[article] in L'Histoire > N° 490 (Décembre 2021) . - p. 64-65 Titre : | L'Atelier des CHERCHEURS : Comment les marchands de Florence fraudaient le fisc | Type de document : | Livres, articles, périodiques | Auteurs : | Ingrid Houssaye Michienzi, Auteur | Année de publication : | 2021 | Article en page(s) : | p. 64-65 | Langues : | Français (fre) | Mots-clés : | Florence fisc marchands fraude Moyen-Age | Note de contenu : |
Dans la Méditerranée du XVe siècle la fraude fiscale est chose courante. Reprises à nouveaux frais, les sources commerciales nous en disent long sur les pratiques marchandes à la fin du Moyen Age.
Le 11 avril 1405, port de Valence, Couronne d'Aragon. Les agents de la compagnie d'affaires du Florentin Francesco Datini chargent un ballot de soie sur une embarcation à destination des côtes italiennes. Ce ballot est enregistré sur le registre de bord sous le nom du marchand catalan Johan Beyona et scellé de son sceau.
14 mai 1405, port de Piombino, Toscane. Giovanni Cirioni, agent de la compagnie Datini, monte à bord du navire fraîchement arrivé de Valence pour inciter le scribe à changer la marque commerciale apposée sur le ballot de soie et à modifier le nom de son propriétaire sur le registre de bord. Il s'agit de remplacer le nom et la marque commerciale du Catalan Johan Beyona par ceux de la compagnie Datini. L'objectif de cette manoeuvre : éviter le paiement des taxes à Valence et à Piombino.
Mais Cirioni n'est pas assez prudent. La fraude est découverte suite à une dénonciation faite auprès des autorités de Piombino. Le ballot de soie est séquestré et un procès est instruit pour « fraude et tromperie », conduit par le podestat, premier magistrat de la commune, et par le percepteur de la gabelle Iacopo Pucci.
Cette affaire peut être reconstituée grâce à la formidable documentation marchande conservée au sein du fonds Datini des archives de Prato en Toscane. Ce corpus exceptionnel (plus de 150 000 lettres et 600 registres de comptes) a été exploité de manière importante à partir des années 1960 avec une approche plutôt quantitative, souvent prisonnière d'une lecture classique strictement économique, avant d'être délaissé par les chercheurs. Riche en multiples histoires, ce fonds est aujourd'hui examiné de manière transversale afin de répondre à des questionnements neufs, davantage qualitatifs. On y trouve par exemple les traces écrites d'un commerce interreligieux notable en péninsule Ibérique dans un contexte de ségrégation spatiale et de persécution envers les Juifs. On y trouve aussi exposés de manière concrète les pratiques commerciales et le fonctionnement des réseaux d'affaires en Méditerranée occidentale.
Guerre commerciale
Cette affaire de fraude fiscale nous permet d'en apprendre plus sur les stratégies commerciales déployées par la compagnie florentine. Retournons d'abord à Valence. Depuis la fin du XIIIe siècle les marchands catalans et aragonais se plaignent des négociants italiens auprès des souverains de la Couronne d'Aragon. Ils les accusent de pratiquer l'accaparement de marchandises et d'infiltrer les milieux financiers de la Couronne.
Les souverains de la Couronne jonglent alors entre mesures punitives d'expulsion des marchands italiens du royaume et retour au statu quo. A la suite d'une énième mesure d'expulsion décrétée en 1401 par Martin Ier, une nouveauté voit le jour : établir une taxe spécifique de 3 deniers par lire (1,25 %) sur les marchandises que les Italiens importent ou exportent des territoires de la Couronne.
Mais immédiatement, dans les milieux marchands toscans, on réfléchit à la parade. Puisque les sujets de la Couronne d'Aragon ne paient pas cette taxe, quelle que soit leur origine, deux moyens s'offrent à eux. Le premier est d'obtenir la citoyenneté aragonaise au terme d'une procédure peu complexe. Comme l'écrit un Toscan installé dans l'île de Majorque, « pour le bien de nos marchandises et de celles de nos amis, je me suis fait citoyen d'ici ».
