[article] in L'Histoire > N° 488 (Octobre 2021) . - p. 28-31 Titre : | Dossier : L'affaire Samuel Paty | Type de document : | Livres, articles, périodiques | Auteurs : | Anne Simonin, Auteur | Année de publication : | 2021 | Article en page(s) : | p. 28-31 | Langues : | Français (fre) | Mots-clés : | Samuel Paty assassinat | Note de contenu : |
Que s'est-il passé dans la classe de quatrième 5 du collège du Bois-d'Aulne à Conflans-Sainte-Honorine le lundi 5 octobre 2020 ? Les pièces du dossier.
Samuel Paty est assassiné puis décapité le 16 octobre 2020, vers 17 heures, guère loin du collège du Bois-d'Aulne de Conflans-Sainte-Honorine, où il enseignait l'histoire-géographie ainsi que l'éducation morale et civique. Qui eût jamais imaginé possible, dans la France du XXIe siècle, la décapitation d'un professeur d'histoire-géo dans une banlieue tranquille de l'académie de Versailles, au motif d'un cours ayant déplu à une élève - qui, on l'apprendra ensuite, n'y avait, en fait, pas assisté - et à son père - qui refusa de rencontrer le professeur et déchaîna contre lui, avec le concours d'un agitateur islamiste, une campagne calomnieuse d'une violence extrême, relayée par les réseaux sociaux ?
La sidération dépassée, reste une question que les nombreux articles et commentaires consacrés à l'événement laissent dans l'ombre : que s'est-il non pas réellement (on ne dispose ici d'aucune preuve nouvelle) mais vraisemblablement passé dans la classe de Samuel Paty quand il a fait cours d'éducation morale et civique à ses élèves de quatrième 5 et de quatrième 6, les lundi 5 et mardi 6 octobre 2020 ? Du cours dispensé par Samuel Paty on ne sait quasi rien, hormis des bribes d'informations glanées sur Internet. Or, ce cours, Samuel Paty l'a préparé (c'est-à-dire réfléchi), mais il le considère comme une pièce essentielle : il en remet « copie », le mardi 13 octobre, à 14 h 30, aux policiers auprès desquels il vient porter plainte pour « diffamation publique » à la suite du harcèlement dont il était alors l'objet [1].
Le rapport diligenté par l'Éducation nationale afin d'« établir l'enchaînement des faits » qui ont conduit à son assassinat, et rédigé par deux inspecteurs généraux de l'Éducation, du Sport et de la Recherche, ne franchira pas le seuil de la classe où Samuel Paty a enseigné [2]. Il reste muet à la fois sur le détail (la remise de la copie du cours à la police) et sur le fond (qu'a dit Samuel Paty dans son cours ?). Sans ce cours, la tragédie se serait-elle jamais produite ? En quoi la démarche pédagogique de Samuel Paty est-elle « l'erreur » mentionnée à quatre reprises dans le rapport ?
« Erreur » : selon le rapport, il n'y a donc pas eu « faute » (appelant une possible sanction, ce dont l'administration se défend) ; mais la critique est explicite. Samuel Paty résiste à cette interprétation. Il n'admet, lui, qu'une « maladresse ». Il avait, au demeurant, confié à l'un de ses collègues que ce cours, il en était « fier » et revendiqué, devant le « référent académique laïcité », avoir eu un comportement « conforme aux principes de la laïcité ».
« Aucun signe de tension »
Le lundi 5 octobre 2020, entre 10 h 30 et 11 h 30, Samuel Paty fait cours d'éducation civique et morale autour de la liberté d'expression à sa classe de quatrième 5, en utilisant des caricatures de Charlie Hebdo. Il propose aux élèves susceptibles d'être choqués par l'une des caricatures qu'il va projeter de sortir quelques minutes de la salle de classe, et d'attendre dans le couloir, sous la surveillance d'une accompagnatrice d'élèves en situation de handicap.
En quoi ce dispositif s'inscrit-il dans une laïcité de principe ? La liberté de dire n'est pas la liberté de tout dire devant n'importe qui. Pour exister, la liberté d'expression doit respecter la liberté d'opinions « même religieuses » (art. 10 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789) et les bornes fixées par la loi (art. 11). Samuel Paty met en place plusieurs dispositifs afin de concilier ces deux libertés. Les faire coexister dans une sphère publique laïque est compliqué. Samuel Paty affronte cette difficulté. C'est pourquoi il propose à certains élèves susceptibles d'être « choqués » dans leurs opinions (religieuses ou autres) de sortir quelques minutes grâce à la présence d'un adulte pouvant les surveiller. Mais Samuel Paty est clair : « A aucun moment, précise-t-il lors de son dépôt de plainte rapporté par Le Monde le 21 octobre, je n'ai déclaré aux élèves : "Les musulmans, vous pouvez sortir car vous allez être choqués." Et je n'ai pas demandé aux élèves quels étaient ceux qui étaient de confession musulmane » [3]. Cinq élèves préfèrent sortir. Au cours suivant, en l'absence d'adulte pouvant exercer une surveillance, il propose à ses autres élèves de fermer les yeux ou de détourner le regard « s'ils le souhaitent ». Les deux fois, il fait le cours qu'il a décidé de faire.
