[article] in L'Histoire > N° 488 (Octobre 2021) . - p. 56-61 Titre : | L'Atelier des CHERCHEURS : 2. L'« Homo oeconomicus » préhistorique | Type de document : | Livres, articles, périodiques | Auteurs : | François Bon, Auteur | Année de publication : | 2021 | Article en page(s) : | p. 56-61 | Langues : | Français (fre) | Mots-clés : | aliments préhistoire nomade | Note de contenu : |
Contre des idées reçues, les sociétés préhistoriques ne connaissaient pas la pénurie. Et leurs décisions économiques relèvent autant de facteurs culturels que biologiques.
L'image qui persiste des sociétés préhistoriques est celle d'une économie de survie. Comme si ces cohortes d'hommes et de femmes affamés s'étaient maintenus courageusement en vie, au gré de circonstances qu'il nous semblerait pénible de partager, pour permettre enfin à notre humanité, depuis quelques siècles à peine, de se libérer de cette aliénation et de construire sa route.
Bien sûr, on est prêt à admettre que c'est tout de même un beau succès d'avoir survécu tout au long du Quaternaire à autant de fluctuations climatiques et environnementales, de s'être adapté de la sorte à la traque du gnou, de la gazelle, du renne ou du bison au fil des continents, des steppes et des forêts, des cycles de glaciation. Ce n'est pas rien non plus d'avoir ainsi réussi à peupler l'ensemble de la surface de la Terre - car c'est bien ce que nous devons, îles lointaines exclues, à ces chasseurs-cueilleurs-pêcheurs nomades du Paléolithique, qui puisent leurs racines il y a plus de 3 millions d'années, et qui se sont répandus, vague par vague, sur toute la planète.
Pour expliquer un tel succès, on se plaît à faire appel à une forme de rationalité biologique plus ou moins directement inspirée de l'éthologie. Seuls celles et ceux qui, inconsciemment, auraient opté pour des choix permettant d'optimiser le rendement de la chasse et de la cueillette auraient subsisté. Et il est courant de mettre en équation le rendement énergétique de telle ou telle portion de carcasse animale, à la fois plus charnue et appartenant à une proie après laquelle il aura moins fallu courir, afin d'expliquer pourquoi celles et ceux qui ont choisi de s'en repaître s'en sont mieux sortis que d'autres. En fait, il faut retourner la question : en quoi une économie est-elle vraiment préhistorique ? En d'autres termes, dans quelle mesure ces économies de chasseurs-cueilleurs anciens reposent-elles sur des règles et des fondements qui les rangent dans l'enfance des économies ultérieures ?
Comportements alimentaires
Restreignons un peu notre focale et concentrons-nous sur une division de la préhistoire baptisée Paléolithique supérieur, celui-ci s'étalant entre 40 000 et 10 000 avant le présent. Il s'agit en effet de la toute dernière époque où les chasseurs-cueilleurs régnaient sur la Terre sans partage - avant l'invention du Néolithique et, avec lui, de l'agriculture et de l'élevage, qui peuvent sembler constituer une économie plus intelligible, plus contrôlée en tout cas. Surtout, cette période constitue un temps d'expansion déterminante des populations humaines, due en l'occurrence à Sapiens.
Si l'on se place du point de vue des comportements de subsistance, nous avons affaire là à des sociétés pratiquant une économie de collecte et non de production. Mais cela hypothèque-t-il qu'il ait pu exister une véritable anthropologie des comportements alimentaires ? Toutes les études consacrées aux pratiques de chasse soulignent l'existence de choix qui, pour féconds qu'ils aient pu être en termes de subsistance, traduisent aussi un monde de valeurs vis-à-vis du monde animal - et les fresques pariétales inventées à cette époque ne disent pas non plus, à leur manière, autre chose ; les animaux sont autant symbole que chair, et l'on s'en nourrit l'esprit comme le corps.
Par ailleurs, l'économie de ces populations ne se limite naturellement pas à ce dont elles se nourrissaient. Elle intégrait l'ensemble des ressources permettant d'élaborer les objets et équipements dont leurs multiples cultures dictaient l'usage : roches aptes à être taillées, colorants pour s'enduire le corps ou protéger les peaux, os et ivoire que l'on transformerait en instruments ou en bijoux, peaux finement tannées dont on tirerait vêtements et protections, etc.
Bien des façons d'être nomade
Ces sociétés étaient avant tout celles de nomades, et les choix opérés devaient répondre à cette exigence : voyager léger comme maîtriser son itinéraire annuel en fonction des ressources saisonnières. Mais cela pouvait impliquer des choix très différents en matière économique : préférait-on développer des stratégies hautement planifiées ou bien jouer sur une adaptation beaucoup plus souple au gré des circonstances ?
