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Auteur Pierre ASSOULINE
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Faire une suggestion Affiner la rechercheCarte blanche : 500 numéros... déjà ! / Pierre ASSOULINE in L'Histoire, N° 500 (Octobre 2022)
[article]
in L'Histoire > N° 500 (Octobre 2022) . - p. 98
Titre : Carte blanche : 500 numéros... déjà ! Type de document : Livres, articles, périodiques Auteurs : Pierre ASSOULINE, Auteur Année de publication : 2022 Article en page(s) : p. 98 Langues : Français (fre) Mots-clés : Pierre Assouline fidélité lecteurs n° 500 Note de contenu : La fidélité de nos lecteurs a assuré la longévité de notre titre.
Cela fait 500 numéros que l'on débat de cette question existentielle : sommes-nous une revue ou un magazine ? Cinq cents numéros que l'on dispute, à chacun de nos anniversaires, de l'art et de la manière de se souvenir sans s'autocélébrer. Cinq cents numéros que l'on veut à tout prix écarter toute crispation commémorative. Cinq cents numéros que l'on a bravé suffisamment de tempêtes pour se sentir plus fort encore dans la perspective de toutes celles qui menacent la presse. Et maintenant que le n° 500 est entre vos mains, on se demande bien ce que l'on va pouvoir inventer pour le n° 600...
A L'Histoire, les chiffres ronds sonnent comme un rappel. Que faire pour fêter ça ? Parfois, un éditorial. Le plus souvent une simple pastille en couverture. Une fois même, rien du tout, comme pour le n° 300 entièrement consacré à la Chine (mais il est vrai que 300 numéros pèsent de peu de poids face à deux mille ans d'empire). N'y voyez pas de la désinvolture ou une fausse modestie mal placée. Plutôt une difficulté, sinon un certain malaise, à l'idée d'affronter l'histoire de L'Histoire. Un paradoxe en un temps où l'ego-histoire est désormais un genre en soi. Un manque de recul non dans le temps, mais dans l'espace : nous sommes trop près de nous-mêmes pour en juger. Pourtant, étant entendu que tout satisfecit se doit d'être critique (« Peut mieux faire ! »), il y a de quoi être fier de l'oeuvre accomplie. Variété des sujets, qualité des contributions, diversité des signatures, fidélité des lecteurs, constance de l'équipe rédactionnelle d'une génération l'autre... Chaque mois, nous sommes avant vous les tout premiers lecteurs de L'Histoire. Comme le disait l'écrivain argentin Jorge Luis Borges : « Que d'autres se flattent de ce qu'ils ont écrit, moi je suis fier de ce que j'ai lu. » Car il y a de quoi.
Le n° 100 de L'Histoire, paru en mai 1987, est une borne intéressante. A l'époque, un grand sondage avait été commandé et il portait « naturellement » sur « Les Français et leur histoire ». Depuis, l'eau a coulé sous les ponts et, tout aussi « naturellement », signe des temps mondialisés, notre nouveau sondage s'intitule « Les Français et l'histoire ». Bien plus qu'une nuance. Pour ce fameux n° 100, l'éditorial avait été confié à René Rémond, alors directeur de la vénérable Revue historique, président de l'Institut d'histoire du temps présent et de la Fondation nationale des sciences politiques. En tête de son article, il écrivait ceci : « Pour une revue, eu égard à la précarité qui est le sort commun en ce secteur, c'est l'entrée dans la force de l'âge. » Que dire alors trente-cinq ans plus tard !
Malgré la situation générale, nous ne sommes pas subclaquants, loin de là : 56 071 exemplaires chaque mois de diffusion totale France et étranger ; un nombre d'abonnés qui a dépassé le cap des 40 000, auxquels il faut ajouter environ 2 000 abonnés numériques - sans parler de l'audience du site (plus de 300 000 visites mensuelles en moyenne), nos abonnés à Twitter (43 000) ou à Facebook (22 000). Des chiffres en progression depuis plusieurs années, sans que L'Histoire ait en rien cédé sur ses principes, ses valeurs et son exigence, ce qui incline à un optimisme dénué de triomphalisme. Comment ne pas se sentir encouragé lorsque, à la question « Faites-vous confiance aux sources d'information suivantes ? », 84 % des personnes interrogées répondent : « Les articles de la presse spécialisée » (cf. p. 12) ?
Et comme il n'a fallu que quarante-quatre ans pour fabriquer 500 numéros, rendez-vous est pris pour 2066 afin de fêter le n° 1 000. De quoi nous laisser le temps de disputer de notre qualité de revue ou de magazine comme du sexe des anges. La vieille garde des rédacteurs et des lecteurs de L'Histoire peut d'ores et déjà s'adresser à la génération qui lui succédera en lui lançant, sur un air de défi, comme on le fait il est vrai plus souvent dans les bistros que dans les rédactions : « Remettez-nous ça ! »
Pierre Assouline est membre du comité scientifique de L'Histoire, il vient de publier Le Paquebot (Gallimard, 2022).
[article] Carte blanche : 500 numéros... déjà ! [Livres, articles, périodiques] / Pierre ASSOULINE, Auteur . - 2022 . - p. 98.
Langues : Français (fre)
in L'Histoire > N° 500 (Octobre 2022) . - p. 98
Mots-clés : Pierre Assouline fidélité lecteurs n° 500 Note de contenu : La fidélité de nos lecteurs a assuré la longévité de notre titre.
Cela fait 500 numéros que l'on débat de cette question existentielle : sommes-nous une revue ou un magazine ? Cinq cents numéros que l'on dispute, à chacun de nos anniversaires, de l'art et de la manière de se souvenir sans s'autocélébrer. Cinq cents numéros que l'on veut à tout prix écarter toute crispation commémorative. Cinq cents numéros que l'on a bravé suffisamment de tempêtes pour se sentir plus fort encore dans la perspective de toutes celles qui menacent la presse. Et maintenant que le n° 500 est entre vos mains, on se demande bien ce que l'on va pouvoir inventer pour le n° 600...