« Aucun bruit pouvant témoigner d'une réaction à la vue de la caricature n'a été entendu depuis le couloir et aucun signe de tension n'était perceptible alors que les élèves étaient avec [moi] dans le couloir », précisera l'accompagnatrice : « Lorsque [les élèves] sont rentrés en classe, le cours a repris normalement. » Dans le souvenir des élèves, que la principale du collège et le journal Libération ont pris seuls le soin d'entendre, aucun trouble : « Après, les élèves sont revenus et voulaient savoir, confie Ludérick qui a assisté au cours : Mais sur le moment, on n'a rien dit et on a repris le cours comme si de rien n'était [4]. »
C'est en dehors de la salle de classe que les difficultés vont commencer pour Samuel Paty. Une élève de quatrième 5, dont il est le professeur, a été exclue du collège, le 7 octobre, pour raisons disciplinaires. Elle accusera Samuel Paty d'avoir été mise dans le couloir « sous prétexte qu'elle était musulmane » [5] et affirmera avoir été exclue deux jours pour « s'être insurgée contre le professeur » [6], alors qu'elle a juste « séché » un cours. Relayée par son père et l'agitateur islamiste qui le soutient, cette déclaration mensongère (on l'apprendra six mois plus tard) va être exploitée sur les réseaux sociaux avec une extrême violence symbolique contre Samuel Paty, traité de « voyou » et menacé. Le 8 octobre, le père de l'élève porte plainte contre lui pour « diffusion auprès de mineurs d'une image présentant un caractère pornographique ».
Plainte pour pornographie
La présentation orchestrée aux fins de scandale du cours enseigné par Samuel Paty dénature ce cours à dessein. En effet, Samuel Paty n'a pas projeté à ses élèves une mais deux caricatures. Ce dispositif pédagogique doit d'autant plus être analysé que les islamistes ou apparentés sont parvenus à l'effacer en polarisant l'attention sur la dénonciation de la « sortie de cours » et sur une seule caricature : celle qui représente « un homme entièrement nu se prosternant, portant une barbe fournie et un bonnet blanc. Une grande étoile jaune à cinq branches cache l'anus du personnage et laisse apparaître une paire de testicules et un bout de phallus. En haut, le titre du dessin : "Mahomet, une étoile est née !" En bas à droite, la signature de la dessinatrice Coco » [7].
Si l'on admet que ce n'est absolument pas la volonté de choquer ou de mettre mal à l'aise ses élèves qui anime Samuel Paty, demeure une question : pourquoi a-t-il choisi de montrer cette caricature et comment a-t-il explicité ou justifié ce choix devant ses élèves ?
La caricature « Mahomet, une étoile est née ! » est parue le 19 septembre 2012 (et non en 2006 comme l'indique à tort le rapport de l'Éducation nationale) en dernière page de Charlie Hebdo, où elle a été publiée avec d'autres, sous le titre : « Les couvertures auxquelles vous avez échappé ». Cette caricature n'a donc jamais fait la une de Charlie Hebdo. Elle apparaît dans un contexte et à l'occasion d'une actualité précise que l'on doit rappeler sous peine de ne rien comprendre au dessin, en particulier à l'étoile jaune.
Celle-ci n'est pas une étoile de David. Elle ne cherche pas à tourner en dérision le symbole de la discrimination et du marquage imposés aux Juifs par les nazis. Cette étoile jaune à cinq branches est une allusion ironique au Walk of Fame, trottoir célèbre de Hollywood aux quelque 2 600 étoiles consacrées aux personnalités du monde du spectacle. Elle s'inscrit dans une caricature qui attaque un navet, Innocence of Muslims ou Innocence of Bin Laden, diffusé une seule fois, en juillet 2012, devant moins de dix personnes, dans un théâtre loué à cet effet, situé sur ce même boulevard de Hollywood. Charge grotesque contre un personnage présenté comme le prophète Muhammad, Innocence of Muslims insiste sur le caractère paillard, incestueux, sanguinaire, idiot (et on en passe) du Prophète. De ce film ne subsiste qu'un extrait de 14 minutes, encore aujourd'hui visible sur YouTube.
