[article] in L'Histoire > N° 492 (Février 2022) . - p. 80-81 Titre : | Guide des Livres : Japon, « vallée sombre » | Type de document : | Livres, articles, périodiques | Auteurs : | Pierre-François Souyri, Auteur | Année de publication : | 2022 | Article en page(s) : | p. 80-81 | Langues : | Français (fre) | Mots-clés : | Japon Masao Maruyama 1930 régime ultranationaliste militariste | Note de contenu : | La réflexion de Masao Maruyama, l'un des grands intellectuels japonais du XXe siècle, est enfin traduite en français : il éclaire la manière dont l'État de l'archipel a glissé dans les années 1930 vers un régime ultranationaliste et militariste.
Rarement un auteur aura fait preuve d'une pareille lucidité pour analyser un phénomène historique, alors qu'il avait encore le nez sur l'événement. « C'est la lumière qui sort des ténèbres », a-t-on pu ainsi écrire à son propos. En lisant aujourd'hui les articles de Masao Maruyama (mort en 1996), publiés en 1946, 1947 et 1949 et regroupés par l'éditeur sous le titre Le Fascisme japonais, on ne peut qu'être frappé par la clarté de l'analyse de ce contemporain des événements, rescapé de Hiroshima. En Allemagne, comme le rappelle Johann Chapoutot dans sa préface, Friedrich Meinecke avait publié dès 1946 la Catastrophe allemande et sa théorie du Sonderweg est encore une référence. Les articles de Maruyama sont du même bois et ne peuvent être ignorés de celui qui voudrait comprendre ce que fut la tragédie asiatique des années noires entre l'invasion de la Mandchourie et l'écrasement du régime de Tokyo en 1945, la « vallée sombre », comme disent les Japonais.
Dans un travail d'édition impeccable, Morvan Perroncel nous livre en effet trois études essentielles de l'un des grands intellectuels japonais du deuxième XXe siècle, dont l'oeuvre est en France quasi inconnue. Pourtant plusieurs des ouvrages de ce spécialiste de la pensée politique japonaise ont été publiés en langue française par Le Débat, les Presses universitaires de France et les Belles Lettres, mais sans écho ou presque.
Maruyama part ici d'un questionnement multiple. D'abord, d'où vient cet étrange sentiment d'irresponsabilité dans lequel baigne la société japonaise dans l'immédiat après-guerre ? Et comment qualifier l'indécision générale des dirigeants japonais de ce temps qui semblent subir les événements plus qu'ils ne les provoquent ? Qu'est-ce que ce fascisme rampant - Maruyama dit « atrophié » -, sans chef, sans parti de masse, produit d'une armée qui en devient le vecteur principal et qui s'empare de l'État sans que l'on puisse vraiment donner une date de prise du pouvoir, comme par une série de glissements progressifs alors que toutes les tentatives de coup d'État des forces les plus ultras échouent et que les éléments les plus « fascistes », comme l'idéologue Kita Ikki, sont exécutés (ce dernier en 1937) ? Comment un pareil régime peut-il émerger dans le sillage de l'État moderne créé à l'époque Meiji sans toucher au cadre établi par la Constitution de 1889 ? En est-il l'exact opposé ou la caricature voire le produit direct ?
