des problèmes récurrents de son règne.
Les anciennes capitales d'Al-Andalus regorgent de bibliothèques intactes et de sources inconnues du reste de l'Occident chrétien. Fasciné par ces fonds, le monarque organise et promeut un travail collaboratif entre intellectuels issus des trois cultures, des Juifs et des alfaquis, juristes et médecins musulmans, travaillant avec des clercs chrétiens. Si des entreprises de traduction de l'arabe avaient déjà été menées avant lui, notamment à Tolède dès le XIIe siècle, elles prennent une ampleur sans précédent. Ses équipes ou ateliers traduisent et compilent essentiellement des textes scientifiques (ouvrages d'astronomie, lapidaires - traités sur les pierres précieuses). L'oeuvre originale en arabe est traduite oralement en castillan et mise par écrit dans quelques rares cas en latin (par Jean de Crémone, notaire du roi, ou le religieux Garci Pérez), mais le plus souvent en castillan, ce qui constitue la grande originalité des oeuvres produites dans le scriptorium d'Alphonse X (son atelier de conception et de copistes).
Cette collaboration a longtemps alimenté un mythe : celui d'un Alphonse X à l'esprit laïque. S'il est manifeste que, tout au long de son règne, le monarque s'est affranchi des barrières politiques et religieuses pour ce qui relève de la production culturelle, la législation qu'il met en place, en ligne directe des principes conciliaires de Latran IV (1215), contredit cette apparente tolérance. Ainsi, dans les Siete Partidas, le grand code de lois composé entre 1256 et 1284, il est par exemple précisé qu'un Maure qui entretient des relations intimes avec une « chrétienne vierge » doit être lapidé. Si la femme est une prostituée, il sera « battu de verges en public » la première fois, mis à mort la seconde. De même, le titre XXIV de la dernière partie des Siete Partidas précise les châtiments que subiront les Juifs ayant commis un délit contre les chrétiens.
On suppose toutefois qu'il y eut une différence certaine entre les préceptes légaux et la réalité des faits. Alphonse X fut plus tolérant que d'autres envers les Juifs, puisqu'ils avaient la liberté de culte et la possibilité de vivre parmi les chrétiens. Cette curiosité pour la science arabe et la contribution à son entreprise culturelle d'intellectuels issus des minorités juive et musulmane ont suscité la réticence de ses contemporains et de ses continuateurs.
Contrairement à ce qu'il se passe au XIIIe siècle en Angleterre ou en France, ce n'est pas l'Université, mais la Cour, qui devient sous son règne le centre de la vie intellectuelle du royaume. Autour d'elle gravitent de nombreux troubadours de Provence ou de Portugal, des lettrés venus d'Italie et d'Angleterre. Mû par un souci d'érudition, Alphonse X attire et fédère les forces vives. On lui prête une oeuvre sans équivalent pour son époque. Mécène, concepteur et parfois coauteur des écrits qui lui sont attribués, le roi est à l'origine d'un corpus monumental d'une cinquantaine de textes et de traductions. Cet ensemble couvre tous les domaines du savoir : la poésie et l'hagiographie, l'histoire (Estoria de España, General Estoria), l'astronomie (les Tablas alfonsinas), l'astrologie et l'ésotérisme, le droit ou encore le jeu (Libro del ajedrez, dados y tablas).
S'il est difficile aujourd'hui encore d'interpréter les raisons d'une entreprise intellectuelle d'une telle ampleur, il est certain que la légitimité du pouvoir alphonsin repose sur la sagesse. Pour être un bon roi, il faut être un sage, c'est-à-dire un savant. Alphonse X se place ainsi dans la lignée d'autres rois du XIIIe siècle, notamment l'empereur germanique Frédéric II (1220-1250). Dans les oeuvres rédigées par ses collaborateurs, Alphonse X est lui-même comparé à des modèles de gouvernants guidés par la sagesse, comme Salomon ou Alexandre le Grand. Il reste que sa volonté de créer des oeuvres incluant tous les champs du savoir, capables de s'adresser à l'ensemble de ses sujets et lisibles par eux, c'est-à-dire écrites en castillan ou gallego-portugais, le distingue notablement.