Sous-titré en arabe, exploité par les islamistes, cet extrait de Innocence of Muslims va embraser le Moyen-Orient. Il provoquera de nombreux morts et des centaines de blessés partout dans le monde. L'émeute de Benghazi, en Libye, en septembre 2012, coûtera la vie à l'ambassadeur américain.
La caricature « Mahomet, une étoile est née ! » ridiculise autant le film que la réaction disproportionnée à la réception de cette charge grossière. La source, insignifiante en elle-même, devient politiquement active contre les États-Unis quand elle est habilement construite comme blasphématoire. Jeanne Favret-Saada a démontré, dans Les Sensibilités religieuses blessées, le processus qui mène à l'injonction « vous ne direz/montrerez pas cela »[8]. L'image est dissociée de sa charge politique et philosophique pour être exclusivement investie par une signification religieuse blessante pour la sensibilité des croyants. La communication activiste qui s'en empare est d'une redoutable efficacité, au niveau mondial en 2012 ; en France en 2020.
Disproportion
« Pornographique », selon le père de l'élève, attentatoire à « l'intégrité » des élèves auxquels elle a été montrée, selon l'agitateur islamiste, la caricature « Mahomet, une étoile est née ! » dit tout autre chose lorsqu'elle utilisée comme exemple à l'appui dans un cours sur la liberté d'expression par Samuel Paty.
D'abord parce que cette caricature est projetée avec une autre caricature, qui a fait, elle, la une de Charlie Hebdo une semaine après l'attentat terroriste du 7 janvier 2015, qui a causé douze morts et onze blessés au sein de l'équipe du journal. Le personnage présenté comme le prophète Muhammad est ici montré sur fond vert, la couleur de l'islam, avec une larme qui coule sur la joue, et dans ses mains une pancarte sur laquelle est écrit : « Je suis Charlie. » Le titre est : « Tout est pardonné ».
Samuel Paty choisit de faire dialoguer entre elles deux images, qui toutes deux répondent et interagissent avec des contextes d'une violence extrême (les émeutes internationales de 2012, les attentats terroristes de 2015 en France). Que cherche-t-il à faire comprendre à ses élèves dans un cours intitulé par lui : « Situation dilemme : être ou ne pas être Charlie ? »
Dilemme ? « Situation qui nécessite de faire un choix entre deux solutions contradictoires, chacune étant aussi insatisfaisante que l'autre », précise le dictionnaire. Samuel Paty ne dit à ses élèves ni qu'il faut « être Charlie » ni qu'il faut « ne pas être Charlie », si l'on suit l'intitulé de son cours. Mais comment fait-il le lien entre les deux images qu'il projette à rebours, d'abord la caricature de 2015, puis celle de 2012 ? On en est réduit ici à des conjectures.
Première hypothèse, Samuel Paty a dit à ses élèves que la liberté d'expression est absolue et ne doit céder devant aucune menace. En quoi il eût été Charlie, puisque comme l'expliquait le dessinateur Luz au sujet de la une de 2015 : « Avec cette une on voulait montrer qu'à un moment donné on a le droit de tout faire, et de tout refaire », le droit de tout dire et de tout redire, donc de continuer à caricaturer Muhammad [9]. Deuxième hypothèse, Samuel Paty a dit à ses élèves que la liberté d'expression inconditionnelle est une utopie dangereuse capable de susciter des réactions d'une violence inouïe que le temps n'épuise ni n'apaise (les attentats terroristes de 2015 faisant écho aux massacres de 2012). En quoi, il n'eût pas été Charlie. Troisième hypothèse, ce dilemme, Samuel Paty a proposé à ses élèves d'y échapper en considérant qu'emprisonné entre deux formules, le choix était mal posé.
Que l'on soit ou non Charlie, l'embrasement des opinions publiques internationales en 2012, le carnage de 2015, dont portent trace les caricatures qu'il montre, ont comme point commun d'avoir causé des morts. Beaucoup de morts pour de simples dessins. La disproportion entre la cause et les réactions est patente.
Dans l'exigence de proportionnalité, Aristote voyait la formulation du juste ; Beccaria, le socle d'un droit pénal inspiré par les philosophes des Lumières. Les juristes révolutionnaires de 1789 feront de la proportionnalité un principe fondamental du nouveau droit pénal.
