[article] in L'Histoire > N° 496 (Juin 2022) . - p. 78-79 Titre : | Guide des Livres : Savante Andalousie | Type de document : | Livres, articles, périodiques | Auteurs : | Gabriel MARTINEZ-GROS, Auteur | Année de publication : | 2022 | Article en page(s) : | p. 78-79 | Langues : | Français (fre) | Mots-clés : | lecture Andalousie pouvoir politique savoir | Note de contenu : |
Au XIe siècle une vingtaine de principautés se partagent, sur la péninsule Ibérique, les lambeaux du territoire califal. Mais ces péripéties politiques n'affectent guère le bouillonnement culturel qui définit Al-Andalus.
Ce livre comble un vide dont Emmanuelle Tixier du Mesnil démontre qu'il est pourtant central dans l'histoire andalouse. Elle le rappelle, c'est au XIe siècle en effet que l'on passe, en Al-Andalus, d'une histoire omeyyade à un discours andalou - et aussi, à partir de la fin du siècle, d'une confrontation avec l'Orient à une comparaison avec le Maghreb. Pourtant, le XIe siècle, le plus brillant de l'existence andalouse dans bien des domaines, a rebuté les historiens autant qu'il a passionné les arabisants. C'est que la toile de fond politique y est d'une grande médiocrité. Al-Andalus est divisé en principautés, qu'on nomme taifas (entre 1020 environ et 1091), et qui font pâle figure auprès de la puissance du califat omeyyade (929-1031), auquel elles succèdent. Ce contraste entre atonie politique et apogée culturel nous surprend, parce que nous avons Louis XIV en tête, que nous associons Versailles et l'âge classique à l'hégémonie du Roi-Soleil sur la Chrétienté. Mais ce n'eût pas étonné le penseur arabe Ibn Khaldun, note l'auteure. Elle en fait pour sa part le fil directeur de son livre. S'il y a une « identité andalouse », c'est précisément dans l'absence de définition politique, ethnique et militaire du fait andalou qu'on peut la trouver. Le nom d'« Andalous » ne désigne que des fonctions et des mérites culturels, dans le sens le plus large, intellectuels, techniques, productifs.
C'est une thèse novatrice, fructueuse, mais qui nécessite explication. C'est à quoi s'emploie la première partie du livre, avec une belle mise au point sur la « tolérance » andalouse en particulier, à laquelle mieux vaut renoncer, nous dit l'auteure. Elle n'en réfute pas moins, avec un talent de polémiste réjouissant, les thèses qui prennent prétexte des illusions de cette « tolérance » pour condamner l'Islam médiéval dans son ensemble. La deuxième partie relit l'histoire politique des taifas andalouses. Le point décisif en est que les principautés andalouses issues de l'éclatement du califat ne sont pas des entités ethniquement fondées. Il est vrai que les chroniqueurs insistent sur la dimension ethnique de l'affrontement des princes. Mais, comme il est de tradition dans le monde islamique médiéval en général, ces fractures ethniques n'intéressent que la mince caste au pouvoir. La guerre « civile » qui a brisé le califat et donné naissance aux taifas ne fut pas « civile ». Ce fut pour l'essentiel une crise de l'appareil d'État du califat - et d'abord de son appareil militaire, divisé depuis le siècle précédent entre Berbères et esclaves-soldats européens.
Des crises aussi violentes dévastent d'autres califats à peu de temps de là, en particulier le califat fatimide du Caire entre 1065 et 1072, remarque l'auteure. Mais ces événements n'ont guère affecté, au total, la créativité culturelle d'Al-Andalus. Le cadi Saïd de Tolède (mort en 1070) se réjouit, dans son histoire des sciences, de la chute du califat et des désordres qui ont paralysé la police de la pensée, et répandu dans toute la Péninsule les livres de la grande bibliothèque du calife Al-Hakam II. Et le plus célèbre des intellectuels andalous du XIe siècle, Ibn Hazm (994-1064), jouira d'assez de liberté, grâce à la division des principautés, à la fois pour critiquer les princes et surtout pour énoncer des thèses qu'on eût tenues pour hérétiques un demi-siècle avant ou après lui.
