[article] in L'Histoire > N° 503 (Janvier 2023) . - p. 91 Titre : | Guide des Classiques : « Nous n'avons jamais été modernes » de Bruno Latour | Type de document : | Livres, articles, périodiques | Auteurs : | Emmanuelle LOYER, Auteur | Année de publication : | 2023 | Article en page(s) : | p. 91 | Langues : | Français (fre) | Mots-clés : | lecture classique sociétés occidentales régime opposition | Note de contenu : | Dans un essai novateur et incisif publié en 1991, le philosophe remettait en question la représentation que les sociétés occidentales se font d'elles-mêmes.
La thèse
Partie d'une enquête de sociologie des sciences, la réflexion théorique de Bruno Latour en reprend les acquis pour démontrer que les catégories opposées de nature et de culture, avec tous les couples conceptuels qui les accompagnent (chose/représentation, non-humain/humain, matière/idée), ne permettent pas d'appréhender la réalité fondamentalement intriquée des Modernes. La séparation critique manque en particulier les histoires mélangées de sciences et de société que révèlent les « objets hybrides » peuplant notre monde surtout depuis les révolutions industrielles : de la pompe à air à la lampe à incandescence d'Edison, des bactéries de l'anthrax de Pasteur à la centrale nucléaire.
Ce premier « grand partage » en engage un second, entre « eux » et « nous » : entre la « pensée sauvage » où tout est lié et la pensée moderne qui isole les sphères et les hiérarchise (les « lois » de la nature vs la liberté de l'action humaine). Seule une véritable « anthropologie symétrique » permettrait de poser le regard éloigné de l'ethnologue sur les sociétés modernes. On verrait alors surgir ce constat : « Nous n'avons, en fait, jamais été modernes et nous continuerons à ne pas l'être. » Même la science, totem de la pensée rationaliste moderne, est faite d'approximations, de bricolages et de controverses historiques. Et aujourd'hui autant qu'hier, « nous aussi, nous avons peur que le ciel nous tombe sur la tête ». Pensant s'émanciper du passé par des révolutions politiques et scientifiques, les Modernes voudraient l'abolir, forçats volontaires du Progrès obligé. Ce faisant, ils s'illusionnent sur la linéaire « flèche du temps » et sur eux-mêmes car chacun mélange tous les temps, non seulement les bédouins utilisant les seaux en plastique comme les outres traditionnelles, mais aussi les Occidentaux contemporains écrivant au stylo à plume autant qu'à l'ordinateur. Ni antimoderne ni post-moderne, la pensée latourienne se veut résolument non moderne.
Ce qu'il en reste
Le nouveau régime climatique et la récente crise sanitaire ont validé une proposition théorique et politique qui clôturait le livre : la multiplication des « actants » à côté des humains, c'est-à-dire les non-humains, les animaux, les végétaux, les virus (déjà !) mais aussi la Terre elle-même, rebaptisée « Gaïa », et la nécessité de les représenter politiquement. Ce « parlement des choses », permettant de doter un fleuve ou une forêt d'une identité juridique et conduisant aussi à privilégier les « attachements » (à la logique d'affranchissement) avec les divers « terriens » forcés de cohabiter, inspire partout de nombreux collectifs de militants et d'artistes. Non seulement l'anthropologie latourienne refonde la pensée écologique, mais elle reconfigure entièrement la philosophie politique et ses principaux concepts (liberté/égalité) à partir de l'enjeu écologique contemporain.
Emmanuelle Loyer est professeure d'histoire contemporaine à Sciences Po Paris.
Bruno Latour
Né en 1947 dans une famille bourguignonne de négociants en vin, Bruno Latour, agrégé de philosophie, mort en octobre 2022, se démarque par plus d'un trait du portrait de l'intellectuel français de sa génération. D'une part, c'est un catholique qui soutiendra une thèse en théologie ; d'autre part, il s'intéresse aux sciences et techniques autant qu'aux spéculations idéelles. Tôt dans sa vie, il pratique l'anthropologie symétrique puisque, après un premier terrain en Côte d'Ivoire, il part étudier plusieurs années la « vie de laboratoire » dans un centre de neuroendocrinologie en Californie. Politiquement inclassable, il est un électron libre d'abord reconnu aux États-Unis (il y publie ses premiers travaux de sociologie des sciences en anglais). Il sera longtemps boudé en France où il est débouté des grandes institutions - EHESS, Collège de France. Il s'installe à l'École des mines en 1982, puis, à partir de 2006, à Sciences Po. A cette date, c'est déjà le savant français le plus cité dans le monde académique à l'échelle internationale.