Son oeuvre emblématique est sa somme de droit, les Siete Partidas, déjà évoquée. Réécrite à plusieurs reprises, cette oeuvre est divisée en sept parties, sur le modèle du Digeste de Justinien, chaque livre étant inauguré par une des initiales de son nom (A-L-F-O-N-S-O). Elle fut pensée comme une législation totale potentiellement applicable à des territoires et des sujets au-delà de Castille et lui servit notamment à soutenir ses prétentions au titre impérial, qu'il brigua à partir de 1256.
« Le fait de l'Empire »
Cette année-là, alors que la Cour séjourne à Soria, Alphonse X reçoit la visite d'une ambassade pisane. La cité italienne, acquise au parti des gibelins1, propose sa candidature au trône du Saint Empire, resté vacant depuis la mort de Frédéric II de Hohenstaufen en 1250. Alphonse descend en effet, du côté maternel, de la famille impériale à la fois germanique et byzantine. Le monarque engage alors, et pour près de vingt ans, ce que l'on nomme el fecho del Imperio, « le fait de l'Empire ». Il cherche des appuis partout dans une Europe tiraillée par les guerres qui sévissent dans la péninsule italienne, les rivalités méditerranéennes et l'immixtion de la papauté dans les affaires temporelles. Ce contexte pèse tout autant sur son entreprise que les conflits internes au royaume. En 1264 une révolte des mudéjars gronde à Murcie. Le roi se tourne vers son beau-père Jacques Ier d'Aragon pour l'écraser.
Après de nombreux revers, le roi se lance dans une ultime tentative pour obtenir la couronne impériale. En 1275 il se rend à Beaucaire, près d'Avignon, à la rencontre du pape Grégoire X pour contester l'élection de Rodolphe de Habsbourg. L'entrevue est un échec et inaugure l'annus horribilis de son règne.
Alors qu'il se trouve en France, accaparé par le sujet impérial puis affligé par une maladie contractée à Montpellier, les troupes musulmanes de l'émirat de Grenade, soutenues par les Mérinides, une dynastie d'origine berbère, qui depuis 1269 a renversé les Almohades et contrôle une grande partie du Maghreb, envahissent le royaume. Elles s'installent sporadiquement sur la côte andalouse, plaçant le sud de la péninsule dans un état permanent de guerre larvée ou ouverte. Ferdinand, son fils aîné et héritier du trône, contracte une maladie et meurt en partant à leur rencontre, menaçant encore plus le fragile équilibre politique du royaume castillan.
A son retour tardif quelques mois plus tard en Castille, le roi est contraint de négocier une trêve avec l'ennemi. En outre, sa course à l'Empire a fortement déplu au clergé et à une noblesse privée des butins de la guerre depuis l'achèvement de la Reconquête. En plus de lui reprocher de délaisser la politique intérieure, les nobles critiquent une fiscalité trop pesante et le poids grandissant du roi dans la conduite des affaires du royaume. Privés des avantages et des émoluments liés aux anciens fueros, le clergé et la noblesse ne cachent pas leur mécontentement. Les tensions se cristallisent autour du concept, novateur, de naturalité (naturaleza) porté par Alphonse X. Définie comme un lien indissoluble entre le roi, le peuple et le territoire, la naturalité est un véritable leitmotiv de sa production juridique. Elle trouve un prolongement concret dans les Cortes, dont Alphonse X renforce considérablement le rôle.
