[article] in L'Histoire > N° 488 (Octobre 2021) . - p. 22-23 Titre : | Actualité : Paul Valéry, l'Européen | Type de document : | Livres, articles, périodiques | Auteurs : | Robert Kopp, Auteur | Année de publication : | 2021 | Article en page(s) : | p. 22-23 | Langues : | Français (fre) | Mots-clés : | écrivain Paul Valéry hommage 1921 humanité | Note de contenu : |
L'écrivain aurait eu 150 ans le 30 octobre 2021. Hommage au poète qui fut aussi un inlassable militant de la paix.
Paul Valéry a n'a cessé de s'exprimer sur les questions qui lui paraissaient les plus pressantes : l'avenir (incertain) de la civilisation européenne mais aussi les libertés démocratiques (menacées), la place (indispensable) des humanités dans une éducation moderne, la culture (ébranlée) des langues et l'importance (grandissante) des traductions, l'enseignement (parfois instrumentalisé) de l'histoire. Joignant le geste à la parole, il s'engage dans différentes instances de la Société des nations (SDN) : au sein de la Commission des lettres et des arts1 et de l'Institut international de coopération intellectuelle (IICI). Installé à Paris, celui-ci organise des rencontres entre intellectuels, savants et artistes.
Les interventions les plus marquantes de Paul Valéry forment, en 1931, Regards sur le monde actuel. D'autres ont été négligées, voire oubliées. Une lacune comblée partiellement par Michel Jarrety, le doyen des valéryens, dans Souvenirs et réflexions (Bartillat, 2010). Une jeune chercheuse italienne, Paola Cattani, est donc repartie à la chasse aux trésors enfouis. Elle en a rapporté un passionnant volume d'« écrits politiques » s'étalant de 1896 à 1945 : L'Europe et l'Esprit (Gallimard, « Les Cahiers de la NRF », 2020). Il s'ouvre sur des notes prises par Valéry en vue d'une nouvelle lettre sur « la crise de l'esprit », qui n'a pas été écrite. Et il se termine sur une dernière réflexion consacrée à « l'homme de goût », celui qui résiste à la « nouveauté », à « l'intensité des effets », à la « publicité », qui est saisi de nausée « devant les foules au comble de la joie » applaudissant « un mime dévorer des lacets de chaussures, et faire, avec un art incontestable, danser des petits pains en guise de poupées ». Paul Valéry, l'anti-Chaplin ? On sait qu'il n'aimait guère le cinéma.
Ces textes inédits ou retrouvés permettent de suivre de près les engagements de Valéry au sein de la SDN et de sa bureaucratie kafkaïenne, son travail à l'IICI, sa participation aux Entretiens organisés avec des personnalités du monde intellectuel : des écrivains comme Thomas Mann, Jules Romains, ou Salvador de Madariaga, des musiciens comme Béla Bartók, des philosophes comme Hermann von Keyserling, des historiens comme Johan Huizinga, et beaucoup d'autres. Les uns aussi déconnectés des réalités politiques et sociales que les autres. Faut-il s'en étonner ? « Je considère la politique, l'action politique, les formes politiques, comme des valeurs inférieures de l'esprit », déclare Valéry en conclusion aux Entretiens sur « L'Avenir de l'esprit européen ». Or, le souci qu'a Valéry de l'Europe ne date pas de la Première Guerre. Il le fait remonter aux guerres sino-japonaise et hispano-américaines à la fin du XIXe siècle. Ce sont elles qui lui auraient fait comprendre que l'ordre mondial était en train d'être bouleversé. Ce souci de l'Europe lui a dicté, en 1919, le texte devenu célèbre La Crise de l'esprit, puis l'a poussé, en 1927, à proposer à Honoré Champion un volume d'articles, Grandeur et décadence de l'Europe.
La Société des esprits
La faillite, au début des années 1930, des efforts d'Aristide Briand en faveur d'une relation pacifiée avec l'Allemagne avait rendu son propos obsolète et l'auteur l'a abandonné au profit de Regards sur le monde actuel, paru quatre années plus tard. Mais il subsiste une première version de la préface, plus complète que la version qui a servi à Regards, comportant des pages très critiques contre l'utilisation de l'histoire en politique, contre les internationalismes, dont l'internationalisme socialiste, aux antipodes du multilatéralisme de la SDN.