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[article] Guide des Classiques : « Nous n'avons jamais été modernes » de Bruno Latour [Livres, articles, périodiques] / Emmanuelle LOYER, Auteur . - 2023 . - p. 91. Langues : Français ( fre) in L'Histoire > N° 503 (Janvier 2023) . - p. 91 Mots-clés : | lecture classique sociétés occidentales régime opposition | Note de contenu : | Dans un essai novateur et incisif publié en 1991, le philosophe remettait en question la représentation que les sociétés occidentales se font d'elles-mêmes.
La thèse
Partie d'une enquête de sociologie des sciences, la réflexion théorique de Bruno Latour en reprend les acquis pour démontrer que les catégories opposées de nature et de culture, avec tous les couples conceptuels qui les accompagnent (chose/représentation, non-humain/humain, matière/idée), ne permettent pas d'appréhender la réalité fondamentalement intriquée des Modernes. La séparation critique manque en particulier les histoires mélangées de sciences et de société que révèlent les « objets hybrides » peuplant notre monde surtout depuis les révolutions industrielles : de la pompe à air à la lampe à incandescence d'Edison, des bactéries de l'anthrax de Pasteur à la centrale nucléaire.
Ce premier « grand partage » en engage un second, entre « eux » et « nous » : entre la « pensée sauvage » où tout est lié et la pensée moderne qui isole les sphères et les hiérarchise (les « lois » de la nature vs la liberté de l'action humaine). Seule une véritable « anthropologie symétrique » permettrait de poser le regard éloigné de l'ethnologue sur les sociétés modernes. On verrait alors surgir ce constat : « Nous n'avons, en fait, jamais été modernes et nous continuerons à ne pas l'être. » Même la science, totem de la pensée rationaliste moderne, est faite d'approximations, de bricolages et de controverses historiques. Et aujourd'hui autant qu'hier, « nous aussi, nous avons peur que le ciel nous tombe sur la tête ». Pensant s'émanciper du passé par des révolutions politiques et scientifiques, les Modernes voudraient l'abolir, forçats volontaires du Progrès obligé. Ce faisant, ils s'illusionnent sur la linéaire « flèche du temps » et sur eux-mêmes car chacun mélange tous les temps, non seulement les bédouins utilisant les seaux en plastique comme les outres traditionnelles, mais aussi les Occidentaux contemporains écrivant au stylo à plume autant qu'à l'ordinateur. Ni antimoderne ni post-moderne, la pensée latourienne se veut résolument non moderne.
Ce qu'il en reste
Le nouveau régime climatique et la récente crise sanitaire ont validé une proposition théorique et politique qui clôturait le livre : la multiplication des « actants » à côté des humains, c'est-à-dire les non-humains, les animaux, les végétaux, les virus (déjà !) mais aussi la Terre elle-même, rebaptisée « Gaïa », et la nécessité de les représenter politiquement. Ce « parlement des choses », permettant de doter un fleuve ou une forêt d'une identité juridique et conduisant aussi à privilégier les « attachements » (à la logique d'affranchissement) avec les divers « terriens » forcés de cohabiter, inspire partout de nombreux collectifs de militants et d'artistes. Non seulement l'anthropologie latourienne refonde la pensée écologique, mais elle reconfigure entièrement la philosophie politique et ses principaux concepts (liberté/égalité) à partir de l'enjeu écologique contemporain.
Emmanuelle Loyer est professeure d'histoire contemporaine à Sciences Po Paris.
Bruno Latour
Né en 1947 dans une famille bourguignonne de négociants en vin, Bruno Latour, agrégé de philosophie, mort en octobre 2022, se démarque par plus d'un trait du portrait de l'intellectuel français de sa génération. D'une part, c'est un catholique qui soutiendra une thèse en théologie ; d'autre part, il s'intéresse aux sciences et techniques autant qu'aux spéculations idéelles. Tôt dans sa vie, il pratique l'anthropologie symétrique puisque, après un premier terrain en Côte d'Ivoire, il part étudier plusieurs années la « vie de laboratoire » dans un centre de neuroendocrinologie en Californie. Politiquement inclassable, il est un électron libre d'abord reconnu aux États-Unis (il y publie ses premiers travaux de sociologie des sciences en anglais). Il sera longtemps boudé en France où il est débouté des grandes institutions - EHESS, Collège de France. Il s'installe à l'École des mines en 1982, puis, à partir de 2006, à Sciences Po. A cette date, c'est déjà le savant français le plus cité dans le monde académique à l'échelle internationale.
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