Selon Maruyama, le système pousse au conformisme et à l'obéissance passive : loyauté aux supérieurs, respect des anciens, esprit de sacrifice, etc. Et il s'interroge : qui donnait les ordres pendant la guerre ? La machinerie militaire de l'administration et de l'armée, certes, mais personne individuellement ne s'estimait responsable. Pas les officiers qui étaient censés obéir à leur hiérarchie mais qui désobéissaient quand l'idéologie dictait leur action ; pas la hiérarchie qui était censée obéir aux ordres impériaux mais qui collectivement faisait pression sur l'empereur en permanence ; pas les soldats qui étaient censés obéir aux ordres mais qui se défoulaient sur les populations civiles dans les zones conquises. En fait chaque organe de décision fonctionnait selon sa propre logique tout en devant tenir compte des autres centres de pouvoir. Dans pareil contexte, le gouvernement ne disposait pas d'une autorité déterminante parce qu'il était lui-même un enjeu entre plusieurs centres de décision. Chaque ministre engageait sa responsabilité devant l'empereur mais l'empereur ne présidait pas le conseil des ministres, et le Premier ministre n'était pas le véritable chef des armées (ce dernier est prévenu de l'attaque de Pearl Harbor alors que celle-ci est déjà engagée). Le Conseil privé apparaît aussi comme un lieu concurrentiel de pouvoir mais ne l'emportait pas non plus sur le gouvernement. On a pu évoquer le conflit entre civils et militaires mais il faudrait aussi rappeler la rivalité permanente entre l'armée et la marine (qui chacune avaient son ministre), l'État-major et les ministères, et au sein du ministère de l'Armée de Terre, le bureau des affaires militaires et celui des affaires générales, etc.
Pagaille au sommet
Le système, paralysé, avançait sans ligne directrice, et les initiatives des milieux les plus radicaux, des « hors-la-loi » dit Maruyama, étaient finalement entérinées, ce qui donne une impression d'improvisation et de désordre, allant jusqu'à agacer Ribbentrop qui reprochait aux Japonais leur incapacité à formuler des objectifs clairs. Le journaliste français Robert Guillain, en poste à Tokyo pendant la guerre, avait d'ailleurs qualifié cette incroyable pagaille qui régnait au sommet de l'État japonais de « pétaudière ». Depuis Maruyama, les historiens ont pu montrer à quel point cette analyse était juste. En Mandchourie en 1931, les officiers sur place agirent de leur plein gré - par loyauté disaient-ils - et contraignirent Tokyo à accepter le fait accompli. A l'automne 1937, les ordres étaient de ne pas marcher sur Nankin, mais les officiers sur place décidèrent de passer outre sans qu'aucune punition ne vienne les sanctionner - on sait pourtant quelles en furent les horribles conséquences.
Dans l'article de 1949, intitulé « Le profil psychologique des dirigeants de guerre japonais », Maruyama montre comment ces derniers - pour la plupart cultivés et issus de l'élite - sont différents des nazis et, donc, comment la rupture est relative avec les années 1920 dans la bureaucratie et l'armée. Il explique de quelle manière le langage fleuri de l'époque est souvent un paravent pour ne parler que par euphémisme, - langage « fuyant comme l'anguille et vaporeux comme la brume » - là où les dirigeants allemands agissaient en pleine conscience de leurs actes.
Maruyama évoque le terme fasciste - mais il parle aussi d'ultranationalisme ou de militarisme - en soulignant les ressemblances et surtout les différences avec les régimes fascistes européens. Il évoque des « phases » historiques. D'abord une période de « préparation » depuis le début des années 1920 quand les mouvements fascisants sont extérieurs à l'appareil d'État puis, à partir de 1931, la « maturation » quand les groupes ultras agissent par la pression sur les gouvernements « par le bas », en pratiquant intimidations diverses, assassinats et coups d'État. Après l'échec du coup d'État de février 1936, les officiers de la « faction de contrôle » s'emparent du pouvoir qu'ils partagent avec la bureaucratie civile et mettent en place un « fascisme par le haut », plus stable, mais qui conduit droit à la guerre. Son analyse de la petite bourgeoisie soutenant la dictature et la guerre reste prodigieuse de finesse, de même que celle du comportement, parfois déroutant, des protagonistes du procès de Tokyo.
Au final un grand livre, un « classique » mis enfin à disposition des lecteurs francophones.
Mot clé :
Livre
Pierre-François Souyri est Professeur honoraire à l'université de Genève.