Les deux solutions ont été longuement expérimentées. Ainsi, et pour ne prendre qu'un exemple, s'il a toujours fallu tanner des peaux pour se vêtir et se protéger, et pour cela se doter d'instruments en pierre adéquats que les préhistoriens appellent des grattoirs, certains ont choisi d'y parvenir en fabriquant des objets requérant d'exigeants savoir-faire (de belles lames de silex), à partir de matériaux minutieusement sélectionnés (des silex de haute qualité, dont il fallait connaître les gîtes et y revenir régulièrement) ; la récompense de ces efforts était de disposer d'outils performants et dotés surtout d'une longue durée de vie, car longuement réaffûtables. D'autres au contraire préférèrent des objets plus simples, impliquant beaucoup moins d'efforts et de connaissances, à la fois des matériaux comme des propriétés pour les transformer ; la rançon de ces efforts était de devoir en fabriquer souvent, car ces objets plus rudimentaires duraient peu.
Ces grands choix techno-économiques résonnent à une échelle plus large que la préhistoire. Et, dans le contexte de cette période, ils nous racontent déjà bien des façons d'être nomade, de gérer son équipement dans le temps comme dans l'espace, de choisir de se transmettre plus ou moins de connaissances, d'anticiper ou non sur les besoins prévisibles, d'intégrer telle ou telle étape de collecte de matières premières dans son parcours itinérant, etc. Bref, de fabriquer des sociétés qui n'ont de préhistorique que l'épithète, car elles sont les actrices d'une élaboration économique dans laquelle nous pouvons aisément nous reconnaître, à base de valeurs avec lesquelles nous continuons de dialoguer.
L'AUTEUR
Professeur à l'université Toulouse-Jean-Jaurès, François Bon est spécialiste du Paléolithique supérieur. Il a notamment publié, avec Isabelle Crevecoeur, Sapiens à l'oeil nu (CNRS Éditions, 2019).
Pionnier
Avec son célèbre ouvrage Age de pierre, âge d'abondance. L'économie des sociétés primitives (1972 pour l'édition originale anglaise, cf. L'Histoire n°487), l'anthropologue américain Marshall Sahlins (1930-2021) a renversé un lieu commun : loin de l'image de chasseurs-cueilleurs en état de survie précaire, il y démontre que ces derniers ont élaboré des économies leur offrant des ressources amplement suffisantes pour ne pas avoir à consacrer tout leur temps à les acquérir, autant de temps ainsi mis à profit pour bien d'autres activités, à vocation sociale, créatrice, voire proprement de loisir - activités au moins aussi essentielles à la construction des sociétés humaines.
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[article] L'Atelier des CHERCHEURS : 2. L'« Homo oeconomicus » préhistorique [Livres, articles, périodiques] / François Bon, Auteur . - 2021 . - p. 56-61. Langues : Français ( fre) in L'Histoire > N° 488 (Octobre 2021) . - p. 56-61 Mots-clés : | aliments préhistoire nomade | Note de contenu : |
Contre des idées reçues, les sociétés préhistoriques ne connaissaient pas la pénurie. Et leurs décisions économiques relèvent autant de facteurs culturels que biologiques.
L'image qui persiste des sociétés préhistoriques est celle d'une économie de survie. Comme si ces cohortes d'hommes et de femmes affamés s'étaient maintenus courageusement en vie, au gré de circonstances qu'il nous semblerait pénible de partager, pour permettre enfin à notre humanité, depuis quelques siècles à peine, de se libérer de cette aliénation et de construire sa route.
Bien sûr, on est prêt à admettre que c'est tout de même un beau succès d'avoir survécu tout au long du Quaternaire à autant de fluctuations climatiques et environnementales, de s'être adapté de la sorte à la traque du gnou, de la gazelle, du renne ou du bison au fil des continents, des steppes et des forêts, des cycles de glaciation. Ce n'est pas rien non plus d'avoir ainsi réussi à peupler l'ensemble de la surface de la Terre - car c'est bien ce que nous devons, îles lointaines exclues, à ces chasseurs-cueilleurs-pêcheurs nomades du Paléolithique, qui puisent leurs racines il y a plus de 3 millions d'années, et qui se sont répandus, vague par vague, sur toute la planète.
Pour expliquer un tel succès, on se plaît à faire appel à une forme de rationalité biologique plus ou moins directement inspirée de l'éthologie. Seuls celles et ceux qui, inconsciemment, auraient opté pour des choix permettant d'optimiser le rendement de la chasse et de la cueillette auraient subsisté. Et il est courant de mettre en équation le rendement énergétique de telle ou telle portion de carcasse animale, à la fois plus charnue et appartenant à une proie après laquelle il aura moins fallu courir, afin d'expliquer pourquoi celles et ceux qui ont choisi de s'en repaître s'en sont mieux sortis que d'autres. En fait, il faut retourner la question : en quoi une économie est-elle vraiment préhistorique ? En d'autres termes, dans quelle mesure ces économies de chasseurs-cueilleurs anciens reposent-elles sur des règles et des fondements qui les rangent dans l'enfance des économies ultérieures ?