A L'Histoire, les chiffres ronds sonnent comme un rappel. Que faire pour fêter ça ? Parfois, un éditorial. Le plus souvent une simple pastille en couverture. Une fois même, rien du tout, comme pour le n° 300 entièrement consacré à la Chine (mais il est vrai que 300 numéros pèsent de peu de poids face à deux mille ans d'empire). N'y voyez pas de la désinvolture ou une fausse modestie mal placée. Plutôt une difficulté, sinon un certain malaise, à l'idée d'affronter l'histoire de L'Histoire. Un paradoxe en un temps où l'ego-histoire est désormais un genre en soi. Un manque de recul non dans le temps, mais dans l'espace : nous sommes trop près de nous-mêmes pour en juger. Pourtant, étant entendu que tout satisfecit se doit d'être critique (« Peut mieux faire ! »), il y a de quoi être fier de l'oeuvre accomplie. Variété des sujets, qualité des contributions, diversité des signatures, fidélité des lecteurs, constance de l'équipe rédactionnelle d'une génération l'autre... Chaque mois, nous sommes avant vous les tout premiers lecteurs de L'Histoire. Comme le disait l'écrivain argentin Jorge Luis Borges : « Que d'autres se flattent de ce qu'ils ont écrit, moi je suis fier de ce que j'ai lu. » Car il y a de quoi.
Le n° 100 de L'Histoire, paru en mai 1987, est une borne intéressante. A l'époque, un grand sondage avait été commandé et il portait « naturellement » sur « Les Français et leur histoire ». Depuis, l'eau a coulé sous les ponts et, tout aussi « naturellement », signe des temps mondialisés, notre nouveau sondage s'intitule « Les Français et l'histoire ». Bien plus qu'une nuance. Pour ce fameux n° 100, l'éditorial avait été confié à René Rémond, alors directeur de la vénérable Revue historique, président de l'Institut d'histoire du temps présent et de la Fondation nationale des sciences politiques. En tête de son article, il écrivait ceci : « Pour une revue, eu égard à la précarité qui est le sort commun en ce secteur, c'est l'entrée dans la force de l'âge. » Que dire alors trente-cinq ans plus tard !
Malgré la situation générale, nous ne sommes pas subclaquants, loin de là : 56 071 exemplaires chaque mois de diffusion totale France et étranger ; un nombre d'abonnés qui a dépassé le cap des 40 000, auxquels il faut ajouter environ 2 000 abonnés numériques - sans parler de l'audience du site (plus de 300 000 visites mensuelles en moyenne), nos abonnés à Twitter (43 000) ou à Facebook (22 000). Des chiffres en progression depuis plusieurs années, sans que L'Histoire ait en rien cédé sur ses principes, ses valeurs et son exigence, ce qui incline à un optimisme dénué de triomphalisme. Comment ne pas se sentir encouragé lorsque, à la question « Faites-vous confiance aux sources d'information suivantes ? », 84 % des personnes interrogées répondent : « Les articles de la presse spécialisée » (cf. p. 12) ?
Et comme il n'a fallu que quarante-quatre ans pour fabriquer 500 numéros, rendez-vous est pris pour 2066 afin de fêter le n° 1 000. De quoi nous laisser le temps de disputer de notre qualité de revue ou de magazine comme du sexe des anges. La vieille garde des rédacteurs et des lecteurs de L'Histoire peut d'ores et déjà s'adresser à la génération qui lui succédera en lui lançant, sur un air de défi, comme on le fait il est vrai plus souvent dans les bistros que dans les rédactions : « Remettez-nous ça ! »
Pierre Assouline est membre du comité scientifique de L'Histoire, il vient de publier Le Paquebot (Gallimard, 2022).
Carte blanche : « Bayadère de carnaval ! » / Pierre ASSOULINE in L'Histoire, N° 507 (Mai 2023)
[article]
in L'Histoire > N° 507 (Mai 2023) . - p. 98
Titre : Carte blanche : « Bayadère de carnaval ! » Type de document : Livres, articles, périodiques Auteurs : Pierre ASSOULINE, Auteur Année de publication : 2023 Article en page(s) : p. 98 Langues : Français (fre) Mots-clés : Assouline Hergé Tintin racisme antisémitisme Note de contenu : Hergé est mort il y a quarante ans. Certains de ses albums sont accusés de véhiculer racisme et antisémitisme. Il avait déjà dû les réviser en 1946.
Flibustiers ! Moules à gaufres ! Autodidactes ! » Hergé (1907-1983) a été un pionnier à maints égards. Les célébrations de son oeuvre prévues à l'occasion du 40e anniversaire de sa mort ne manqueront certainement pas de le rappeler, bougre de cornichon déshydraté ! On a un peu oublié qu'il fut aussi pionnier en acceptant au lendemain de la guerre de réviser certains de ses albums. Nom d'une Fatma de Prisunic ! Euh non, justement, pas « Fatma de Prisunic » : plutôt « Bayadère de carnaval ». Relisez vos classiques, en l'espèce Coke en stock. Lui-même y mit la main à la pâte. Contraint et forcé.
L'initiative en revient à son éditeur Louis Casterman ainsi qu'en témoigne leur abondante correspondance à ce sujet dès 1946. Le dessinateur était déjà acquis au principe d'un « ajustement » de ses albums pour des raisons techniques de mise au format. Mais, cette fois, son éditeur américain Simon & Schuster exigea qu'il fît disparaître les Noirs, tous les Noirs, les bons comme les méchants. Casterman jugea opportun d'étendre la mesure à l'ensemble de sa production. Et Hergé, contre sa volonté, de « blanchir » Tintin en Amérique, Le Crabe aux pinces d'or. Dans la foulée, on lui fit déplacer également le quartier général des gangsters de New York à Sao Rico, capitale d'un État imaginaire, dans L'Étoile mystérieuse ; quant au nez assez crochu de leur chef, un banquier évidemment, il fut rectifié et ce Blumenstein fut rebaptisé « Bohlwinkel », comme on nomme les petites boutiques de confiserie en bruxellois (le dessinateur n'en dut pas moins essuyer une colère d'une Mme Bohlwinkel, veuve d'un déporté).
