[article] in L'Histoire > N° 489 (septembre 2021) . - p. 64-65 Titre : | L'Atelier des CHERCHEURS : 3. Le capitalisme est né en Asie | Type de document : | Livres, articles, périodiques | Auteurs : | Giorgio Riello, Auteur | Année de publication : | 2021 | Article en page(s) : | p. 64-65 | Langues : | Français (fre) | Mots-clés : | Asie capitalisme | Note de contenu : | A l'Époque moderne le coeur battant du commerce mondial se trouve en Asie. C'est là que les Européens acquièrent les savoir-faire qui permettront l'essor du capitalisme contemporain.
Au cours des trente dernières années l'essor économique de l'Asie, et plus particulièrement de la Chine et de l'Inde, a coïncidé avec une phase de stagnation pour les économies occidentales. Avant que la pandémie de Covid-19 ne se déclare la Chine connaissait une croissance annuelle de 6 à 7 % et assurait près de 30 % de la production mondiale. Ces chiffres impressionnants sont généralement présentés comme une preuve de la bonne intégration des économies émergentes d'Asie au monde capitaliste centré sur l'Amérique et l'Europe. Pourtant, ces performances n'ont rien de nouveau pour l'Asie. Il y a cinq siècles la Chine et l'Inde représentaient entre la moitié et les deux tiers de l'économie mondiale. Dans la Chine des Ming la soie et la porcelaine étaient produites en quantité astronomique, tout comme le coton et les autres étoffes de luxe dans le sous-continent indien. Dans les années 1820, alors même que l'Europe occidentale avait entamé son industrialisation, l'Inde et la Chine représentaient encore la moitié du PIB mondial.
Dans son ouvrage ReOrient (1998), Andre Gunder Frank affirmait ainsi que le capitalisme industriel européen du XIXe-XXe siècle n'avait été qu'une brève parenthèse dans un long processus de domination asiatique. Quelques années plus tard, dans son célèbre ouvrage Une grande divergence (2000), Kenneth Pomeranz mettait en lumière les facteurs commerciaux et environnementaux qui expliquaient ce brutal essor de l'industrie européenne par rapport à l'Asie. Ces travaux ont permis de corriger l'idée courante selon laquelle le capitalisme serait né en Europe grâce à l'esprit d'entreprise, à la créativité, ou aux caractéristiques culturelles propres à l'Occident.
Au cours des vingt dernières années, les historiens du capitalisme ont montré que le capitalisme était plutôt né de dynamiques et de processus mondiaux. Ainsi, aux États-Unis, les tenants de la « nouvelle histoire du capitalisme » ont placé l'esclavage et le modèle de la plantation esclavagiste au centre d'un nouveau récit sur l'émergence du capitalisme mondial. En Asie, les travaux universitaires inspirés du marxisme en Inde ou du communisme en Chine ont en revanche été plus réticents à affirmer l'importance de la contribution asiatique à l'essor du capitalisme.
Les comptoirs de l'océan Indien
Pourtant, au-delà de ses capacités de production, l'Asie des Temps modernes se distinguait aussi par son poids dans le commerce mondial. Au milieu du XVe siècle l'Europe n'est qu'une périphérie d'un espace commercial afro-eurasien dont le coeur battant se situe entre le golfe Persique, l'Inde et l'Indonésie. Les marchands musulmans, juifs et indiens sillonnent les riches cités portuaires de l'océan Indien à la recherche d'étoffes, d'épices et de pierres précieuses.
Entre le XVIe et le XVIIIe siècle les puissances européennes, attirées par ces denrées de luxe, prirent le contrôle de certaines de ces cités comme Surat et Macao ou en établirent de nouvelles telles Batavia ou Madras. Véritables piliers du commerce européen en Asie, les « comptoirs » commerciaux constituaient soit des quartiers enclavés dans une cité préexistante et habités par une poignée d'employés, soit de véritables villes. Ils remplissaient le rôle de centres de collecte, d'assemblage et parfois de fabrication.
Dans les estampes et sur les peintures, ils sont représentés comme des lieux grouillant d'hommes et de marchandises. C'est le cas du comptoir de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales (VOC) dans le port de Surat, au Gujarat, peint en 1629 par Pieter Van den Broecke. Intitulée Logie van Suratte, l'oeuvre nous donne à voir ce que l'on appellerait aujourd'hui un « complexe militaire » composé de logements, d'un potager et d'une cour intérieure servant à l'inspection des marchandises. Les habitants vont et viennent par une entrée gardée. Le célèbre tableau réalisé par Hendrik van Schuylenburgh en 1665 montre le comptoir néerlandais de Hooghly (Calcutta) comme une citadelle bien ordonnée bâtie sur les rives du fleuve et abritant des centaines de travailleurs.
Ces comptoirs étaient l'équivalent des « zones économiques spéciales » d'aujourd'hui. Véritables centres de commerce intercontinental, ils ont été, jusqu'en 1800, les moteurs du progrès économique. C'est ici que les produits destinés au marché mondial étaient conçus et fabriqués.