En guise de protestation, dès 1272, plusieurs nobles de haut parage décident de se « dénaturaliser » et se déclarent vassaux de l'émir de Grenade. Il faudra au roi beaucoup de diplomatie et de largesses pour regagner ces hommes à sa cause. Après 1275, chaque jour apporte son lot de déconvenues. Alphonse X doit faire face aux prétentions de son second fils Sanche qui, fort de l'aura acquise en l'absence de son père, souhaite bouleverser l'ordre de succession en devenant l'héritier du trône en lieu et place de ses neveux, les fils de son frère Ferdinand de la Cerda. Violante, l'épouse d'Alphonse X, quitte le royaume avec les héritiers légitimes et cherche des appuis en Aragon puis en France. Le roi tente à plusieurs reprises de concilier les deux parties. Il fait réécrire les textes juridiques, afin qu'ils soient favorables à Sanche, et propose des compensations à ses petits-enfants, notamment le royaume de Jaén. Le contexte n'est cependant guère favorable à une issue apaisée. L'opposition croissante du clergé castillan, mais aussi la victoire de Pierre III d'Aragon au cours des Vêpres siciliennes en 1282 font définitivement vaciller le pouvoir d'Alphonse X. Pierre III n'a pas seulement défait les troupes françaises de Charles Ier d'Anjou qui régnait sur l'île depuis 1266, mais, en devenant roi de Sicile, il met fin au projet qui sous-tendait toutes les entreprises d'Alphonse X : être reconnu empereur, comme Alphonse VII, par les différents pouvoirs péninsulaires. En avril 1282, au cours des Cortes de Valladolid convoquées par Sanche, et en présence d'une partie de la famille royale, Alphonse X est destitué.
Le roi s'exile alors à Séville, où il vit jusqu'à sa mort, entouré de quelques fidèles. Là, il entreprend la révision d'une partie de ses oeuvres et compose ses tout derniers écrits. Il commande notamment une ultime réécriture des Siete Partidas, que l'on connaît sous le nom de Setenario, et qui constitue, selon sa volonté, à la fois un « trésor », un « miroir » et un « enseignement ». Ce texte inachevé synthétise l'ensemble des savoirs auxquels il s'est intéressé. Le roi sage meurt le 4 avril 1284 après avoir laissé deux testaments dans lesquels il maudit son fils, le futur Sanche IV. Cette malédiction pesa lourdement sur la légitimité du lignage castillan jusqu'à l'avènement d'Henri II en 1369.
De la légende noire à l'image pieuse
Il faut attendre Charles V, autre roi « sage », qui disposait de certaines oeuvres d'astronomie alphonsine dans sa bibliothèque2, voire François Ier, dans le contexte bien différent de la Renaissance, pour trouver en France un équivalent à la politique culturelle menée par Alphonse X.
Dans l'histoire espagnole, Alphonse X reste une figure ambiguë. Sa postérité oscille entre la vision d'un roi blasphémateur et l'image pieuse d'un souverain progressiste ayant laissé à la Castille un héritage intellectuel unique. La réputation de blasphémateur du roi vient d'un récit qui circula à la toute fin de sa vie, au moment de la rébellion de son fils Sanche, mis en forme dans la Chronique générale de 1344, compilée par Pedro Alfonso de Barcelos, fils du roi Denis Ier de Portugal et arrière-petit-fils d'Alphonse X. Selon ce récit, le roi, entouré de quelques nobles, aurait dit que, s'il avait été présent avec Dieu au commencement du monde, il l'aurait mieux ordonné. Il n'est pas certain que le souverain ait prononcé ces paroles. Sans doute faut-il voir dans ce récit une tentative politique pour ternir son image tout en dénonçant son goût pour les sciences arabes. Cette légende a néanmoins connu un grand succès. Elle a perduré dans les chroniques castillanes, discréditant durablement le lignage du roi.
Au cours des XIVe et XVe siècles les chroniqueurs ajoutent à la légende des épisodes de songes et de visions ; ils en multiplient les témoins et les acteurs. Le récit acquiert une épaisseur nouvelle, qui contribue sans doute à sa fortune. Au XVIe siècle, il inspire au jésuite Juan de Mariana un jugement qui est resté dans les mémoires : « Il contemplait le ciel et observait les étoiles, mais dans le même temps, il perdit la terre et le royaume. » Cette vision d'Alphonse X s'est imposée en Europe comme en Amérique. Dans ses Entretiens sur la pluralité des mondes Fontenelle rappelle encore qu'« un roi de Castille, grand mathématicien, mais apparemment peu dévot, disait que si Dieu l'eût appelé à son conseil, quand il fit le monde, il lui eût donné de bons avis ».