Hergé était acquis à la modernisation de ses dessins après coup comme ce fut le cas pour de nombreux détails de L'Ile Noire en 1965. Mais Georges Remi (son vrai nom) s'était bien gardé de s'engager. Il avait toujours été jusqu'alors un homme de droite, intimement lié depuis sa jeunesse à des dessinateurs et des journalistes qui s'illustreront pendant la guerre dans la collaboration ; ses relations et son statut au « Soir volé » (le surnom qu'on a donné au quotidien Le Soir sous la botte) lui permirent d'obtenir du papier pour publier ses albums ; mais si on put dire qu'il vécut mieux l'Occupation que la Libération, durant laquelle il fut un temps inquiété, il n'en demeura pas moins d'une fidélité à toute épreuve à ses amis condamnés.
Par la suite, tant dans Le Crabe aux pinces d'or que dans Coke en stock, il dut supprimer tout parler « petit-nègre », éviter de moquer les pèlerins en route pour La Mecque, substituer « par tous les diables » à « par la barbe de votre prophète », métamorphoser « moricaud » en « emplâtre » et « anthracite », tenu pour trop noir, en « doryphore ». Louis Casterman aurait bien retiré définitivement Tintin au Congo des librairies tant il craignait la réaction des Africains ; Hergé, qui le menaçait de le publier ailleurs, y voyait surtout la pression des intellectuels tiers-mondistes. Au vrai, il était hostile à tout chambardement lorsque celui-ci n'était que politique, sourd et aveugle aux injonctions de l'époque jusqu'à celles des écologistes, qui exigeaient, eux, une refonte de Tintin au Congo en raison des massacres de gazelles.
Des ayants droit devront peut-être affronter un jour des plaintes inattendues. Car, tout de même, « crétin des Alpes » devrait susciter des remous en Savoie. Pour ne rien dire du scandale qu'il y a à amalgamer dans une même bordée d'injures « esclavagiste » et « technocrate », nom d'un... ! Non, rien. A ses débuts, au lendemain du succès de Tintin au Co ngo, Hergé s'était empressé de le « déraciser » en le rendant moins belge et moins catholique. Son héros de papier n'en demeura pas moins « genré » : un adolescent blanc occidental au tempérament de boy-scout. Comme lui.
[article] Carte blanche : « Bayadère de carnaval ! » [Livres, articles, périodiques] / Pierre ASSOULINE, Auteur . - 2023 . - p. 98.
Langues : Français (fre)
in L'Histoire > N° 507 (Mai 2023) . - p. 98
Mots-clés : Assouline Hergé Tintin racisme antisémitisme Note de contenu : Hergé est mort il y a quarante ans. Certains de ses albums sont accusés de véhiculer racisme et antisémitisme. Il avait déjà dû les réviser en 1946.
Flibustiers ! Moules à gaufres ! Autodidactes ! » Hergé (1907-1983) a été un pionnier à maints égards. Les célébrations de son oeuvre prévues à l'occasion du 40e anniversaire de sa mort ne manqueront certainement pas de le rappeler, bougre de cornichon déshydraté ! On a un peu oublié qu'il fut aussi pionnier en acceptant au lendemain de la guerre de réviser certains de ses albums. Nom d'une Fatma de Prisunic ! Euh non, justement, pas « Fatma de Prisunic » : plutôt « Bayadère de carnaval ». Relisez vos classiques, en l'espèce Coke en stock. Lui-même y mit la main à la pâte. Contraint et forcé.
L'initiative en revient à son éditeur Louis Casterman ainsi qu'en témoigne leur abondante correspondance à ce sujet dès 1946. Le dessinateur était déjà acquis au principe d'un « ajustement » de ses albums pour des raisons techniques de mise au format. Mais, cette fois, son éditeur américain Simon & Schuster exigea qu'il fît disparaître les Noirs, tous les Noirs, les bons comme les méchants. Casterman jugea opportun d'étendre la mesure à l'ensemble de sa production. Et Hergé, contre sa volonté, de « blanchir » Tintin en Amérique, Le Crabe aux pinces d'or. Dans la foulée, on lui fit déplacer également le quartier général des gangsters de New York à Sao Rico, capitale d'un État imaginaire, dans L'Étoile mystérieuse ; quant au nez assez crochu de leur chef, un banquier évidemment, il fut rectifié et ce Blumenstein fut rebaptisé « Bohlwinkel », comme on nomme les petites boutiques de confiserie en bruxellois (le dessinateur n'en dut pas moins essuyer une colère d'une Mme Bohlwinkel, veuve d'un déporté).
Hergé était acquis à la modernisation de ses dessins après coup comme ce fut le cas pour de nombreux détails de L'Ile Noire en 1965. Mais Georges Remi (son vrai nom) s'était bien gardé de s'engager. Il avait toujours été jusqu'alors un homme de droite, intimement lié depuis sa jeunesse à des dessinateurs et des journalistes qui s'illustreront pendant la guerre dans la collaboration ; ses relations et son statut au « Soir volé » (le surnom qu'on a donné au quotidien Le Soir sous la botte) lui permirent d'obtenir du papier pour publier ses albums ; mais si on put dire qu'il vécut mieux l'Occupation que la Libération, durant laquelle il fut un temps inquiété, il n'en demeura pas moins d'une fidélité à toute épreuve à ses amis condamnés.