On fera ici l'hypothèse que les 5 et 6 octobre 2020 Samuel Paty a commenté devant ses élèves le principe de proportionnalité et leur a expliqué que c'est avec un crayon, non avec un prêche, encore moins avec une kalachnikov, que l'on répond à une caricature - dont il importe peu (ou pas) qu'elle soit bonne ou mauvaise. On ne tire pas sur les moineaux à coups de canon : les juristes le savent ; des élèves de 12 ou 13 ans peuvent, ou mieux, doivent, le comprendre. Les 5 et 6 octobre 2020, Samuel Paty a fait son métier de professeur d'histoire[10]
Image : LEWIS JOLY / AP / SIPA
Notes
1. Cf. P. Guyonnet, « Conflans : des caricatures montrées par Samuel Paty à l'attentat, ce qu'il s'est passé », HuffPost, 17 octobre 2020.
2. « Rapport à Monsieur le ministre de l'Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports. Enquête sur les événements survenus au collège du Bois-d'Aulne (Conflans-Sainte-Honorine) avant l'attentat du 16 octobre 2020 », octobre-décembre 2020. Consultable sur Internet. Sauf mention contraire, les citations qui suivent sont tirées de ce rapport.
3. « Attentat de Conflans : sept personnes mises en examen dans le cadre de l'enquête sur l'assassinat de Samuel Paty », Le Monde, 21 octobre 2020.
4. S. Mouillard et al., « Monsieur Paty, il était trop drôle, on voulait tous l'avoir », Libération, 18 octobre 2020.
5. « Conflans : une note de renseignement retrace la chronologie des jours précédant l'attaque », Libération, 17 ocotobre 2020.
6. « Assassinat de Samuel Paty. La collégienne qui avait accusé le professeur a reconnu avoir menti », Ouest-France, 7 mars 2021.
7. Fiche explicative élaborée par l'association « Dessinez, Créez, Liberté » (DCL) fondée par Charlie Hebdo et SOS Racisme au lendemain des attentats de janvier 2015 afin d'offrir aux enseignants, en particulier, « des outils pédagogiques originaux ». La fiche est consultable à dessinezcreezliberte.com/fiches-decryptage/religioncaricature demahomet/
8. J. Favret-Saada, Les Sensibilités religieuses blessées. Christianismes, blasphèmes et cinéma, 1965-1988, Fayard, 2017, p. 327.
9. « Charlie Hebdo : Luz explique sa caricature de Mahomet », Le Parisien, 13 janvier 2015.
10. Cf. V. Duclert, « Penser à Samuel Paty », Historiens & Géographes n° 452, 2020, p. 20.
L'AUTEURE
Directrice de recherche au CNRS, Anne Simonin a notamment publié Le Droit de désobéissance. Les Éditions de Minuit en guerre d'Algérie (Minuit, 2012) et a codirigé « La Révolution en 3D : le texte, les images et le mouvement » (La Révolution française n° 20, 2021).
DANS LE TEXTE
Dialogue prof-élèves
Extrait du film Les Héritiers de Marie-Castille Mention-Schaar (2014), inspiré d'une histoire vraie. Mme Gueguen (incarnée par Ariane Ascaride), professeure d'histoire-géographie et d'histoire de l'art, projette à ses élèves de seconde la mosaïque du Jugement dernier de la basilique de Torcello et provoque un tollé.
- Qui est en enfer ?
- Les méchants... les gens qui ont fait du mal...
- Les méchants c'est qui ? Les ennemis du Christ... Un chef barbare avec un évêque... Une princesse... Et d'après certains experts Mahomet...
- Quoi ? Vous racontez quoi, là, Madame ? (Bruits divers.)
- Qu'est-ce qui vous choque ? (Un élève se lève et fait mine de sortir de la classe.)
- Vous racontez n'importe quoi... Ils nous respectent même pas. (Bruits divers.)
- Venez-vous asseoir... Revenons à la base.
- Mahomet il est pas en enfer... C'est le Prophète... Vous racontez quoi ?... On représente pas le Prophète... On le met pas en enfer...
- Elle est où cette image ?
- Dans une église.
- Elle s'adresse à qui ?
- Aux chrétiens.
- Et à cette époque les chrétiens sont en lutte contre qui ?
- L'islam.
- Alors ils vont le mettre où l'ennemi ?
- En enfer.
- Voilà pourquoi Mahomet se retrouve là. Mais ce qui m'intéresse, c'est votre réaction. Ça prouve que cette image fonctionne. Elle vous fait réagir parce que c'est une image de propagande. Il n'y a pas d'image innocente."
Marie-Castille Mention-Schaar, Les Héritiers, 2014, disponible en VOD sur Canal VOD.