Parallèlement à cette vision sulfureuse, Alphonse X jouit d'une grande aura intellectuelle. A sa mort, il laisse un corpus monumental quoique inachevé. Ses textes sont copiés, imités et diffusés des siècles durant. Ses chroniques constituent un modèle par rapport auquel tous les chroniqueurs postérieurs sont amenés à se définir. Les Siete Partidas, son grand code de lois, sont rééditées et promulguées jusqu'au XIXe siècle, en particulier dans des contextes de crise, en Espagne comme en Amérique latine3. Elles ont servi de source à la Constitution espagnole de 1978, notamment en ce qui concerne l'ordre de succession au trône. Dans le domaine scientifique, les Tables alphonsines ont été traduites, glosées et utilisées un peu partout en Europe. De réputation internationale, l'ouvrage figurait dans la bibliothèque de Copernic. Enfin, sa poésie mariale, mise en musique, fait l'objet de commémorations liturgiques dans quelques cathédrales espagnoles.
Au XVIIIe siècle le travail des sociétés savantes et des académies royales, ainsi que l'entreprise d'inventaire des fonds nationaux menée par la Comisión de Archivos, permettent de prendre la mesure des apports réels d'Alphonse X à l'histoire intellectuelle hispanique. On redécouvre le roi sage, lui prêtant alors l'invention de la langue castillane, qu'il a certes fixée en grande partie - en l'érigeant en langue de culture au détriment du latin - mais dont il n'est pas le premier usager dans la documentation officielle du royaume.
La liste des oeuvres qui lui sont attribuées s'allonge. Alphonse X devient une sorte d'image pieuse, incarnation d'un âge d'or de la pensée espagnole, une « gloire de la nation ». Il fait partie de la galerie de figures médiévales qui, avec le Cid ou les Rois Catholiques, ont nourri l'imaginaire nationaliste du franquisme. Dès 1939 le régime crée l'ordre d'Alphonse X le Sage, une décoration destinée à récompenser l'excellence dans le domaine de la science, de la culture et de l'éducation. Réformé en 1988, cet ordre existe toujours aujourd'hui ; le roi Philippe VI en est le grand maître. Une statue d'Alphonse X, que l'on doit au sculpteur José Alcoverro Amorós, orne les marches de la Bibliothèque nationale d'Espagne depuis 1892, aux côtés de Cervantès, Juan Luis Vives ou Isidore de Séville.
Les études sur Alphonse X se sont grandement développées au cours du XXe siècle. Le roi est devenu une figure à épithètes (l'Historien, le Magicien, l'Astrologue), au risque de brouiller plus encore l'abord de cette personnalité hors du commun. Sa production, ses sources, son mécénat artistique, son iconographie, ses héritiers : autant de sujets de recherche féconds. Parmi ce mare magnum d'études, on retiendra les liens que le souverain entretient avec quelques figures remarquables du Moyen Age. Alphonse X est lié à Saint Louis, fils de sa grand-tante Blanche de Castille, qui lui fit don de quelques ouvrages rares dont la somptueuse Bible de Saint Louis, conservée dans la chapelle royale de Tolède. Ces oeuvres figurent dans son testament. On sait également qu'il reçut à sa cour Brunetto Latini, intellectuel florentin et auteur du Livre du Trésor, qui devint le précepteur de Dante. Il a été suggéré que son séjour à la cour de Castille a grandement influencé sa production, et que la consultation de certains écrits, notamment la traduction du Livre de l'échelle de Mahomet promue par Alphonse X, a eu une influence décisive sur la structure et le contenu de la Divine Comédie.
Note
1. Les gibelins sont les partisans de la suprématie de l'empereur germanique sur celle du pape en Italie.
2. Cf. J.-P. Boudet, « Le modèle du roi sage aux XIIIe et XIVe siècles : Salomon, Alphonse X et Charles V », Revue historique n° 647, 2008/3, pp. 545-566.
3. Cf. J. D. Rodríguez-Velasco, « La urgente presencia de las Siete Partidas », La Corónica, 38 : 2, 2010, pp. 99-135.
L'AUTEUR
Professeur d'espagnol, chargé d'enseignement à l'université Toulouse-Jean-Jaurès, Johan Puigdengolas a soutenu en 2019 sa thèse, « Pour une approche de la pensée alphonsine : le cas du "Setenario" (Castille-León, XIIIe siècle) ».