Le Fascisme japonais, 1931-1945. Analyse et interprétation, Masao Maruyama, préface de Johann Chapoutot, traduit du japonais par Morvan Perroncel, Les Belles Lettres, 2021, 304 p., 27 €.
|
[article] Guide des Livres : Japon, « vallée sombre » [Livres, articles, périodiques] / Pierre-François Souyri, Auteur . - 2022 . - p. 80-81. Langues : Français ( fre) in L'Histoire > N° 492 (Février 2022) . - p. 80-81 Mots-clés : | Japon Masao Maruyama 1930 régime ultranationaliste militariste | Note de contenu : | La réflexion de Masao Maruyama, l'un des grands intellectuels japonais du XXe siècle, est enfin traduite en français : il éclaire la manière dont l'État de l'archipel a glissé dans les années 1930 vers un régime ultranationaliste et militariste.
Rarement un auteur aura fait preuve d'une pareille lucidité pour analyser un phénomène historique, alors qu'il avait encore le nez sur l'événement. « C'est la lumière qui sort des ténèbres », a-t-on pu ainsi écrire à son propos. En lisant aujourd'hui les articles de Masao Maruyama (mort en 1996), publiés en 1946, 1947 et 1949 et regroupés par l'éditeur sous le titre Le Fascisme japonais, on ne peut qu'être frappé par la clarté de l'analyse de ce contemporain des événements, rescapé de Hiroshima. En Allemagne, comme le rappelle Johann Chapoutot dans sa préface, Friedrich Meinecke avait publié dès 1946 la Catastrophe allemande et sa théorie du Sonderweg est encore une référence. Les articles de Maruyama sont du même bois et ne peuvent être ignorés de celui qui voudrait comprendre ce que fut la tragédie asiatique des années noires entre l'invasion de la Mandchourie et l'écrasement du régime de Tokyo en 1945, la « vallée sombre », comme disent les Japonais.
Dans un travail d'édition impeccable, Morvan Perroncel nous livre en effet trois études essentielles de l'un des grands intellectuels japonais du deuxième XXe siècle, dont l'oeuvre est en France quasi inconnue. Pourtant plusieurs des ouvrages de ce spécialiste de la pensée politique japonaise ont été publiés en langue française par Le Débat, les Presses universitaires de France et les Belles Lettres, mais sans écho ou presque.
Maruyama part ici d'un questionnement multiple. D'abord, d'où vient cet étrange sentiment d'irresponsabilité dans lequel baigne la société japonaise dans l'immédiat après-guerre ? Et comment qualifier l'indécision générale des dirigeants japonais de ce temps qui semblent subir les événements plus qu'ils ne les provoquent ? Qu'est-ce que ce fascisme rampant - Maruyama dit « atrophié » -, sans chef, sans parti de masse, produit d'une armée qui en devient le vecteur principal et qui s'empare de l'État sans que l'on puisse vraiment donner une date de prise du pouvoir, comme par une série de glissements progressifs alors que toutes les tentatives de coup d'État des forces les plus ultras échouent et que les éléments les plus « fascistes », comme l'idéologue Kita Ikki, sont exécutés (ce dernier en 1937) ? Comment un pareil régime peut-il émerger dans le sillage de l'État moderne créé à l'époque Meiji sans toucher au cadre établi par la Constitution de 1889 ? En est-il l'exact opposé ou la caricature voire le produit direct ?