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[article] Dossier : L'affaire Samuel Paty [Livres, articles, périodiques] / Anne Simonin, Auteur . - 2021 . - p. 28-31. Langues : Français ( fre) in L'Histoire > N° 488 (Octobre 2021) . - p. 28-31 Mots-clés : | Samuel Paty assassinat | Note de contenu : |
Que s'est-il passé dans la classe de quatrième 5 du collège du Bois-d'Aulne à Conflans-Sainte-Honorine le lundi 5 octobre 2020 ? Les pièces du dossier.
Samuel Paty est assassiné puis décapité le 16 octobre 2020, vers 17 heures, guère loin du collège du Bois-d'Aulne de Conflans-Sainte-Honorine, où il enseignait l'histoire-géographie ainsi que l'éducation morale et civique. Qui eût jamais imaginé possible, dans la France du XXIe siècle, la décapitation d'un professeur d'histoire-géo dans une banlieue tranquille de l'académie de Versailles, au motif d'un cours ayant déplu à une élève - qui, on l'apprendra ensuite, n'y avait, en fait, pas assisté - et à son père - qui refusa de rencontrer le professeur et déchaîna contre lui, avec le concours d'un agitateur islamiste, une campagne calomnieuse d'une violence extrême, relayée par les réseaux sociaux ?
La sidération dépassée, reste une question que les nombreux articles et commentaires consacrés à l'événement laissent dans l'ombre : que s'est-il non pas réellement (on ne dispose ici d'aucune preuve nouvelle) mais vraisemblablement passé dans la classe de Samuel Paty quand il a fait cours d'éducation morale et civique à ses élèves de quatrième 5 et de quatrième 6, les lundi 5 et mardi 6 octobre 2020 ? Du cours dispensé par Samuel Paty on ne sait quasi rien, hormis des bribes d'informations glanées sur Internet. Or, ce cours, Samuel Paty l'a préparé (c'est-à-dire réfléchi), mais il le considère comme une pièce essentielle : il en remet « copie », le mardi 13 octobre, à 14 h 30, aux policiers auprès desquels il vient porter plainte pour « diffamation publique » à la suite du harcèlement dont il était alors l'objet [1].
Le rapport diligenté par l'Éducation nationale afin d'« établir l'enchaînement des faits » qui ont conduit à son assassinat, et rédigé par deux inspecteurs généraux de l'Éducation, du Sport et de la Recherche, ne franchira pas le seuil de la classe où Samuel Paty a enseigné [2]. Il reste muet à la fois sur le détail (la remise de la copie du cours à la police) et sur le fond (qu'a dit Samuel Paty dans son cours ?). Sans ce cours, la tragédie se serait-elle jamais produite ? En quoi la démarche pédagogique de Samuel Paty est-elle « l'erreur » mentionnée à quatre reprises dans le rapport ?
« Erreur » : selon le rapport, il n'y a donc pas eu « faute » (appelant une possible sanction, ce dont l'administration se défend) ; mais la critique est explicite. Samuel Paty résiste à cette interprétation. Il n'admet, lui, qu'une « maladresse ». Il avait, au demeurant, confié à l'un de ses collègues que ce cours, il en était « fier » et revendiqué, devant le « référent académique laïcité », avoir eu un comportement « conforme aux principes de la laïcité ».
« Aucun signe de tension »
Le lundi 5 octobre 2020, entre 10 h 30 et 11 h 30, Samuel Paty fait cours d'éducation civique et morale autour de la liberté d'expression à sa classe de quatrième 5, en utilisant des caricatures de Charlie Hebdo. Il propose aux élèves susceptibles d'être choqués par l'une des caricatures qu'il va projeter de sortir quelques minutes de la salle de classe, et d'attendre dans le couloir, sous la surveillance d'une accompagnatrice d'élèves en situation de handicap.
En quoi ce dispositif s'inscrit-il dans une laïcité de principe ? La liberté de dire n'est pas la liberté de tout dire devant n'importe qui. Pour exister, la liberté d'expression doit respecter la liberté d'opinions « même religieuses » (art. 10 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789) et les bornes fixées par la loi (art. 11). Samuel Paty met en place plusieurs dispositifs afin de concilier ces deux libertés. Les faire coexister dans une sphère publique laïque est compliqué. Samuel Paty affronte cette difficulté. C'est pourquoi il propose à certains élèves susceptibles d'être « choqués » dans leurs opinions (religieuses ou autres) de sortir quelques minutes grâce à la présence d'un adulte pouvant les surveiller. Mais Samuel Paty est clair : « A aucun moment, précise-t-il lors de son dépôt de plainte rapporté par Le Monde le 21 octobre, je n'ai déclaré aux élèves : "Les musulmans, vous pouvez sortir car vous allez être choqués." Et je n'ai pas demandé aux élèves quels étaient ceux qui étaient de confession musulmane » [3]. Cinq élèves préfèrent sortir. Au cours suivant, en l'absence d'adulte pouvant exercer une surveillance, il propose à ses autres élèves de fermer les yeux ou de détourner le regard « s'ils le souhaitent ». Les deux fois, il fait le cours qu'il a décidé de faire.