Comportements alimentaires
Restreignons un peu notre focale et concentrons-nous sur une division de la préhistoire baptisée Paléolithique supérieur, celui-ci s'étalant entre 40 000 et 10 000 avant le présent. Il s'agit en effet de la toute dernière époque où les chasseurs-cueilleurs régnaient sur la Terre sans partage - avant l'invention du Néolithique et, avec lui, de l'agriculture et de l'élevage, qui peuvent sembler constituer une économie plus intelligible, plus contrôlée en tout cas. Surtout, cette période constitue un temps d'expansion déterminante des populations humaines, due en l'occurrence à Sapiens.
Si l'on se place du point de vue des comportements de subsistance, nous avons affaire là à des sociétés pratiquant une économie de collecte et non de production. Mais cela hypothèque-t-il qu'il ait pu exister une véritable anthropologie des comportements alimentaires ? Toutes les études consacrées aux pratiques de chasse soulignent l'existence de choix qui, pour féconds qu'ils aient pu être en termes de subsistance, traduisent aussi un monde de valeurs vis-à-vis du monde animal - et les fresques pariétales inventées à cette époque ne disent pas non plus, à leur manière, autre chose ; les animaux sont autant symbole que chair, et l'on s'en nourrit l'esprit comme le corps.
Par ailleurs, l'économie de ces populations ne se limite naturellement pas à ce dont elles se nourrissaient. Elle intégrait l'ensemble des ressources permettant d'élaborer les objets et équipements dont leurs multiples cultures dictaient l'usage : roches aptes à être taillées, colorants pour s'enduire le corps ou protéger les peaux, os et ivoire que l'on transformerait en instruments ou en bijoux, peaux finement tannées dont on tirerait vêtements et protections, etc.
Bien des façons d'être nomade
Ces sociétés étaient avant tout celles de nomades, et les choix opérés devaient répondre à cette exigence : voyager léger comme maîtriser son itinéraire annuel en fonction des ressources saisonnières. Mais cela pouvait impliquer des choix très différents en matière économique : préférait-on développer des stratégies hautement planifiées ou bien jouer sur une adaptation beaucoup plus souple au gré des circonstances ?
Les deux solutions ont été longuement expérimentées. Ainsi, et pour ne prendre qu'un exemple, s'il a toujours fallu tanner des peaux pour se vêtir et se protéger, et pour cela se doter d'instruments en pierre adéquats que les préhistoriens appellent des grattoirs, certains ont choisi d'y parvenir en fabriquant des objets requérant d'exigeants savoir-faire (de belles lames de silex), à partir de matériaux minutieusement sélectionnés (des silex de haute qualité, dont il fallait connaître les gîtes et y revenir régulièrement) ; la récompense de ces efforts était de disposer d'outils performants et dotés surtout d'une longue durée de vie, car longuement réaffûtables. D'autres au contraire préférèrent des objets plus simples, impliquant beaucoup moins d'efforts et de connaissances, à la fois des matériaux comme des propriétés pour les transformer ; la rançon de ces efforts était de devoir en fabriquer souvent, car ces objets plus rudimentaires duraient peu.
Ces grands choix techno-économiques résonnent à une échelle plus large que la préhistoire. Et, dans le contexte de cette période, ils nous racontent déjà bien des façons d'être nomade, de gérer son équipement dans le temps comme dans l'espace, de choisir de se transmettre plus ou moins de connaissances, d'anticiper ou non sur les besoins prévisibles, d'intégrer telle ou telle étape de collecte de matières premières dans son parcours itinérant, etc. Bref, de fabriquer des sociétés qui n'ont de préhistorique que l'épithète, car elles sont les actrices d'une élaboration économique dans laquelle nous pouvons aisément nous reconnaître, à base de valeurs avec lesquelles nous continuons de dialoguer.
L'AUTEUR
Professeur à l'université Toulouse-Jean-Jaurès, François Bon est spécialiste du Paléolithique supérieur. Il a notamment publié, avec Isabelle Crevecoeur, Sapiens à l'oeil nu (CNRS Éditions, 2019).
Pionnier
Avec son célèbre ouvrage Age de pierre, âge d'abondance. L'économie des sociétés primitives (1972 pour l'édition originale anglaise, cf. L'Histoire n°487), l'anthropologue américain Marshall Sahlins (1930-2021) a renversé un lieu commun : loin de l'image de chasseurs-cueilleurs en état de survie précaire, il y démontre que ces derniers ont élaboré des économies leur offrant des ressources amplement suffisantes pour ne pas avoir à consacrer tout leur temps à les acquérir, autant de temps ainsi mis à profit pour bien d'autres activités, à vocation sociale, créatrice, voire proprement de loisir - activités au moins aussi essentielles à la construction des sociétés humaines.
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