Par la suite, tant dans Le Crabe aux pinces d'or que dans Coke en stock, il dut supprimer tout parler « petit-nègre », éviter de moquer les pèlerins en route pour La Mecque, substituer « par tous les diables » à « par la barbe de votre prophète », métamorphoser « moricaud » en « emplâtre » et « anthracite », tenu pour trop noir, en « doryphore ». Louis Casterman aurait bien retiré définitivement Tintin au Congo des librairies tant il craignait la réaction des Africains ; Hergé, qui le menaçait de le publier ailleurs, y voyait surtout la pression des intellectuels tiers-mondistes. Au vrai, il était hostile à tout chambardement lorsque celui-ci n'était que politique, sourd et aveugle aux injonctions de l'époque jusqu'à celles des écologistes, qui exigeaient, eux, une refonte de Tintin au Congo en raison des massacres de gazelles.
Des ayants droit devront peut-être affronter un jour des plaintes inattendues. Car, tout de même, « crétin des Alpes » devrait susciter des remous en Savoie. Pour ne rien dire du scandale qu'il y a à amalgamer dans une même bordée d'injures « esclavagiste » et « technocrate », nom d'un... ! Non, rien. A ses débuts, au lendemain du succès de Tintin au Co ngo, Hergé s'était empressé de le « déraciser » en le rendant moins belge et moins catholique. Son héros de papier n'en demeura pas moins « genré » : un adolescent blanc occidental au tempérament de boy-scout. Comme lui.
Carte blanche : En bleu et jaune / Pierre ASSOULINE in L'Histoire, N° 504 (Février 2023)
[article]
in L'Histoire > N° 504 (Février 2023) . - p. 98
Titre : Carte blanche : En bleu et jaune Type de document : Livres, articles, périodiques Auteurs : Pierre ASSOULINE, Auteur Année de publication : 2023 Article en page(s) : p. 98 Langues : Français (fre) Mots-clés : drapeau Ukraine symbole France Note de contenu : Le succès du drapeau ukrainien invite à s'interroger sur la signification de la couleur de ces symboles nationaux.
Deux bandes horizontalement superposées. Deux couleurs : bleu azur en haut, jaune doré en bas. Le ciel au-dessus d'un champ de blé mûr. Ni sigle, ni blason, ni symbole, ni devise, ni armoiries. On ne fait pas plus simple. Cela suffit-il à expliquer la puissance symbolique et l'extraordinaire popularité du drapeau ukrainien accroché un peu partout dans le monde depuis un an ? Il est partout jusques et y compris sur la façade de grandes entreprises, les réseaux sociaux ou la tour Eiffel. Ce n'est pourtant qu'une pièce d'étoffe reproduite à des millions d'exemplaires ; mais lorsque le président Volodymyr Zelensky en visite à Washington l'offre au Congrès américain, elle revêt soudainement une valeur inestimable.
On retient d'autant mieux ce drapeau qu'il évite le rouge et le blanc, qui sont les deux couleurs les plus usitées dans les drapeaux nationaux. Eût-il été surchargé de tout un arsenal symbolique lourd et complexe qu'il aurait certainement rencontré moins de succès. Les métamorphoses de son drapeau racontent souvent en concentré une grande partie de l'histoire d'un pays. Le drapeau russe, qui date du règne du tsar Pierre le Grand (1682-1725), est à l'origine des couleurs panslaves (blanc, bleu, rouge), très répandues dans nombre de drapeaux des Balkans. Le drapeau ukrainien, adopté en 1918 lors de la première indépendance du pays, aux couleurs de l'actuel et orné d'un trident, puis remplacé par celui bien plus rouge de la République socialiste soviétique d'Ukraine, a ressurgi en 1991 après l'effondrement de l'URSS. Depuis 2004, l'Ukraine célèbre, tous les 23 août, la Journée du drapeau national. On ne saurait mieux sanctuariser ce bout de tissu dont les combattants ukrainiens ont fait un simple brassard noué à la diable à leur bras mais pour lequel ils sont prêts à mourir.
Si les premiers drapeaux nationaux datent de la fin du XVIIIe siècle - les couleurs étant censées sonner le glas du système héraldique -, ils remontent en fait à la préhistoire chinoise (1500 av. n. è.). C'est de cette civilisation-là que nous viennent les plus anciens drapeaux connus. Des symboles animaliers y marquaient une hiérarchie dans la société. Par la suite ils ont essaimé en Occident de toutes formes, matières et dimensions. Attaché à une hampe, le drapeau est l'emblème d'une nation. Surtout ne pas le considérer comme un étendard, une bannière, un pavillon : le premier est réservé à une personne, la deuxième à une faction et le troisième à la marine. Les confondre offenserait la sensibilité de la Société française de vexillologie fondée en 1985, société savante regroupant vexillophiles et vexillologues (néologisme issu du latin vexillum, « emblème »). Il y a un savoir-vivre vexillaire : on ne laisse pas flotter un drapeau la nuit, ni enroulé autour de la hampe, ni sale ou dégradé et en aucun cas touchant le sol.
Monopolisé par l'extrême droite depuis bon nombre d'années avant que les manifestants de toutes obédiences politiques et les supporteurs de football s'en emparent, le drapeau français est un mythe de fondation dont Raoul Girardet rappelle dans Les Lieux de mémoire (sous la direction de Pierre Nora) qu'il « implique une certaine conception unitaire et conciliatrice du destin national ». Le drapeau est issu de la Révolution, même si chacune des trois couleurs a eu son histoire propre sous l'Ancien Régime. Il est né en tant que tel de la cocarde. Après s'être imposé à partir de 1830 et de la monarchie de Juillet comme drapeau national, il a influencé nombre de jeunes pays par sa disposition en trois bandes verticales de trois couleurs. Depuis lors, ses nuances ont toujours été le bleu sombre, le blanc et le rouge-orangé vif. Avec une parenthèse toutefois entre 1974 et 1981. Par souci de les « démartialiser » et de les « européaniser », le président Giscard d'Estaing fit éclaircir tout cela. Une petite révolution à laquelle le président Macron mit un terme en 2020 en revenant aux fondamentaux de notre drapeau. Étrangement, ce retour à l'ordre est bien le seul à n'avoir pas suscité de manifestations.