« Aucun bruit pouvant témoigner d'une réaction à la vue de la caricature n'a été entendu depuis le couloir et aucun signe de tension n'était perceptible alors que les élèves étaient avec [moi] dans le couloir », précisera l'accompagnatrice : « Lorsque [les élèves] sont rentrés en classe, le cours a repris normalement. » Dans le souvenir des élèves, que la principale du collège et le journal Libération ont pris seuls le soin d'entendre, aucun trouble : « Après, les élèves sont revenus et voulaient savoir, confie Ludérick qui a assisté au cours : Mais sur le moment, on n'a rien dit et on a repris le cours comme si de rien n'était [4]. »
C'est en dehors de la salle de classe que les difficultés vont commencer pour Samuel Paty. Une élève de quatrième 5, dont il est le professeur, a été exclue du collège, le 7 octobre, pour raisons disciplinaires. Elle accusera Samuel Paty d'avoir été mise dans le couloir « sous prétexte qu'elle était musulmane » [5] et affirmera avoir été exclue deux jours pour « s'être insurgée contre le professeur » [6], alors qu'elle a juste « séché » un cours. Relayée par son père et l'agitateur islamiste qui le soutient, cette déclaration mensongère (on l'apprendra six mois plus tard) va être exploitée sur les réseaux sociaux avec une extrême violence symbolique contre Samuel Paty, traité de « voyou » et menacé. Le 8 octobre, le père de l'élève porte plainte contre lui pour « diffusion auprès de mineurs d'une image présentant un caractère pornographique ».
Plainte pour pornographie
La présentation orchestrée aux fins de scandale du cours enseigné par Samuel Paty dénature ce cours à dessein. En effet, Samuel Paty n'a pas projeté à ses élèves une mais deux caricatures. Ce dispositif pédagogique doit d'autant plus être analysé que les islamistes ou apparentés sont parvenus à l'effacer en polarisant l'attention sur la dénonciation de la « sortie de cours » et sur une seule caricature : celle qui représente « un homme entièrement nu se prosternant, portant une barbe fournie et un bonnet blanc. Une grande étoile jaune à cinq branches cache l'anus du personnage et laisse apparaître une paire de testicules et un bout de phallus. En haut, le titre du dessin : "Mahomet, une étoile est née !" En bas à droite, la signature de la dessinatrice Coco » [7].
Si l'on admet que ce n'est absolument pas la volonté de choquer ou de mettre mal à l'aise ses élèves qui anime Samuel Paty, demeure une question : pourquoi a-t-il choisi de montrer cette caricature et comment a-t-il explicité ou justifié ce choix devant ses élèves ?
La caricature « Mahomet, une étoile est née ! » est parue le 19 septembre 2012 (et non en 2006 comme l'indique à tort le rapport de l'Éducation nationale) en dernière page de Charlie Hebdo, où elle a été publiée avec d'autres, sous le titre : « Les couvertures auxquelles vous avez échappé ». Cette caricature n'a donc jamais fait la une de Charlie Hebdo. Elle apparaît dans un contexte et à l'occasion d'une actualité précise que l'on doit rappeler sous peine de ne rien comprendre au dessin, en particulier à l'étoile jaune.
Celle-ci n'est pas une étoile de David. Elle ne cherche pas à tourner en dérision le symbole de la discrimination et du marquage imposés aux Juifs par les nazis. Cette étoile jaune à cinq branches est une allusion ironique au Walk of Fame, trottoir célèbre de Hollywood aux quelque 2 600 étoiles consacrées aux personnalités du monde du spectacle. Elle s'inscrit dans une caricature qui attaque un navet, Innocence of Muslims ou Innocence of Bin Laden, diffusé une seule fois, en juillet 2012, devant moins de dix personnes, dans un théâtre loué à cet effet, situé sur ce même boulevard de Hollywood. Charge grotesque contre un personnage présenté comme le prophète Muhammad, Innocence of Muslims insiste sur le caractère paillard, incestueux, sanguinaire, idiot (et on en passe) du Prophète. De ce film ne subsiste qu'un extrait de 14 minutes, encore aujourd'hui visible sur YouTube.