Le second moyen est la substitution d'identité, c'est-à-dire commercer sous le nom d'un tiers consentant, le plus souvent une proche relation d'affaires. L'emprunt de telles identités de complaisance est alors facilité par l'absence d'un réel enregistrement administratif permettant un processus complet d'identification. Seule la marque du souverain ou des autorités qui délivrent un document officiel, à travers les sceaux et les signatures, le rend authentique.
La citoyenneté d'autrui devient vite un instrument de fraude. Les marchands toscans trafiquent entre eux des cartes de citoyenneté. A Majorque, les agents de la compagnie Datini opèrent sous le nom d'autres marchands toscans, tels Frosino di ser Giovanni, un Florentin citoyen de Barcelone, ou Tommaso Casini, citoyen de Valence. Ainsi, c'est afin d'éviter le paiement de la taxe spécifique aux Italiens que, le 11 avril 1405, les agents de la compagnie Datini de Valence ont placé leur ballot de soie sous le nom du Catalan Johan Beyona.
Une fois le navire arrivé à Piombino, Giovanni Cirioni, en montant sur le bateau, veut effectuer la procédure inverse et placer la soie sous nom toscan pour éviter de payer la taxe réservée aux marchandises étrangères. Une pratique qui n'a rien d'exceptionnel, si l'on en croit la réaction des autorités locales, qui prennent l'affaire très au sérieux. Ainsi, d'après les agents de Francesco Datini à Piombino, « ceux d'ici font une grande estime de ce cas parce qu'il apparaît un exemple que les autres auront à suivre ».
Une longue procédure juridique
L'imprudence de Cirioni constitue donc une aubaine pour l'historien. La procédure juridique qui s'ensuit, bien documentée dans les archives de la compagnie, nous donne à voir la complexité des réseaux marchands impliqués dans cette affaire. Les sources montrent ainsi que la procédure dure plus d'un mois. Il ne s'agit pas de juger les actes de Cirioni, mais d'identifier le propriétaire du ballot de soie. Il faut déterminer très précisément la propriété de la marchandise. Si celle-ci appartient au marchand catalan, les droits doivent être payés à Piombino ; en revanche, si le ballot de soie est à la compagnie Datini, le paiement des droits n'est pas exigé.
Après des déclarations contradictoires, Cirioni doit fournir des documents consignés à la Cour par le biais d'écritures notariées. Il s'agit de lettres commerciales prouvant les modalités d'achat du ballot de soie et son expédition, du contrat d'assurance et de déclaration de personnes présentes lors de l'arrivée du navire.
Mais la procédure traîne. Les agents sur place utilisent différents moyens pour la faire avancer, notamment l'intimidation. Ils menacent le percepteur de porter plainte contre lui à Florence afin que tout coût ou dommage survenu au ballot de soie lui soit imputé. Cette pression, renforcée par le poids du marchand - Francesco Datini - auquel appartient la marchandise et qui suit l'affaire de près, accélère le processus juridique. La soie est rapidement récupérée et l'instruction, close. Giovanni Cirioni, quant à lui, n'est jamais inquiété. Il reste libre durant la procédure. Aucune lettre ne mentionne une incarcération ou une quelconque amende. Et comme l'atteste sa correspondance, il reprend tranquillement ses activités à Piombino. Une issue heureuse, qui montre bien qu'au début du XVe siècle les grandes compagnies réussissent déjà à s'affranchir des lois de la fiscalité...
L'AUTEURE
Chargée de recherche au CNRS, Ingrid Houssaye Michienzi est spécialiste de l'histoire économique et sociale de l'espace méditerranéen à la fin du Moyen Age. Elle a publié Datini, Majorque et le Maghreb, XIVe-XVe siècles. Réseaux, espaces méditerranéens et stratégies marchandes (Brill, 2013).