Pour s'y faire une place, les Européens durent se battre avec les communautés marchandes qui y étaient implantées depuis des siècles et apprendre auprès d'elles de nouvelles techniques de vente et de production. Ainsi, alors que la « nouvelle histoire du capitalisme » met l'accent sur l'exploitation du travail dans l'essor du capitalisme, l'hypothèse d'une origine asiatique du capitalisme global met l'accent sur le rôle des transferts de savoirs au contact de l'Asie et de ses communautés marchandes.
Le système logistique international très performant que nous connaissons aujourd'hui est en partie le fruit des difficiles apprentissages auprès des marchés asiatiques en ces temps-là. Ainsi, les compagnies européennes durent déployer des trésors d'ingéniosité pour lutter contre la fraude qui sévissait dans le commerce des cotons indiens. Pour s'assurer que les fournisseurs locaux ne les trompaient pas sur la qualité de la marchandise, elles établirent des hangars où le coton était stocké en grande quantité et contrôlé minutieusement. Mais les fournisseurs trouvaient toujours un moyen de contourner le dispositif, par exemple en plaçant un coton de meilleure qualité sur le sommet du ballot. Dans les années 1670, Edward Herrys, employé de la VOC, rapporte ainsi que, « en dépit de tout le soin et de toutes les peines qu'il prend à trier et à examiner les calicots, il lui semble impossible d'effectuer un examen approfondi par manque de temps et en l'absence d'un stock acheté à l'avance plus tôt dans l'année »1. Pour contourner ces difficultés, les Européens durent sans cesse acquérir de nouveaux savoir-faire en matière de stockage et de contrôle qualité.
Le capitalisme mondial des Temps modernes fut donc autant commercial qu'industriel. Et le rôle central que jouèrent les comptoirs de l'océan Indien dans la transition vers le capitalisme contemporain mérite aujourd'hui d'être réévalué.
(Texte traduit par François Mathou.)
Note
1. Records of Fort St. George. Diary and Consultation Book. Vol. I, 1672-1678 (Madras, 1910), p. 75 : « Consultation at Fort St. George: From Mr. Edward Herrys to the Honorable Sr. William Langhorn and Council », 27 septembre 1675.
L'AUTEUR
Professeur d'histoire moderne globale à l'Institut universitaire européen de Florence, Giorgio Riello a notamment publié Cotton. The Fabric that Made the Modern World (Cambridge University Press, 2013).
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[article] L'Atelier des CHERCHEURS : 3. Le capitalisme est né en Asie [Livres, articles, périodiques] / Giorgio Riello, Auteur . - 2021 . - p. 64-65. Langues : Français ( fre) in L'Histoire > N° 489 (septembre 2021) . - p. 64-65 Mots-clés : | Asie capitalisme | Note de contenu : | A l'Époque moderne le coeur battant du commerce mondial se trouve en Asie. C'est là que les Européens acquièrent les savoir-faire qui permettront l'essor du capitalisme contemporain.
Au cours des trente dernières années l'essor économique de l'Asie, et plus particulièrement de la Chine et de l'Inde, a coïncidé avec une phase de stagnation pour les économies occidentales. Avant que la pandémie de Covid-19 ne se déclare la Chine connaissait une croissance annuelle de 6 à 7 % et assurait près de 30 % de la production mondiale. Ces chiffres impressionnants sont généralement présentés comme une preuve de la bonne intégration des économies émergentes d'Asie au monde capitaliste centré sur l'Amérique et l'Europe. Pourtant, ces performances n'ont rien de nouveau pour l'Asie. Il y a cinq siècles la Chine et l'Inde représentaient entre la moitié et les deux tiers de l'économie mondiale. Dans la Chine des Ming la soie et la porcelaine étaient produites en quantité astronomique, tout comme le coton et les autres étoffes de luxe dans le sous-continent indien. Dans les années 1820, alors même que l'Europe occidentale avait entamé son industrialisation, l'Inde et la Chine représentaient encore la moitié du PIB mondial.
Dans son ouvrage ReOrient (1998), Andre Gunder Frank affirmait ainsi que le capitalisme industriel européen du XIXe-XXe siècle n'avait été qu'une brève parenthèse dans un long processus de domination asiatique. Quelques années plus tard, dans son célèbre ouvrage Une grande divergence (2000), Kenneth Pomeranz mettait en lumière les facteurs commerciaux et environnementaux qui expliquaient ce brutal essor de l'industrie européenne par rapport à l'Asie. Ces travaux ont permis de corriger l'idée courante selon laquelle le capitalisme serait né en Europe grâce à l'esprit d'entreprise, à la créativité, ou aux caractéristiques culturelles propres à l'Occident.