Sous-titré en arabe, exploité par les islamistes, cet extrait de Innocence of Muslims va embraser le Moyen-Orient. Il provoquera de nombreux morts et des centaines de blessés partout dans le monde. L'émeute de Benghazi, en Libye, en septembre 2012, coûtera la vie à l'ambassadeur américain.
La caricature « Mahomet, une étoile est née ! » ridiculise autant le film que la réaction disproportionnée à la réception de cette charge grossière. La source, insignifiante en elle-même, devient politiquement active contre les États-Unis quand elle est habilement construite comme blasphématoire. Jeanne Favret-Saada a démontré, dans Les Sensibilités religieuses blessées, le processus qui mène à l'injonction « vous ne direz/montrerez pas cela »[8]. L'image est dissociée de sa charge politique et philosophique pour être exclusivement investie par une signification religieuse blessante pour la sensibilité des croyants. La communication activiste qui s'en empare est d'une redoutable efficacité, au niveau mondial en 2012 ; en France en 2020.
Disproportion
« Pornographique », selon le père de l'élève, attentatoire à « l'intégrité » des élèves auxquels elle a été montrée, selon l'agitateur islamiste, la caricature « Mahomet, une étoile est née ! » dit tout autre chose lorsqu'elle utilisée comme exemple à l'appui dans un cours sur la liberté d'expression par Samuel Paty.
D'abord parce que cette caricature est projetée avec une autre caricature, qui a fait, elle, la une de Charlie Hebdo une semaine après l'attentat terroriste du 7 janvier 2015, qui a causé douze morts et onze blessés au sein de l'équipe du journal. Le personnage présenté comme le prophète Muhammad est ici montré sur fond vert, la couleur de l'islam, avec une larme qui coule sur la joue, et dans ses mains une pancarte sur laquelle est écrit : « Je suis Charlie. » Le titre est : « Tout est pardonné ».
Samuel Paty choisit de faire dialoguer entre elles deux images, qui toutes deux répondent et interagissent avec des contextes d'une violence extrême (les émeutes internationales de 2012, les attentats terroristes de 2015 en France). Que cherche-t-il à faire comprendre à ses élèves dans un cours intitulé par lui : « Situation dilemme : être ou ne pas être Charlie ? »
Dilemme ? « Situation qui nécessite de faire un choix entre deux solutions contradictoires, chacune étant aussi insatisfaisante que l'autre », précise le dictionnaire. Samuel Paty ne dit à ses élèves ni qu'il faut « être Charlie » ni qu'il faut « ne pas être Charlie », si l'on suit l'intitulé de son cours. Mais comment fait-il le lien entre les deux images qu'il projette à rebours, d'abord la caricature de 2015, puis celle de 2012 ? On en est réduit ici à des conjectures.
Première hypothèse, Samuel Paty a dit à ses élèves que la liberté d'expression est absolue et ne doit céder devant aucune menace. En quoi il eût été Charlie, puisque comme l'expliquait le dessinateur Luz au sujet de la une de 2015 : « Avec cette une on voulait montrer qu'à un moment donné on a le droit de tout faire, et de tout refaire », le droit de tout dire et de tout redire, donc de continuer à caricaturer Muhammad [9]. Deuxième hypothèse, Samuel Paty a dit à ses élèves que la liberté d'expression inconditionnelle est une utopie dangereuse capable de susciter des réactions d'une violence inouïe que le temps n'épuise ni n'apaise (les attentats terroristes de 2015 faisant écho aux massacres de 2012). En quoi, il n'eût pas été Charlie. Troisième hypothèse, ce dilemme, Samuel Paty a proposé à ses élèves d'y échapper en considérant qu'emprisonné entre deux formules, le choix était mal posé.
Que l'on soit ou non Charlie, l'embrasement des opinions publiques internationales en 2012, le carnage de 2015, dont portent trace les caricatures qu'il montre, ont comme point commun d'avoir causé des morts. Beaucoup de morts pour de simples dessins. La disproportion entre la cause et les réactions est patente.
Dans l'exigence de proportionnalité, Aristote voyait la formulation du juste ; Beccaria, le socle d'un droit pénal inspiré par les philosophes des Lumières. Les juristes révolutionnaires de 1789 feront de la proportionnalité un principe fondamental du nouveau droit pénal.