Pierre Assouline est membre du comité scientifique de L'Histoire, il a notamment publié Le Paquebot (Gallimard, 2022)
[article] Carte blanche : En bleu et jaune [Livres, articles, périodiques] / Pierre ASSOULINE, Auteur . - 2023 . - p. 98.
Langues : Français (fre)
in L'Histoire > N° 504 (Février 2023) . - p. 98
Mots-clés : drapeau Ukraine symbole France Note de contenu : Le succès du drapeau ukrainien invite à s'interroger sur la signification de la couleur de ces symboles nationaux.
Deux bandes horizontalement superposées. Deux couleurs : bleu azur en haut, jaune doré en bas. Le ciel au-dessus d'un champ de blé mûr. Ni sigle, ni blason, ni symbole, ni devise, ni armoiries. On ne fait pas plus simple. Cela suffit-il à expliquer la puissance symbolique et l'extraordinaire popularité du drapeau ukrainien accroché un peu partout dans le monde depuis un an ? Il est partout jusques et y compris sur la façade de grandes entreprises, les réseaux sociaux ou la tour Eiffel. Ce n'est pourtant qu'une pièce d'étoffe reproduite à des millions d'exemplaires ; mais lorsque le président Volodymyr Zelensky en visite à Washington l'offre au Congrès américain, elle revêt soudainement une valeur inestimable.
On retient d'autant mieux ce drapeau qu'il évite le rouge et le blanc, qui sont les deux couleurs les plus usitées dans les drapeaux nationaux. Eût-il été surchargé de tout un arsenal symbolique lourd et complexe qu'il aurait certainement rencontré moins de succès. Les métamorphoses de son drapeau racontent souvent en concentré une grande partie de l'histoire d'un pays. Le drapeau russe, qui date du règne du tsar Pierre le Grand (1682-1725), est à l'origine des couleurs panslaves (blanc, bleu, rouge), très répandues dans nombre de drapeaux des Balkans. Le drapeau ukrainien, adopté en 1918 lors de la première indépendance du pays, aux couleurs de l'actuel et orné d'un trident, puis remplacé par celui bien plus rouge de la République socialiste soviétique d'Ukraine, a ressurgi en 1991 après l'effondrement de l'URSS. Depuis 2004, l'Ukraine célèbre, tous les 23 août, la Journée du drapeau national. On ne saurait mieux sanctuariser ce bout de tissu dont les combattants ukrainiens ont fait un simple brassard noué à la diable à leur bras mais pour lequel ils sont prêts à mourir.
Si les premiers drapeaux nationaux datent de la fin du XVIIIe siècle - les couleurs étant censées sonner le glas du système héraldique -, ils remontent en fait à la préhistoire chinoise (1500 av. n. è.). C'est de cette civilisation-là que nous viennent les plus anciens drapeaux connus. Des symboles animaliers y marquaient une hiérarchie dans la société. Par la suite ils ont essaimé en Occident de toutes formes, matières et dimensions. Attaché à une hampe, le drapeau est l'emblème d'une nation. Surtout ne pas le considérer comme un étendard, une bannière, un pavillon : le premier est réservé à une personne, la deuxième à une faction et le troisième à la marine. Les confondre offenserait la sensibilité de la Société française de vexillologie fondée en 1985, société savante regroupant vexillophiles et vexillologues (néologisme issu du latin vexillum, « emblème »). Il y a un savoir-vivre vexillaire : on ne laisse pas flotter un drapeau la nuit, ni enroulé autour de la hampe, ni sale ou dégradé et en aucun cas touchant le sol.
Monopolisé par l'extrême droite depuis bon nombre d'années avant que les manifestants de toutes obédiences politiques et les supporteurs de football s'en emparent, le drapeau français est un mythe de fondation dont Raoul Girardet rappelle dans Les Lieux de mémoire (sous la direction de Pierre Nora) qu'il « implique une certaine conception unitaire et conciliatrice du destin national ». Le drapeau est issu de la Révolution, même si chacune des trois couleurs a eu son histoire propre sous l'Ancien Régime. Il est né en tant que tel de la cocarde. Après s'être imposé à partir de 1830 et de la monarchie de Juillet comme drapeau national, il a influencé nombre de jeunes pays par sa disposition en trois bandes verticales de trois couleurs. Depuis lors, ses nuances ont toujours été le bleu sombre, le blanc et le rouge-orangé vif. Avec une parenthèse toutefois entre 1974 et 1981. Par souci de les « démartialiser » et de les « européaniser », le président Giscard d'Estaing fit éclaircir tout cela. Une petite révolution à laquelle le président Macron mit un terme en 2020 en revenant aux fondamentaux de notre drapeau. Étrangement, ce retour à l'ordre est bien le seul à n'avoir pas suscité de manifestations.
Pierre Assouline est membre du comité scientifique de L'Histoire, il a notamment publié Le Paquebot (Gallimard, 2022)
Carte blanche : Cannes, retour aux sources ? / Pierre ASSOULINE in L'Histoire, N° 508 (Juin 2023)
[article]
in L'Histoire > N° 508 (Juin 2023) . - p. 98
Titre : Carte blanche : Cannes, retour aux sources ? Type de document : Livres, articles, périodiques Auteurs : Pierre ASSOULINE, Auteur Année de publication : 2023 Article en page(s) : p. 98 Langues : Français (fre) Mots-clés : Cannes festival 2023 Note de contenu :
Le film historique, habituellement boudé sur la Croisette, fut à l'honneur de la sélection au 76e Festival de Cannes 2023.