Décryptage
Spécialiste de l'histoire intellectuelle et de la littérature espagnoles du Moyen Age central, Johan Puigdengolas propose ici, à l'occasion des 800 ans de la naissance d'Alphonse X (1252-1284), de revenir sur son parcours singulier. En retraçant la diffusion et la réception de son oeuvre, il montre comment s'est construite l'image du roi de Castille et de León devenu une figure culturelle incontournable de la mémoire nationale espagnole.
À SAVOIR
Des oeuvres lisibles par tous ses sujets
Contrairement à une idée reçue, Alphonse X n'est pas l'inventeur de la langue castillane, même s'il l'érigea en langue officielle et contribua à l'enrichissement de son vocabulaire. Le castillan est la langue de ses oeuvres scientifiques, historiques et juridiques, tandis que le gallego-portugais est réservé à sa production poétique. Cet usage rendait ses oeuvres lisibles par l'ensemble de ses sujets, mais explique la diffusion limitée de ses oeuvres dans l'Europe latine.
MOTS CLÉS
Cortes
Assemblées représentatives convoquées et présidées par le roi, rassemblant délégués des villes du royaume, de la noblesse et du clergé. En Castille, leurs fonctions sont peu à peu restreintes à un rôle fiscal. Le terme « Cortes » désigne encore aujourd'hui le Parlement espagnol.
Mudéjars
Musulmans d'Espagne passés, après la Reconquête, sous l'autorité des chrétiens.
L'extension du royaume de Castille
Alphonse X accède au trône en 1252 dans la phase finale de la Reconquista contre les Almohades. Il a précédemment contribué aux prises de Murcie et de Séville. Sous son règne, seul l'émirat de Grenade, aux mains des Nasrides, reste musulman, mais devient vassal de la Castille en 1248. A partir de 1275, le roi entretient une guerre larvée contre lui.
MOT CLÉ
Reconquista (Reconquête)
Il s'agit des guerres menées par les royaumes chrétiens pour reprendre l'Espagne aux musulmans. Elle prend de l'ampleur avec la prise de Tolède en 1085 et la victoire décisive de Las Navas de Tolosa en 1212. Elle s'achève pratiquement avec la chute de Séville en 1248. Seules Grenade et sa région résistent jusqu'en 1492.
800 ans !
En Espagne, les célébrations pour les 800 ans de la naissance d'Alphonse X sont coordonnées par un conseil spécial depuis la mairie de Tolède. Plusieurs expositions ont ouvert, notamment à Ourense, sur les Cantigas de Santa María. Une autre se tiendra du 18 novembre 2021 au 13 février 2022 à la Bibliothèque nationale d'Espagne à Madrid (où se trouve la statue ci-contre). En France, des colloques sont organisés, notamment en mars 2022, à l'initiative de Carlos Heusch à l'ENS de Lyon sur la littérature juridique alphonsine. L'effervescence s'est accrue depuis la publication du programme de l'agrégation d'espagnol pour 2022-2023 avec « Savoir et pouvoir dans la Castille médiévale : l'entreprise historiographique et juridique du roi Alphonse X (1252-1284) ».
POUR EN SAVOIR PLUS
S. Escurignan, Une genèse pour l'Espagne. Le récit des origines dans la Estoria de España d'Alphonse X le Sage, e-Spania Books, 2021.
E. Fidalgo (dir.), Alfonso X el Sabio. Cronista y protagonista de su tiempo, San Millán de la Cogolla, Cilengua, 2020.
D. Gregorio (dir.), L'Héritage alphonsin, 800 ans après. El legado alfonsí, 800 años después, L'Harmattan, à paraître.
J. D. Rodríguez-Velasco, Dead Voice. Law, Philosophy, and Fiction in the Iberian Middle Ages, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2021.
H. Salvador Martínez, El humanismo medieval y Alfonso X el Sabio, Madrid, Polifemo, 2016.
Trois projets numériques
Estoria de Espanna Digital sur l'édition numérique d'une des grandes chroniques attribuées à Alphonse X blog.bham.ac.uk/estoriadigital
7 Partidas Digital, qui oeuvre à l'édition et au commentaire du corpus juridique alphonsin 7partidas.hypotheses.org
ALFA, qui s'intéresse à l'héritage alphonsin pour l'astronomie européenne alfa.hypotheses.org
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