[n° ou bulletin] est un bulletin de / François DortierTitre : | 269 - Avril 2015 - Vieillir pour ou contre? : Vieillir pour ou contre? | Type de document : | Livres, articles, périodiques | Année de publication : | 2015 | Langues : | Français (fre) | Résumé : |
Editorial:
Je deviens vieux. Ce sont mes mains qui me le disent. Avant, j’aimais entendre dire : « Tu as de belles mains. » Et c’est vrai que je les trouvais belles. Mais depuis quelque temps une petite tâche est apparue sur le dos de ma main gauche. Je ne voudrais pas la voir, mais elle est là. Et le dessus de mes mains commence à se friper comme celle de mes parents quand j’ai commencé à les trouver vieux.
Mon tour est arrivé : je deviens vieux.
Je deviens vieux parce que je vais avoir 60 ans l’an prochain.
Je deviens vieux parce que je suis grand-père depuis six mois.
Je deviens vieux parce que l’autre jour une personne a eu l’indélicatesse de me dire : « Tu n’es pas encore à la retraite ? »
Je deviens vieux parce que quand je vois les gens de mon âge, je les trouve vieux.
Je deviens vieux parce je commence à penser que le temps m’est compté.
Je deviens vieux et ça me désole, m’accable, me révolte, ça me fait honte. Pour tout dire : ça m’emmerde.
Bien des gens de mon âge refusent de vieillir et éprouvent ce sentiment de divorce entre leur âge réel et ce qu’ils ressentent intérieurement. On entend dire : « Dans ma tête je suis toujours jeune. » Marc Augé vient d’écrire de très belles choses sur le sujet dans Une ethnologie de soi (2014). Ce sentiment de décalage entre son âge réel et son âge intime constitue une double énigme pour les sciences humaines.
Les théories de la « cognition incarnée » soutiennent que la conscience et le corps forment un tout : mais alors pourquoi mon corps et mon esprit ne parlent-ils pas d’une même voix ? L’un est vieux, l’autre se sent jeune… Et si notre identité n’était qu’un « moi social » intériorisé, comme le prétendent certaines théories sociologiques ? Comment expliquer alors ce hiatus entre l’image que les autres vous renvoient et ce que vous ressentez à l’intérieur ?
Tout se passe comme si un egotapi au fond de soi refusait de s’identifier complètement à son être social comme à son corps physique. Il y a là de quoi méditer sur les sources de notre identité. Ce quelque chose au fond de moi qui se révolte contre ma condition : difficile d’en percer la nature exacte. Est-ce une illusion, un mythe intérieur, un déni de réalité, un mécanisme de défense, une façon de se mentir à soi-même ?
Qu’importe ! Même automystificatrice, cette flamme intérieure pourrait être une ressource vitale. On sait aujourd’hui que le moyen le plus sûr de retarder le vieillissement est de rester actif : maintenir des activités physiques, sociales et intellectuelles. Rester au contact du monde, bouger, agir, s’activer… « Tout ce qui ne se régénère pas dégénère », écrit Edgar Morin. Les humains possèdent cette capacité à nier ce qu’ils ont vraiment pour tenter de se transformer, s’élever au-dessus de leur condition. Arrivé à un certain âge, ce penchant pourrait consister à refuser de régresser, s’avachir, s’amoindrir. Pour tout dire, refuser de « sombrer corps et âme ».
Dans l’absolu, c’est un combat perdu d’avance car vieillir est un mal incurable. Mais si une étrange folie peut nous aider à retarder le mal, pourquoi pas la retourner à son profit ?
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[n° ou bulletin] est un bulletin de / François Dortier269 - Avril 2015 - Vieillir pour ou contre? : Vieillir pour ou contre? [Livres, articles, périodiques] . - 2015. Langues : Français ( fre) Résumé : |
Editorial:
Je deviens vieux. Ce sont mes mains qui me le disent. Avant, j’aimais entendre dire : « Tu as de belles mains. » Et c’est vrai que je les trouvais belles. Mais depuis quelque temps une petite tâche est apparue sur le dos de ma main gauche. Je ne voudrais pas la voir, mais elle est là. Et le dessus de mes mains commence à se friper comme celle de mes parents quand j’ai commencé à les trouver vieux.
Mon tour est arrivé : je deviens vieux.
Je deviens vieux parce que je vais avoir 60 ans l’an prochain.
Je deviens vieux parce que je suis grand-père depuis six mois.
Je deviens vieux parce que l’autre jour une personne a eu l’indélicatesse de me dire : « Tu n’es pas encore à la retraite ? »
Je deviens vieux parce que quand je vois les gens de mon âge, je les trouve vieux.
Je deviens vieux parce je commence à penser que le temps m’est compté.
Je deviens vieux et ça me désole, m’accable, me révolte, ça me fait honte. Pour tout dire : ça m’emmerde.
Bien des gens de mon âge refusent de vieillir et éprouvent ce sentiment de divorce entre leur âge réel et ce qu’ils ressentent intérieurement. On entend dire : « Dans ma tête je suis toujours jeune. » Marc Augé vient d’écrire de très belles choses sur le sujet dans Une ethnologie de soi (2014). Ce sentiment de décalage entre son âge réel et son âge intime constitue une double énigme pour les sciences humaines.
Les théories de la « cognition incarnée » soutiennent que la conscience et le corps forment un tout : mais alors pourquoi mon corps et mon esprit ne parlent-ils pas d’une même voix ? L’un est vieux, l’autre se sent jeune… Et si notre identité n’était qu’un « moi social » intériorisé, comme le prétendent certaines théories sociologiques ? Comment expliquer alors ce hiatus entre l’image que les autres vous renvoient et ce que vous ressentez à l’intérieur ?
Tout se passe comme si un egotapi au fond de soi refusait de s’identifier complètement à son être social comme à son corps physique. Il y a là de quoi méditer sur les sources de notre identité. Ce quelque chose au fond de moi qui se révolte contre ma condition : difficile d’en percer la nature exacte. Est-ce une illusion, un mythe intérieur, un déni de réalité, un mécanisme de défense, une façon de se mentir à soi-même ?
Qu’importe ! Même automystificatrice, cette flamme intérieure pourrait être une ressource vitale. On sait aujourd’hui que le moyen le plus sûr de retarder le vieillissement est de rester actif : maintenir des activités physiques, sociales et intellectuelles. Rester au contact du monde, bouger, agir, s’activer… « Tout ce qui ne se régénère pas dégénère », écrit Edgar Morin. Les humains possèdent cette capacité à nier ce qu’ils ont vraiment pour tenter de se transformer, s’élever au-dessus de leur condition. Arrivé à un certain âge, ce penchant pourrait consister à refuser de régresser, s’avachir, s’amoindrir. Pour tout dire, refuser de « sombrer corps et âme ».
Dans l’absolu, c’est un combat perdu d’avance car vieillir est un mal incurable. Mais si une étrange folie peut nous aider à retarder le mal, pourquoi pas la retourner à son profit ?
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