Est-ce le signe que le cinéma européen va renouer avec les grandes fresques historiques ? Dans l'élan du succès des néo-Quatre Mousquetaires, l'édition du Festival de Cannes s'ouvre sur Jeanne du Barry réalisé par Maïwenn, elle-même la favorite, Johnny Depp jouant Louis XV. Comment ses coscénaristes voient-ils Jeanne Vaubernier ? Une fille du peuple avide de s'élever socialement, qui met à profit ses charmes pour sortir de sa condition. Son amant, le comte du Barry, la fait se produire devant le roi grâce à l'intercession du duc de Richelieu. Coup de foudre ! Sa Majesté retrouve le goût de vivre et en fait officiellement sa favorite au risque d'imposer une fille des rues à la Cour...
Firebrand du Brésilien Karim Aïnouz, autre film en costumes projeté à Cannes, est une adaptation de Queen's Gambit (Le Jeu de la reine), roman historique d'Elizabeth Fremantle évoquant le destin de Catherine Parr, reine consort d'Angleterre et d'Irlande (1543-1547). En tant que sixième et dernière épouse d'Henri VIII, elle fut désignée régente et gouverna le pays pendant trois mois lorsque son mari guerroyait en France.
Et pour couronner le tout, mais sans le privilège d'une sélection au Festival, Le Déluge sort sur les écrans ce printemps. Le Franco-Italien Gianluca Jodice, qui l'a tourné à Paris et Turin, y ressuscite le séjour de Marie-Antoinette (Mélanie Laurent), Louis XVI (Guillaume Canet) et la famille royale dans la tour du Temple (IIIe arrondissement de Paris) de 1792 jusqu'à 1795 pour la jeune Marie-Thérèse.
Mais si l'air du temps en pince pour le film d'époque, n'allez pas croire pour autant qu'il n'en a que pour l'Ancien Régime. Le XIXe siècle est également à l'honneur à Cannes même avec deux films. Rapito (Enlèvement) de Marco Bellocchio s'attache à l'histoire d'Edgardo Mortara, ce jeune Juif de 6 ans enlevé de force à sa famille par les soldats du pape à Bologne, en 1858, afin de lui donner une éducation catholique au motif qu'il aurait été auparavant baptisé en secret. Une affaire qui fit scandale et mobilisa l'opinion publique (cf. L'Histoire n° 248).
Dans un tout autre registre, La Passion de Dodin-Bouffant (dans sa version en langue anglaise The Pot Au Feu !) que le réalisateur Tran Anh Hung a tourné à Segré-en-Anjou Bleu, une commune du Maine-et-Loire, raconte la passion affectueuse qui lie une cuisinière hors pair (Juliette Binoche) et un célèbre gastronome (Benoît Magimel) auprès de qui elle concocte des plats uniques depuis vingt ans (avec le chef cuisinier Pierre Gagnaire comme conseiller technique). Adapté du roman La Vie et la passion de Dodin-Bouffant, gourmet, un classique du culte culinaire publié en 1920 par Marcel Rouff, ami de Curnonsky, le prince des gastronomes, inspiré par Camille Cerf, fondateur de l'Académie du goût, c'est par petites touches un hommage à Brillat-Savarin auquel son personnage emprunte également nombre de traits. On jugera sur pièces si les papilles sont à la fête comme ce fut le cas du Festin de Babette (ah, la soupe de tortue géante ! oh, les cailles en sarcophage au foie gras et sauce aux truffes ! capables de réconcilier une communauté villageoise divisée) de Gabriel Axel présenté à Cannes en 1987.
Un homme en particulier eût été comblé du programme de 2023. Biographe entre autres de Louis XIV et de Philippe d'Orléans, il fut également le coscénariste de La Prise du pouvoir par Louis XIV de Roberto Rossellini (1966) et de Marie-Antoinette, reine de France de Jean Delannoy (1956) sélectionné au Festival de Cannes, avant de devenir le premier délégué général puis le président d'honneur du grand marché du film jusqu'à sa mort en 1987. Philippe Erlanger - sous la direction de Jean Zay, son ministre de tutelle - en fut même l'inventeur à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Un historien ! Alors, l'année du retour aux sources ?
Pierre Assouline est membre du comité scientifique de L'Histoire, il vient de publier Le Nageur (Gallimard, 2023).
[article] Carte blanche : Cannes, retour aux sources ? [Livres, articles, périodiques] / Pierre ASSOULINE, Auteur . - 2023 . - p. 98.
Langues : Français (fre)
in L'Histoire > N° 508 (Juin 2023) . - p. 98
Mots-clés : Cannes festival 2023 Note de contenu :
Le film historique, habituellement boudé sur la Croisette, fut à l'honneur de la sélection au 76e Festival de Cannes 2023.
Est-ce le signe que le cinéma européen va renouer avec les grandes fresques historiques ? Dans l'élan du succès des néo-Quatre Mousquetaires, l'édition du Festival de Cannes s'ouvre sur Jeanne du Barry réalisé par Maïwenn, elle-même la favorite, Johnny Depp jouant Louis XV. Comment ses coscénaristes voient-ils Jeanne Vaubernier ? Une fille du peuple avide de s'élever socialement, qui met à profit ses charmes pour sortir de sa condition. Son amant, le comte du Barry, la fait se produire devant le roi grâce à l'intercession du duc de Richelieu. Coup de foudre ! Sa Majesté retrouve le goût de vivre et en fait officiellement sa favorite au risque d'imposer une fille des rues à la Cour...
Firebrand du Brésilien Karim Aïnouz, autre film en costumes projeté à Cannes, est une adaptation de Queen's Gambit (Le Jeu de la reine), roman historique d'Elizabeth Fremantle évoquant le destin de Catherine Parr, reine consort d'Angleterre et d'Irlande (1543-1547). En tant que sixième et dernière épouse d'Henri VIII, elle fut désignée régente et gouverna le pays pendant trois mois lorsque son mari guerroyait en France.
Et pour couronner le tout, mais sans le privilège d'une sélection au Festival, Le Déluge sort sur les écrans ce printemps. Le Franco-Italien Gianluca Jodice, qui l'a tourné à Paris et Turin, y ressuscite le séjour de Marie-Antoinette (Mélanie Laurent), Louis XVI (Guillaume Canet) et la famille royale dans la tour du Temple (IIIe arrondissement de Paris) de 1792 jusqu'à 1795 pour la jeune Marie-Thérèse.