Dans la troisième et dernière partie, on se contentera de puiser, dans une matière très riche, deux thèmes majeurs. Une célèbre dispute théologique, tenue à Majorque en 1047 entre Ibn Hazm et Al-Baji, introduit le premier. Ibn Hazm, disent tous ses nombreux ennemis, y aurait été vaincu par l'argumentation serrée d'Al-Baji, acquise à Bagdad où il avait passé de nombreuses années d'études. C'est l'occasion, pour Emmanuelle Tixier du Mesnil, de souligner avec justesse qu'avec la chute ou l'affaiblissement des califats au XIe siècle le monde des clercs se détache partout, et pas seulement en Al-Andalus, du pouvoir politique. Les ulémas bagdadiens constituent un groupe de pression d'une cohésion sociale et intellectuelle bien plus redoutable que les Andalous - et Al-Baji, assez médiocre penseur, y trouve les ressources rhétoriques nécessaires pour l'emporter sur l'esprit le plus aiguisé d'Al-Andalus. Preuve, cependant, que la créativité intellectuelle n'est pas toujours du côté des clercs et de la Ville contre le Palais. Au XIIe siècle, Ibn Tufayl et Averroès seront protégés par les califes almohades contre les ulémas, leurs pairs et compatriotes andalous. Le deuxième thème, c'est la division des activités intellectuelles dans les taifas andalouses. Les princes y favorisent en général les sciences de leur goût, coranique et grammaticale chez les Esclavons (esclaves-soldats d'origine européenne) de la côte méditerranéenne, mathématique et astronomique à Tolède et Saragosse, poétique à Séville. Pourquoi ? se demande l'historienne. En fait, tout se passe comme si l'héritage idéologique du califat omeyyade était partagé entre ses héritiers : au plus central, au plus brillant, le roi de Séville, échoit l'héritage arabe dont les Omeyyades avaient fait le coeur de leur discours - et donc, avec le rôle arabe, la poésie qui ne s'en sépare pas. A Tolède et Saragosse en revanche, les deux autres pouvoirs majeurs de la Péninsule, en expansion aux dépens des taifas leurs voisines, revient le rôle impérial, et avec lui l'excellence mathématique et astronomique, à l'imitation des grands califes de Bagdad, dont leurs souverains reprennent les noms - Al-Mamun, Al-Muqtadir, etc.
Reste enfin la belle conclusion. Avec les Persans peut-être, les Andalous sont les seuls à avoir fait peuple sans faire pouvoir. L'identité andalouse « permet à qui choisit de s'en réclamer d'en être l'héritier légitime ». Une synthèse remarquable, désormais indispensable, sur l'histoire andalouse.
Mot clé :
Livres
Gabriel Martinez-Gros est professeur émérite à l'université Paris-Nanterre.
Savoir et pouvoir en Al-Andalus au XIe siècle, Emmanuelle Tixier du Mesnil, Seuil, 2022, 448 p., 24,50 €.
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[article] Guide des Livres : Savante Andalousie [Livres, articles, périodiques] / Gabriel MARTINEZ-GROS, Auteur . - 2022 . - p. 78-79. Langues : Français ( fre) in L'Histoire > N° 496 (Juin 2022) . - p. 78-79 Mots-clés : | lecture Andalousie pouvoir politique savoir | Note de contenu : |
Au XIe siècle une vingtaine de principautés se partagent, sur la péninsule Ibérique, les lambeaux du territoire califal. Mais ces péripéties politiques n'affectent guère le bouillonnement culturel qui définit Al-Andalus.
Ce livre comble un vide dont Emmanuelle Tixier du Mesnil démontre qu'il est pourtant central dans l'histoire andalouse. Elle le rappelle, c'est au XIe siècle en effet que l'on passe, en Al-Andalus, d'une histoire omeyyade à un discours andalou - et aussi, à partir de la fin du siècle, d'une confrontation avec l'Orient à une comparaison avec le Maghreb. Pourtant, le XIe siècle, le plus brillant de l'existence andalouse dans bien des domaines, a rebuté les historiens autant qu'il a passionné les arabisants. C'est que la toile de fond politique y est d'une grande médiocrité. Al-Andalus est divisé en principautés, qu'on nomme taifas (entre 1020 environ et 1091), et qui font pâle figure auprès de la puissance du califat omeyyade (929-1031), auquel elles succèdent. Ce contraste entre atonie politique et apogée culturel nous surprend, parce que nous avons Louis XIV en tête, que nous associons Versailles et l'âge classique à l'hégémonie du Roi-Soleil sur la Chrétienté. Mais ce n'eût pas étonné le penseur arabe Ibn Khaldun, note l'auteure. Elle en fait pour sa part le fil directeur de son livre. S'il y a une « identité andalouse », c'est précisément dans l'absence de définition politique, ethnique et militaire du fait andalou qu'on peut la trouver. Le nom d'« Andalous » ne désigne que des fonctions et des mérites culturels, dans le sens le plus large, intellectuels, techniques, productifs.