Selon Maruyama, le système pousse au conformisme et à l'obéissance passive : loyauté aux supérieurs, respect des anciens, esprit de sacrifice, etc. Et il s'interroge : qui donnait les ordres pendant la guerre ? La machinerie militaire de l'administration et de l'armée, certes, mais personne individuellement ne s'estimait responsable. Pas les officiers qui étaient censés obéir à leur hiérarchie mais qui désobéissaient quand l'idéologie dictait leur action ; pas la hiérarchie qui était censée obéir aux ordres impériaux mais qui collectivement faisait pression sur l'empereur en permanence ; pas les soldats qui étaient censés obéir aux ordres mais qui se défoulaient sur les populations civiles dans les zones conquises. En fait chaque organe de décision fonctionnait selon sa propre logique tout en devant tenir compte des autres centres de pouvoir. Dans pareil contexte, le gouvernement ne disposait pas d'une autorité déterminante parce qu'il était lui-même un enjeu entre plusieurs centres de décision. Chaque ministre engageait sa responsabilité devant l'empereur mais l'empereur ne présidait pas le conseil des ministres, et le Premier ministre n'était pas le véritable chef des armées (ce dernier est prévenu de l'attaque de Pearl Harbor alors que celle-ci est déjà engagée). Le Conseil privé apparaît aussi comme un lieu concurrentiel de pouvoir mais ne l'emportait pas non plus sur le gouvernement. On a pu évoquer le conflit entre civils et militaires mais il faudrait aussi rappeler la rivalité permanente entre l'armée et la marine (qui chacune avaient son ministre), l'État-major et les ministères, et au sein du ministère de l'Armée de Terre, le bureau des affaires militaires et celui des affaires générales, etc.
Pagaille au sommet
Le système, paralysé, avançait sans ligne directrice, et les initiatives des milieux les plus radicaux, des « hors-la-loi » dit Maruyama, étaient finalement entérinées, ce qui donne une impression d'improvisation et de désordre, allant jusqu'à agacer Ribbentrop qui reprochait aux Japonais leur incapacité à formuler des objectifs clairs. Le journaliste français Robert Guillain, en poste à Tokyo pendant la guerre, avait d'ailleurs qualifié cette incroyable pagaille qui régnait au sommet de l'État japonais de « pétaudière ». Depuis Maruyama, les historiens ont pu montrer à quel point cette analyse était juste. En Mandchourie en 1931, les officiers sur place agirent de leur plein gré - par loyauté disaient-ils - et contraignirent Tokyo à accepter le fait accompli. A l'automne 1937, les ordres étaient de ne pas marcher sur Nankin, mais les officiers sur place décidèrent de passer outre sans qu'aucune punition ne vienne les sanctionner - on sait pourtant quelles en furent les horribles conséquences.
Dans l'article de 1949, intitulé « Le profil psychologique des dirigeants de guerre japonais », Maruyama montre comment ces derniers - pour la plupart cultivés et issus de l'élite - sont différents des nazis et, donc, comment la rupture est relative avec les années 1920 dans la bureaucratie et l'armée. Il explique de quelle manière le langage fleuri de l'époque est souvent un paravent pour ne parler que par euphémisme, - langage « fuyant comme l'anguille et vaporeux comme la brume » - là où les dirigeants allemands agissaient en pleine conscience de leurs actes.
Maruyama évoque le terme fasciste - mais il parle aussi d'ultranationalisme ou de militarisme - en soulignant les ressemblances et surtout les différences avec les régimes fascistes européens. Il évoque des « phases » historiques. D'abord une période de « préparation » depuis le début des années 1920 quand les mouvements fascisants sont extérieurs à l'appareil d'État puis, à partir de 1931, la « maturation » quand les groupes ultras agissent par la pression sur les gouvernements « par le bas », en pratiquant intimidations diverses, assassinats et coups d'État. Après l'échec du coup d'État de février 1936, les officiers de la « faction de contrôle » s'emparent du pouvoir qu'ils partagent avec la bureaucratie civile et mettent en place un « fascisme par le haut », plus stable, mais qui conduit droit à la guerre. Son analyse de la petite bourgeoisie soutenant la dictature et la guerre reste prodigieuse de finesse, de même que celle du comportement, parfois déroutant, des protagonistes du procès de Tokyo.
Au final un grand livre, un « classique » mis enfin à disposition des lecteurs francophones.
Mot clé :
Livre
Pierre-François Souyri est Professeur honoraire à l'université de Genève.
Le Fascisme japonais, 1931-1945. Analyse et interprétation, Masao Maruyama, préface de Johann Chapoutot, traduit du japonais par Morvan Perroncel, Les Belles Lettres, 2021, 304 p., 27 €.
|
|