Mais si l'air du temps en pince pour le film d'époque, n'allez pas croire pour autant qu'il n'en a que pour l'Ancien Régime. Le XIXe siècle est également à l'honneur à Cannes même avec deux films. Rapito (Enlèvement) de Marco Bellocchio s'attache à l'histoire d'Edgardo Mortara, ce jeune Juif de 6 ans enlevé de force à sa famille par les soldats du pape à Bologne, en 1858, afin de lui donner une éducation catholique au motif qu'il aurait été auparavant baptisé en secret. Une affaire qui fit scandale et mobilisa l'opinion publique (cf. L'Histoire n° 248).
Dans un tout autre registre, La Passion de Dodin-Bouffant (dans sa version en langue anglaise The Pot Au Feu !) que le réalisateur Tran Anh Hung a tourné à Segré-en-Anjou Bleu, une commune du Maine-et-Loire, raconte la passion affectueuse qui lie une cuisinière hors pair (Juliette Binoche) et un célèbre gastronome (Benoît Magimel) auprès de qui elle concocte des plats uniques depuis vingt ans (avec le chef cuisinier Pierre Gagnaire comme conseiller technique). Adapté du roman La Vie et la passion de Dodin-Bouffant, gourmet, un classique du culte culinaire publié en 1920 par Marcel Rouff, ami de Curnonsky, le prince des gastronomes, inspiré par Camille Cerf, fondateur de l'Académie du goût, c'est par petites touches un hommage à Brillat-Savarin auquel son personnage emprunte également nombre de traits. On jugera sur pièces si les papilles sont à la fête comme ce fut le cas du Festin de Babette (ah, la soupe de tortue géante ! oh, les cailles en sarcophage au foie gras et sauce aux truffes ! capables de réconcilier une communauté villageoise divisée) de Gabriel Axel présenté à Cannes en 1987.
Un homme en particulier eût été comblé du programme de 2023. Biographe entre autres de Louis XIV et de Philippe d'Orléans, il fut également le coscénariste de La Prise du pouvoir par Louis XIV de Roberto Rossellini (1966) et de Marie-Antoinette, reine de France de Jean Delannoy (1956) sélectionné au Festival de Cannes, avant de devenir le premier délégué général puis le président d'honneur du grand marché du film jusqu'à sa mort en 1987. Philippe Erlanger - sous la direction de Jean Zay, son ministre de tutelle - en fut même l'inventeur à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Un historien ! Alors, l'année du retour aux sources ?
Pierre Assouline est membre du comité scientifique de L'Histoire, il vient de publier Le Nageur (Gallimard, 2023).
Carte blanche : Les « cauchemars en réserve » de Céline / Pierre ASSOULINE in L'Histoire, N° 496 (Juin 2022)
[article]
in L'Histoire > N° 496 (Juin 2022) . - p. 98
Titre : Carte blanche : Les « cauchemars en réserve » de Céline Type de document : Livres, articles, périodiques Auteurs : Pierre ASSOULINE, Auteur Année de publication : 2022 Article en page(s) : p. 98 Langues : Français (fre) Mots-clés : roman livre guerre antisémite achèvement Céline Note de contenu : Guerre, un roman inédit et inachevé de Céline sur 14-18, paraît chez Gallimard soixante ans après sa mort.
Ni fond de tiroir ni rogaton, Guerre de Louis-Ferdinand Céline, mort en 1961, premier de ses textes inédits exhumés l'an dernier, est incontestablement une pièce de l'un des puzzles les plus fascinants de l'histoire littéraire du siècle passé. Un chaînon manquant dans la geste de l'écrivain.
Ferdinand, seul rescapé d'une compagnie décimée par un obus allemand pendant la Première Guerre mondiale, rencontre dans son errance un soldat anglais avec lequel il se rend à Ypres avant d'être soigné...
Même si cela commence sur la ligne de front, l'essentiel du récit se déroule à l'arrière, dans des hôpitaux de campagne à Peurdu-sur-la Lys, transposition de Hazebrouck (Nord) où le soldat Destouches se remit de ses blessures. Les mots sont ceux des chambrées. Le sexe comme ultime source de vie est partout au creux d'un univers où la mort rôde tout le temps. Les femmes en sortent laminées mais il n'y en a pas que pour « les grognasses » et « les pouffiasses » ; pour les hommes aussi, que « des cons », des jaloux, des matamores, sans oublier « les bicots » ; mais un #balancetonCéline n'est même pas à redouter tant il a déjà connu pire.
Premier jet daté de 1934, encoléré, hésitant, inégal, Guerre nous parvient dans un style entre deux eaux comme d'un auteur qui doute. On y retrouve déjà sa violence à commencer par celle qu'il fait subir à la langue. Dès l'entame, on est plongé dans les carcasses d'homme à vif, le cru de la viande, les lambeaux de membres, des bides sondés qui débordent comme des cuves à confiture, la foire aux crevés, autant de pelures de vie. Ça s'ébroue dans la boue, le dégueulis, le sang, la merde.
Paradoxalement, ce manuscrit difficilement déchiffrable doit aussi sa réussite à son inachèvement. Rescapé d'une improbable épopée à l'issue de laquelle il a récemment réapparu soixante-dix-sept ans après avoir été abandonné par l'écrivain dans la précipitation de son départ pour Sigmaringen et volé dans la folie de la Libération, il a la bonne distance : 131 pages (même si le livre publié en compte 184 avec ses annexes). De quoi lui conserver sa vivacité, son élan, sa rapidité. Des qualités qui se seraient peut-être estompées si l'auteur avait eu le loisir de le reprendre, de l'amplifier, de lui conférer une rigueur qui lui fait défaut. Au lieu de quoi il l'a interrompu et mis de côté pour se consacrer à l'écriture de ce qui sera son chef-d'oeuvre (Mort à crédit publié en 1936). Destouches s'apprête à devenir vraiment Céline et l'ancien maréchal des logis, un écrivain. Mais la guerre est encore en lui. Jamais elle ne le quittera jusqu'à son dernier souffle. Tout l'y ramène. Elle est la clef de l'homme, donc de l'oeuvre. On le savait déjà par sa correspondance notamment. On en a là la confirmation. De l'autobiographie saisie par l'exagération. Il disait avoir « mille pages de cauchemars en réserve ». C'est puissant, crépusculaire, cru, lubrique, obscène.