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[article] L'Atelier des CHERCHEURS : Comment les marchands de Florence fraudaient le fisc [Livres, articles, périodiques] / Ingrid Houssaye Michienzi, Auteur . - 2021 . - p. 64-65. Langues : Français ( fre) in L'Histoire > N° 490 (Décembre 2021) . - p. 64-65 Mots-clés : | Florence fisc marchands fraude Moyen-Age | Note de contenu : |
Dans la Méditerranée du XVe siècle la fraude fiscale est chose courante. Reprises à nouveaux frais, les sources commerciales nous en disent long sur les pratiques marchandes à la fin du Moyen Age.
Le 11 avril 1405, port de Valence, Couronne d'Aragon. Les agents de la compagnie d'affaires du Florentin Francesco Datini chargent un ballot de soie sur une embarcation à destination des côtes italiennes. Ce ballot est enregistré sur le registre de bord sous le nom du marchand catalan Johan Beyona et scellé de son sceau.
14 mai 1405, port de Piombino, Toscane. Giovanni Cirioni, agent de la compagnie Datini, monte à bord du navire fraîchement arrivé de Valence pour inciter le scribe à changer la marque commerciale apposée sur le ballot de soie et à modifier le nom de son propriétaire sur le registre de bord. Il s'agit de remplacer le nom et la marque commerciale du Catalan Johan Beyona par ceux de la compagnie Datini. L'objectif de cette manoeuvre : éviter le paiement des taxes à Valence et à Piombino.
Mais Cirioni n'est pas assez prudent. La fraude est découverte suite à une dénonciation faite auprès des autorités de Piombino. Le ballot de soie est séquestré et un procès est instruit pour « fraude et tromperie », conduit par le podestat, premier magistrat de la commune, et par le percepteur de la gabelle Iacopo Pucci.
Cette affaire peut être reconstituée grâce à la formidable documentation marchande conservée au sein du fonds Datini des archives de Prato en Toscane. Ce corpus exceptionnel (plus de 150 000 lettres et 600 registres de comptes) a été exploité de manière importante à partir des années 1960 avec une approche plutôt quantitative, souvent prisonnière d'une lecture classique strictement économique, avant d'être délaissé par les chercheurs. Riche en multiples histoires, ce fonds est aujourd'hui examiné de manière transversale afin de répondre à des questionnements neufs, davantage qualitatifs. On y trouve par exemple les traces écrites d'un commerce interreligieux notable en péninsule Ibérique dans un contexte de ségrégation spatiale et de persécution envers les Juifs. On y trouve aussi exposés de manière concrète les pratiques commerciales et le fonctionnement des réseaux d'affaires en Méditerranée occidentale.
Guerre commerciale
Cette affaire de fraude fiscale nous permet d'en apprendre plus sur les stratégies commerciales déployées par la compagnie florentine. Retournons d'abord à Valence. Depuis la fin du XIIIe siècle les marchands catalans et aragonais se plaignent des négociants italiens auprès des souverains de la Couronne d'Aragon. Ils les accusent de pratiquer l'accaparement de marchandises et d'infiltrer les milieux financiers de la Couronne.
Les souverains de la Couronne jonglent alors entre mesures punitives d'expulsion des marchands italiens du royaume et retour au statu quo. A la suite d'une énième mesure d'expulsion décrétée en 1401 par Martin Ier, une nouveauté voit le jour : établir une taxe spécifique de 3 deniers par lire (1,25 %) sur les marchandises que les Italiens importent ou exportent des territoires de la Couronne.
Mais immédiatement, dans les milieux marchands toscans, on réfléchit à la parade. Puisque les sujets de la Couronne d'Aragon ne paient pas cette taxe, quelle que soit leur origine, deux moyens s'offrent à eux. Le premier est d'obtenir la citoyenneté aragonaise au terme d'une procédure peu complexe. Comme l'écrit un Toscan installé dans l'île de Majorque, « pour le bien de nos marchandises et de celles de nos amis, je me suis fait citoyen d'ici ».