« La Société des nations suppose une Société des esprits » est le credo que Valéry ne cesse de répéter. Or, « l'homme de l'esprit », ce n'est ni l'intellectuel ni le savant, mais toute personne qui « vit pour l'esprit », celui qui partage les valeurs du désintéressement et de la primauté accordée à l'idéal. Comme Romain Rolland fondant une « Internationale de l'Esprit » ou André Breton rêvant à une « révolution de l'esprit », Paul Valéry affirme la primauté du spirituel sur le politique et l'économique. Pour lui, cette Société des esprits n'est pas une fiction. « Elle a toujours existé, avec une force inégale selon les temps. L'essence de la pensée la plus solitaire, élaborée dans la plus secrète et la plus jalouse indépendance, c'est de se communiquer, d'émouvoir au loin des accords, des affinités et même des réactions opposées qui attestent sa qualité. »
Seul l'esprit peut faire reculer la barbarie, c'est lui seul qui fonde l'humanité de l'homme, au sens que lui donnaient les humanistes comme Pic de La Mirandole. Au regard des manquements de la Société des nations et de ce que Maurice Baumont a appelé « la faillite de la paix »2, ces considérations paraissent loin de la réalité historique. Mais le but de la Société des esprits n'est pas d'intervenir dans le débat politique. Elle vise à faire évoluer les consciences vers des futurs possibles en croisant toutes les disciplines dans un dialogue au plus haut niveau3. Une ambition qui porte bien la marque de son époque. Elle mérite pourtant l'attention même de ceux qui pensent avoir perdu toutes leurs illusions.
Notes
1. La Commission des lettres et des arts est l'une des sous-commissions de la Commission internationale de coopération intellectuelle, ancêtre de l'Unesco.
2. M. Baumont, La Faillite de la paix, 1918-1939, Presses universitaires de France, 1945, sous la direction de Louis Halphen et Philippe Sagnac.
3. Voir P. Cattani, « Paul Valéry et la Société des esprits : un idéaliste réaliste à la Société des nations », Paul Valéry et la Méditerranée, Fata Morgana, 2019, pp. 263-287.
Image : Paul Valery en 1938.
© Tallandier/Bridgeman Images.
À LIRE
Gallimard, « Les Cahiers de la NRF », 2020.
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[article] Actualité : Paul Valéry, l'Européen [Livres, articles, périodiques] / Robert Kopp, Auteur . - 2021 . - p. 22-23. Langues : Français ( fre) in L'Histoire > N° 488 (Octobre 2021) . - p. 22-23 Mots-clés : | écrivain Paul Valéry hommage 1921 humanité | Note de contenu : |
L'écrivain aurait eu 150 ans le 30 octobre 2021. Hommage au poète qui fut aussi un inlassable militant de la paix.
Paul Valéry a n'a cessé de s'exprimer sur les questions qui lui paraissaient les plus pressantes : l'avenir (incertain) de la civilisation européenne mais aussi les libertés démocratiques (menacées), la place (indispensable) des humanités dans une éducation moderne, la culture (ébranlée) des langues et l'importance (grandissante) des traductions, l'enseignement (parfois instrumentalisé) de l'histoire. Joignant le geste à la parole, il s'engage dans différentes instances de la Société des nations (SDN) : au sein de la Commission des lettres et des arts1 et de l'Institut international de coopération intellectuelle (IICI). Installé à Paris, celui-ci organise des rencontres entre intellectuels, savants et artistes.
Les interventions les plus marquantes de Paul Valéry forment, en 1931, Regards sur le monde actuel. D'autres ont été négligées, voire oubliées. Une lacune comblée partiellement par Michel Jarrety, le doyen des valéryens, dans Souvenirs et réflexions (Bartillat, 2010). Une jeune chercheuse italienne, Paola Cattani, est donc repartie à la chasse aux trésors enfouis. Elle en a rapporté un passionnant volume d'« écrits politiques » s'étalant de 1896 à 1945 : L'Europe et l'Esprit (Gallimard, « Les Cahiers de la NRF », 2020). Il s'ouvre sur des notes prises par Valéry en vue d'une nouvelle lettre sur « la crise de l'esprit », qui n'a pas été écrite. Et il se termine sur une dernière réflexion consacrée à « l'homme de goût », celui qui résiste à la « nouveauté », à « l'intensité des effets », à la « publicité », qui est saisi de nausée « devant les foules au comble de la joie » applaudissant « un mime dévorer des lacets de chaussures, et faire, avec un art incontestable, danser des petits pains en guise de poupées ». Paul Valéry, l'anti-Chaplin ? On sait qu'il n'aimait guère le cinéma.