C'est une thèse novatrice, fructueuse, mais qui nécessite explication. C'est à quoi s'emploie la première partie du livre, avec une belle mise au point sur la « tolérance » andalouse en particulier, à laquelle mieux vaut renoncer, nous dit l'auteure. Elle n'en réfute pas moins, avec un talent de polémiste réjouissant, les thèses qui prennent prétexte des illusions de cette « tolérance » pour condamner l'Islam médiéval dans son ensemble. La deuxième partie relit l'histoire politique des taifas andalouses. Le point décisif en est que les principautés andalouses issues de l'éclatement du califat ne sont pas des entités ethniquement fondées. Il est vrai que les chroniqueurs insistent sur la dimension ethnique de l'affrontement des princes. Mais, comme il est de tradition dans le monde islamique médiéval en général, ces fractures ethniques n'intéressent que la mince caste au pouvoir. La guerre « civile » qui a brisé le califat et donné naissance aux taifas ne fut pas « civile ». Ce fut pour l'essentiel une crise de l'appareil d'État du califat - et d'abord de son appareil militaire, divisé depuis le siècle précédent entre Berbères et esclaves-soldats européens.
Des crises aussi violentes dévastent d'autres califats à peu de temps de là, en particulier le califat fatimide du Caire entre 1065 et 1072, remarque l'auteure. Mais ces événements n'ont guère affecté, au total, la créativité culturelle d'Al-Andalus. Le cadi Saïd de Tolède (mort en 1070) se réjouit, dans son histoire des sciences, de la chute du califat et des désordres qui ont paralysé la police de la pensée, et répandu dans toute la Péninsule les livres de la grande bibliothèque du calife Al-Hakam II. Et le plus célèbre des intellectuels andalous du XIe siècle, Ibn Hazm (994-1064), jouira d'assez de liberté, grâce à la division des principautés, à la fois pour critiquer les princes et surtout pour énoncer des thèses qu'on eût tenues pour hérétiques un demi-siècle avant ou après lui.
Dans la troisième et dernière partie, on se contentera de puiser, dans une matière très riche, deux thèmes majeurs. Une célèbre dispute théologique, tenue à Majorque en 1047 entre Ibn Hazm et Al-Baji, introduit le premier. Ibn Hazm, disent tous ses nombreux ennemis, y aurait été vaincu par l'argumentation serrée d'Al-Baji, acquise à Bagdad où il avait passé de nombreuses années d'études. C'est l'occasion, pour Emmanuelle Tixier du Mesnil, de souligner avec justesse qu'avec la chute ou l'affaiblissement des califats au XIe siècle le monde des clercs se détache partout, et pas seulement en Al-Andalus, du pouvoir politique. Les ulémas bagdadiens constituent un groupe de pression d'une cohésion sociale et intellectuelle bien plus redoutable que les Andalous - et Al-Baji, assez médiocre penseur, y trouve les ressources rhétoriques nécessaires pour l'emporter sur l'esprit le plus aiguisé d'Al-Andalus. Preuve, cependant, que la créativité intellectuelle n'est pas toujours du côté des clercs et de la Ville contre le Palais. Au XIIe siècle, Ibn Tufayl et Averroès seront protégés par les califes almohades contre les ulémas, leurs pairs et compatriotes andalous. Le deuxième thème, c'est la division des activités intellectuelles dans les taifas andalouses. Les princes y favorisent en général les sciences de leur goût, coranique et grammaticale chez les Esclavons (esclaves-soldats d'origine européenne) de la côte méditerranéenne, mathématique et astronomique à Tolède et Saragosse, poétique à Séville. Pourquoi ? se demande l'historienne. En fait, tout se passe comme si l'héritage idéologique du califat omeyyade était partagé entre ses héritiers : au plus central, au plus brillant, le roi de Séville, échoit l'héritage arabe dont les Omeyyades avaient fait le coeur de leur discours - et donc, avec le rôle arabe, la poésie qui ne s'en sépare pas. A Tolède et Saragosse en revanche, les deux autres pouvoirs majeurs de la Péninsule, en expansion aux dépens des taifas leurs voisines, revient le rôle impérial, et avec lui l'excellence mathématique et astronomique, à l'imitation des grands califes de Bagdad, dont leurs souverains reprennent les noms - Al-Mamun, Al-Muqtadir, etc.
Reste enfin la belle conclusion. Avec les Persans peut-être, les Andalous sont les seuls à avoir fait peuple sans faire pouvoir. L'identité andalouse « permet à qui choisit de s'en réclamer d'en être l'héritier légitime ». Une synthèse remarquable, désormais indispensable, sur l'histoire andalouse.
Mot clé :
Livres
Gabriel Martinez-Gros est professeur émérite à l'université Paris-Nanterre.
Savoir et pouvoir en Al-Andalus au XIe siècle, Emmanuelle Tixier du Mesnil, Seuil, 2022, 448 p., 24,50 €.
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