Le second moyen est la substitution d'identité, c'est-à-dire commercer sous le nom d'un tiers consentant, le plus souvent une proche relation d'affaires. L'emprunt de telles identités de complaisance est alors facilité par l'absence d'un réel enregistrement administratif permettant un processus complet d'identification. Seule la marque du souverain ou des autorités qui délivrent un document officiel, à travers les sceaux et les signatures, le rend authentique.
La citoyenneté d'autrui devient vite un instrument de fraude. Les marchands toscans trafiquent entre eux des cartes de citoyenneté. A Majorque, les agents de la compagnie Datini opèrent sous le nom d'autres marchands toscans, tels Frosino di ser Giovanni, un Florentin citoyen de Barcelone, ou Tommaso Casini, citoyen de Valence. Ainsi, c'est afin d'éviter le paiement de la taxe spécifique aux Italiens que, le 11 avril 1405, les agents de la compagnie Datini de Valence ont placé leur ballot de soie sous le nom du Catalan Johan Beyona.
Une fois le navire arrivé à Piombino, Giovanni Cirioni, en montant sur le bateau, veut effectuer la procédure inverse et placer la soie sous nom toscan pour éviter de payer la taxe réservée aux marchandises étrangères. Une pratique qui n'a rien d'exceptionnel, si l'on en croit la réaction des autorités locales, qui prennent l'affaire très au sérieux. Ainsi, d'après les agents de Francesco Datini à Piombino, « ceux d'ici font une grande estime de ce cas parce qu'il apparaît un exemple que les autres auront à suivre ».
Une longue procédure juridique
L'imprudence de Cirioni constitue donc une aubaine pour l'historien. La procédure juridique qui s'ensuit, bien documentée dans les archives de la compagnie, nous donne à voir la complexité des réseaux marchands impliqués dans cette affaire. Les sources montrent ainsi que la procédure dure plus d'un mois. Il ne s'agit pas de juger les actes de Cirioni, mais d'identifier le propriétaire du ballot de soie. Il faut déterminer très précisément la propriété de la marchandise. Si celle-ci appartient au marchand catalan, les droits doivent être payés à Piombino ; en revanche, si le ballot de soie est à la compagnie Datini, le paiement des droits n'est pas exigé.
Après des déclarations contradictoires, Cirioni doit fournir des documents consignés à la Cour par le biais d'écritures notariées. Il s'agit de lettres commerciales prouvant les modalités d'achat du ballot de soie et son expédition, du contrat d'assurance et de déclaration de personnes présentes lors de l'arrivée du navire.
Mais la procédure traîne. Les agents sur place utilisent différents moyens pour la faire avancer, notamment l'intimidation. Ils menacent le percepteur de porter plainte contre lui à Florence afin que tout coût ou dommage survenu au ballot de soie lui soit imputé. Cette pression, renforcée par le poids du marchand - Francesco Datini - auquel appartient la marchandise et qui suit l'affaire de près, accélère le processus juridique. La soie est rapidement récupérée et l'instruction, close. Giovanni Cirioni, quant à lui, n'est jamais inquiété. Il reste libre durant la procédure. Aucune lettre ne mentionne une incarcération ou une quelconque amende. Et comme l'atteste sa correspondance, il reprend tranquillement ses activités à Piombino. Une issue heureuse, qui montre bien qu'au début du XVe siècle les grandes compagnies réussissent déjà à s'affranchir des lois de la fiscalité...
L'AUTEURE
Chargée de recherche au CNRS, Ingrid Houssaye Michienzi est spécialiste de l'histoire économique et sociale de l'espace méditerranéen à la fin du Moyen Age. Elle a publié Datini, Majorque et le Maghreb, XIVe-XVe siècles. Réseaux, espaces méditerranéens et stratégies marchandes (Brill, 2013).
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