Au cours des vingt dernières années, les historiens du capitalisme ont montré que le capitalisme était plutôt né de dynamiques et de processus mondiaux. Ainsi, aux États-Unis, les tenants de la « nouvelle histoire du capitalisme » ont placé l'esclavage et le modèle de la plantation esclavagiste au centre d'un nouveau récit sur l'émergence du capitalisme mondial. En Asie, les travaux universitaires inspirés du marxisme en Inde ou du communisme en Chine ont en revanche été plus réticents à affirmer l'importance de la contribution asiatique à l'essor du capitalisme.
Les comptoirs de l'océan Indien
Pourtant, au-delà de ses capacités de production, l'Asie des Temps modernes se distinguait aussi par son poids dans le commerce mondial. Au milieu du XVe siècle l'Europe n'est qu'une périphérie d'un espace commercial afro-eurasien dont le coeur battant se situe entre le golfe Persique, l'Inde et l'Indonésie. Les marchands musulmans, juifs et indiens sillonnent les riches cités portuaires de l'océan Indien à la recherche d'étoffes, d'épices et de pierres précieuses.
Entre le XVIe et le XVIIIe siècle les puissances européennes, attirées par ces denrées de luxe, prirent le contrôle de certaines de ces cités comme Surat et Macao ou en établirent de nouvelles telles Batavia ou Madras. Véritables piliers du commerce européen en Asie, les « comptoirs » commerciaux constituaient soit des quartiers enclavés dans une cité préexistante et habités par une poignée d'employés, soit de véritables villes. Ils remplissaient le rôle de centres de collecte, d'assemblage et parfois de fabrication.
Dans les estampes et sur les peintures, ils sont représentés comme des lieux grouillant d'hommes et de marchandises. C'est le cas du comptoir de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales (VOC) dans le port de Surat, au Gujarat, peint en 1629 par Pieter Van den Broecke. Intitulée Logie van Suratte, l'oeuvre nous donne à voir ce que l'on appellerait aujourd'hui un « complexe militaire » composé de logements, d'un potager et d'une cour intérieure servant à l'inspection des marchandises. Les habitants vont et viennent par une entrée gardée. Le célèbre tableau réalisé par Hendrik van Schuylenburgh en 1665 montre le comptoir néerlandais de Hooghly (Calcutta) comme une citadelle bien ordonnée bâtie sur les rives du fleuve et abritant des centaines de travailleurs.
Ces comptoirs étaient l'équivalent des « zones économiques spéciales » d'aujourd'hui. Véritables centres de commerce intercontinental, ils ont été, jusqu'en 1800, les moteurs du progrès économique. C'est ici que les produits destinés au marché mondial étaient conçus et fabriqués.
Pour s'y faire une place, les Européens durent se battre avec les communautés marchandes qui y étaient implantées depuis des siècles et apprendre auprès d'elles de nouvelles techniques de vente et de production. Ainsi, alors que la « nouvelle histoire du capitalisme » met l'accent sur l'exploitation du travail dans l'essor du capitalisme, l'hypothèse d'une origine asiatique du capitalisme global met l'accent sur le rôle des transferts de savoirs au contact de l'Asie et de ses communautés marchandes.
Le système logistique international très performant que nous connaissons aujourd'hui est en partie le fruit des difficiles apprentissages auprès des marchés asiatiques en ces temps-là. Ainsi, les compagnies européennes durent déployer des trésors d'ingéniosité pour lutter contre la fraude qui sévissait dans le commerce des cotons indiens. Pour s'assurer que les fournisseurs locaux ne les trompaient pas sur la qualité de la marchandise, elles établirent des hangars où le coton était stocké en grande quantité et contrôlé minutieusement. Mais les fournisseurs trouvaient toujours un moyen de contourner le dispositif, par exemple en plaçant un coton de meilleure qualité sur le sommet du ballot. Dans les années 1670, Edward Herrys, employé de la VOC, rapporte ainsi que, « en dépit de tout le soin et de toutes les peines qu'il prend à trier et à examiner les calicots, il lui semble impossible d'effectuer un examen approfondi par manque de temps et en l'absence d'un stock acheté à l'avance plus tôt dans l'année »1. Pour contourner ces difficultés, les Européens durent sans cesse acquérir de nouveaux savoir-faire en matière de stockage et de contrôle qualité.
Le capitalisme mondial des Temps modernes fut donc autant commercial qu'industriel. Et le rôle central que jouèrent les comptoirs de l'océan Indien dans la transition vers le capitalisme contemporain mérite aujourd'hui d'être réévalué.
(Texte traduit par François Mathou.)
Note
1. Records of Fort St. George. Diary and Consultation Book. Vol. I, 1672-1678 (Madras, 1910), p. 75 : « Consultation at Fort St. George: From Mr. Edward Herrys to the Honorable Sr. William Langhorn and Council », 27 septembre 1675.
L'AUTEUR
Professeur d'histoire moderne globale à l'Institut universitaire européen de Florence, Giorgio Riello a notamment publié Cotton. The Fabric that Made the Modern World (Cambridge University Press, 2013).
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