Récit de guerre et roman de convalescence autant que chronique provinciale, Guerre engage le lecteur à méditer sur la perte de la dignité et de toute humanité tant sur le champ de bataille que dans l'outre-monde des séquelles. Il plaira d'autant moins aux habituels contempteurs de l'écrivain qu'en émerge le portrait d'un pacifiste traumatisé et non celui, tellement plus pratique à écarter du canon littéraire, d'un antisémite pathologique. Célinophobes s'abstenir. Guerre ne vous réconciliera pas avec le bonhomme. Une fois n'est pas coutume, il n'en ressort pas coupable mais victime : blessures de guerre, vol de manuscrit... Mais il y avait urgence à le publier. Le 1er janvier 2032, toute son oeuvre tombera dans le domaine public.
Pierre Assouline est membre du comité scientifique de L'Histoire, il vient de publier Le Paquebot (Gallimard, 2022)
[article] Carte blanche : Les « cauchemars en réserve » de Céline [Livres, articles, périodiques] / Pierre ASSOULINE, Auteur . - 2022 . - p. 98.
Langues : Français (fre)
in L'Histoire > N° 496 (Juin 2022) . - p. 98
Mots-clés : roman livre guerre antisémite achèvement Céline Note de contenu : Guerre, un roman inédit et inachevé de Céline sur 14-18, paraît chez Gallimard soixante ans après sa mort.
Ni fond de tiroir ni rogaton, Guerre de Louis-Ferdinand Céline, mort en 1961, premier de ses textes inédits exhumés l'an dernier, est incontestablement une pièce de l'un des puzzles les plus fascinants de l'histoire littéraire du siècle passé. Un chaînon manquant dans la geste de l'écrivain.
Ferdinand, seul rescapé d'une compagnie décimée par un obus allemand pendant la Première Guerre mondiale, rencontre dans son errance un soldat anglais avec lequel il se rend à Ypres avant d'être soigné...
Même si cela commence sur la ligne de front, l'essentiel du récit se déroule à l'arrière, dans des hôpitaux de campagne à Peurdu-sur-la Lys, transposition de Hazebrouck (Nord) où le soldat Destouches se remit de ses blessures. Les mots sont ceux des chambrées. Le sexe comme ultime source de vie est partout au creux d'un univers où la mort rôde tout le temps. Les femmes en sortent laminées mais il n'y en a pas que pour « les grognasses » et « les pouffiasses » ; pour les hommes aussi, que « des cons », des jaloux, des matamores, sans oublier « les bicots » ; mais un #balancetonCéline n'est même pas à redouter tant il a déjà connu pire.
Premier jet daté de 1934, encoléré, hésitant, inégal, Guerre nous parvient dans un style entre deux eaux comme d'un auteur qui doute. On y retrouve déjà sa violence à commencer par celle qu'il fait subir à la langue. Dès l'entame, on est plongé dans les carcasses d'homme à vif, le cru de la viande, les lambeaux de membres, des bides sondés qui débordent comme des cuves à confiture, la foire aux crevés, autant de pelures de vie. Ça s'ébroue dans la boue, le dégueulis, le sang, la merde.
Paradoxalement, ce manuscrit difficilement déchiffrable doit aussi sa réussite à son inachèvement. Rescapé d'une improbable épopée à l'issue de laquelle il a récemment réapparu soixante-dix-sept ans après avoir été abandonné par l'écrivain dans la précipitation de son départ pour Sigmaringen et volé dans la folie de la Libération, il a la bonne distance : 131 pages (même si le livre publié en compte 184 avec ses annexes). De quoi lui conserver sa vivacité, son élan, sa rapidité. Des qualités qui se seraient peut-être estompées si l'auteur avait eu le loisir de le reprendre, de l'amplifier, de lui conférer une rigueur qui lui fait défaut. Au lieu de quoi il l'a interrompu et mis de côté pour se consacrer à l'écriture de ce qui sera son chef-d'oeuvre (Mort à crédit publié en 1936). Destouches s'apprête à devenir vraiment Céline et l'ancien maréchal des logis, un écrivain. Mais la guerre est encore en lui. Jamais elle ne le quittera jusqu'à son dernier souffle. Tout l'y ramène. Elle est la clef de l'homme, donc de l'oeuvre. On le savait déjà par sa correspondance notamment. On en a là la confirmation. De l'autobiographie saisie par l'exagération. Il disait avoir « mille pages de cauchemars en réserve ». C'est puissant, crépusculaire, cru, lubrique, obscène.
Récit de guerre et roman de convalescence autant que chronique provinciale, Guerre engage le lecteur à méditer sur la perte de la dignité et de toute humanité tant sur le champ de bataille que dans l'outre-monde des séquelles. Il plaira d'autant moins aux habituels contempteurs de l'écrivain qu'en émerge le portrait d'un pacifiste traumatisé et non celui, tellement plus pratique à écarter du canon littéraire, d'un antisémite pathologique. Célinophobes s'abstenir. Guerre ne vous réconciliera pas avec le bonhomme. Une fois n'est pas coutume, il n'en ressort pas coupable mais victime : blessures de guerre, vol de manuscrit... Mais il y avait urgence à le publier. Le 1er janvier 2032, toute son oeuvre tombera dans le domaine public.
Pierre Assouline est membre du comité scientifique de L'Histoire, il vient de publier Le Paquebot (Gallimard, 2022)
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