Ces textes inédits ou retrouvés permettent de suivre de près les engagements de Valéry au sein de la SDN et de sa bureaucratie kafkaïenne, son travail à l'IICI, sa participation aux Entretiens organisés avec des personnalités du monde intellectuel : des écrivains comme Thomas Mann, Jules Romains, ou Salvador de Madariaga, des musiciens comme Béla Bartók, des philosophes comme Hermann von Keyserling, des historiens comme Johan Huizinga, et beaucoup d'autres. Les uns aussi déconnectés des réalités politiques et sociales que les autres. Faut-il s'en étonner ? « Je considère la politique, l'action politique, les formes politiques, comme des valeurs inférieures de l'esprit », déclare Valéry en conclusion aux Entretiens sur « L'Avenir de l'esprit européen ». Or, le souci qu'a Valéry de l'Europe ne date pas de la Première Guerre. Il le fait remonter aux guerres sino-japonaise et hispano-américaines à la fin du XIXe siècle. Ce sont elles qui lui auraient fait comprendre que l'ordre mondial était en train d'être bouleversé. Ce souci de l'Europe lui a dicté, en 1919, le texte devenu célèbre La Crise de l'esprit, puis l'a poussé, en 1927, à proposer à Honoré Champion un volume d'articles, Grandeur et décadence de l'Europe.
La Société des esprits
La faillite, au début des années 1930, des efforts d'Aristide Briand en faveur d'une relation pacifiée avec l'Allemagne avait rendu son propos obsolète et l'auteur l'a abandonné au profit de Regards sur le monde actuel, paru quatre années plus tard. Mais il subsiste une première version de la préface, plus complète que la version qui a servi à Regards, comportant des pages très critiques contre l'utilisation de l'histoire en politique, contre les internationalismes, dont l'internationalisme socialiste, aux antipodes du multilatéralisme de la SDN.
« La Société des nations suppose une Société des esprits » est le credo que Valéry ne cesse de répéter. Or, « l'homme de l'esprit », ce n'est ni l'intellectuel ni le savant, mais toute personne qui « vit pour l'esprit », celui qui partage les valeurs du désintéressement et de la primauté accordée à l'idéal. Comme Romain Rolland fondant une « Internationale de l'Esprit » ou André Breton rêvant à une « révolution de l'esprit », Paul Valéry affirme la primauté du spirituel sur le politique et l'économique. Pour lui, cette Société des esprits n'est pas une fiction. « Elle a toujours existé, avec une force inégale selon les temps. L'essence de la pensée la plus solitaire, élaborée dans la plus secrète et la plus jalouse indépendance, c'est de se communiquer, d'émouvoir au loin des accords, des affinités et même des réactions opposées qui attestent sa qualité. »
Seul l'esprit peut faire reculer la barbarie, c'est lui seul qui fonde l'humanité de l'homme, au sens que lui donnaient les humanistes comme Pic de La Mirandole. Au regard des manquements de la Société des nations et de ce que Maurice Baumont a appelé « la faillite de la paix »2, ces considérations paraissent loin de la réalité historique. Mais le but de la Société des esprits n'est pas d'intervenir dans le débat politique. Elle vise à faire évoluer les consciences vers des futurs possibles en croisant toutes les disciplines dans un dialogue au plus haut niveau3. Une ambition qui porte bien la marque de son époque. Elle mérite pourtant l'attention même de ceux qui pensent avoir perdu toutes leurs illusions.
Notes
1. La Commission des lettres et des arts est l'une des sous-commissions de la Commission internationale de coopération intellectuelle, ancêtre de l'Unesco.
2. M. Baumont, La Faillite de la paix, 1918-1939, Presses universitaires de France, 1945, sous la direction de Louis Halphen et Philippe Sagnac.
3. Voir P. Cattani, « Paul Valéry et la Société des esprits : un idéaliste réaliste à la Société des nations », Paul Valéry et la Méditerranée, Fata Morgana, 2019, pp. 263-287.
Image : Paul Valery en 1938.
© Tallandier/Bridgeman Images.
À LIRE
Gallimard, « Les Cahiers de la NRF », 2020.
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