On fera ici l'hypothèse que les 5 et 6 octobre 2020 Samuel Paty a commenté devant ses élèves le principe de proportionnalité et leur a expliqué que c'est avec un crayon, non avec un prêche, encore moins avec une kalachnikov, que l'on répond à une caricature - dont il importe peu (ou pas) qu'elle soit bonne ou mauvaise. On ne tire pas sur les moineaux à coups de canon : les juristes le savent ; des élèves de 12 ou 13 ans peuvent, ou mieux, doivent, le comprendre. Les 5 et 6 octobre 2020, Samuel Paty a fait son métier de professeur d'histoire[10]
Image : LEWIS JOLY / AP / SIPA
Notes
1. Cf. P. Guyonnet, « Conflans : des caricatures montrées par Samuel Paty à l'attentat, ce qu'il s'est passé », HuffPost, 17 octobre 2020.
2. « Rapport à Monsieur le ministre de l'Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports. Enquête sur les événements survenus au collège du Bois-d'Aulne (Conflans-Sainte-Honorine) avant l'attentat du 16 octobre 2020 », octobre-décembre 2020. Consultable sur Internet. Sauf mention contraire, les citations qui suivent sont tirées de ce rapport.
3. « Attentat de Conflans : sept personnes mises en examen dans le cadre de l'enquête sur l'assassinat de Samuel Paty », Le Monde, 21 octobre 2020.
4. S. Mouillard et al., « Monsieur Paty, il était trop drôle, on voulait tous l'avoir », Libération, 18 octobre 2020.
5. « Conflans : une note de renseignement retrace la chronologie des jours précédant l'attaque », Libération, 17 ocotobre 2020.
6. « Assassinat de Samuel Paty. La collégienne qui avait accusé le professeur a reconnu avoir menti », Ouest-France, 7 mars 2021.
7. Fiche explicative élaborée par l'association « Dessinez, Créez, Liberté » (DCL) fondée par Charlie Hebdo et SOS Racisme au lendemain des attentats de janvier 2015 afin d'offrir aux enseignants, en particulier, « des outils pédagogiques originaux ». La fiche est consultable à dessinezcreezliberte.com/fiches-decryptage/religioncaricature demahomet/
8. J. Favret-Saada, Les Sensibilités religieuses blessées. Christianismes, blasphèmes et cinéma, 1965-1988, Fayard, 2017, p. 327.
9. « Charlie Hebdo : Luz explique sa caricature de Mahomet », Le Parisien, 13 janvier 2015.
10. Cf. V. Duclert, « Penser à Samuel Paty », Historiens & Géographes n° 452, 2020, p. 20.
L'AUTEURE
Directrice de recherche au CNRS, Anne Simonin a notamment publié Le Droit de désobéissance. Les Éditions de Minuit en guerre d'Algérie (Minuit, 2012) et a codirigé « La Révolution en 3D : le texte, les images et le mouvement » (La Révolution française n° 20, 2021).
DANS LE TEXTE
Dialogue prof-élèves
Extrait du film Les Héritiers de Marie-Castille Mention-Schaar (2014), inspiré d'une histoire vraie. Mme Gueguen (incarnée par Ariane Ascaride), professeure d'histoire-géographie et d'histoire de l'art, projette à ses élèves de seconde la mosaïque du Jugement dernier de la basilique de Torcello et provoque un tollé.
- Qui est en enfer ?
- Les méchants... les gens qui ont fait du mal...
- Les méchants c'est qui ? Les ennemis du Christ... Un chef barbare avec un évêque... Une princesse... Et d'après certains experts Mahomet...
- Quoi ? Vous racontez quoi, là, Madame ? (Bruits divers.)
- Qu'est-ce qui vous choque ? (Un élève se lève et fait mine de sortir de la classe.)
- Vous racontez n'importe quoi... Ils nous respectent même pas. (Bruits divers.)
- Venez-vous asseoir... Revenons à la base.
- Mahomet il est pas en enfer... C'est le Prophète... Vous racontez quoi ?... On représente pas le Prophète... On le met pas en enfer...
- Elle est où cette image ?
- Dans une église.
- Elle s'adresse à qui ?
- Aux chrétiens.
- Et à cette époque les chrétiens sont en lutte contre qui ?
- L'islam.
- Alors ils vont le mettre où l'ennemi ?
- En enfer.
- Voilà pourquoi Mahomet se retrouve là. Mais ce qui m'intéresse, c'est votre réaction. Ça prouve que cette image fonctionne. Elle vous fait réagir parce que c'est une image de propagande. Il n'y a pas d'image innocente."
Marie-Castille Mention-Schaar, Les Héritiers, 2014, disponible en VOD sur Canal VOD.
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