[article] in L'Histoire > N° 485 486 (Juillet Août 2021) . - p. 99-102 Titre : | Dossier : L'Empire russe - Ukraine 1991 | Type de document : | Livres, articles, périodiques | Auteurs : | François-Xavier Nérard, Auteur | Année de publication : | 2021 | Article en page(s) : | p. 99-102 | Langues : | Français (fre) | Mots-clés : | Russie URSS Lénine adieu Ukraine 1991 | Note de contenu : | Depuis son indépendance en 1991, l'Ukraine a tenté d'effacer, par intermittence, les traces de son passé soviétique dans l'espace public. Aujourd'hui, c'est plus largement l'histoire impériale russe qui est visée. La guerre de 2014 a changé la donne.
Le 22 février 2014 un millier de personnes se rassemblent sur la place Lénine à Dnipropetrovsk, une grande ville industrielle de l'est de l'Ukraine. Elles entourent, pour la déboulonner, une imposante statue du chef bolchevique, érigée là en 1957 pour célébrer le 40e anniversaire de la révolution d'Octobre. Ni les quelques communistes présents ni des policiers au demeurant bien passifs ne parviennent à les en empêcher. A 1 heure du matin, après sept heures d'efforts, Lénine chute de son piédestal.
Le jour même, on avait appris que le président ukrainien Viktor Ianoukovitch venait de quitter précipitamment son pays face à une situation qui échappait totalement à son contrôle. Kiev pleurait 82 morts depuis le 20 février. Des centaines de milliers de manifestants dénonçaient, depuis fin novembre 2013, le refus du gouvernement de signer un accord de coopération avec l'Union européenne pour favoriser un partenariat avec la Russie. Plus fortement que lors de la « Révolution orange » dix ans auparavant, certains militants de ce mouvement, bientôt appelé la « révolution de la dignité » (ou Euromaïdan), posaient la question de l'héritage soviétique en Ukraine : la statue de Lénine, qui trônait au bas du boulevard Chevtchenko à Kiev depuis 1946, avait été abattue en décembre à l'initiative des députés et de partisans du parti nationaliste Svoboda. Pour de plus en plus d'Ukrainiens, tourner la page du régime Ianoukovitch et des élites formées à l'ère soviétique devait passer par les décommunisation et désoviétisation radicales du pays.
Passé communiste ou passé russe
De fait, les traces du passé soviétique n'avaient pas totalement disparu dans le pays, vingt-trois ans après l'effondrement de l'URSS et l'accession à l'indépendance en août 1991. C'était notamment le cas dans l'est du pays, creuset de son histoire soviétique. Kharkov fut la capitale inaugurale de la République socialiste soviétique d'Ukraine, fondée en décembre 1917. La ville fut modernisée, c'est là que fut construit le Derzhprom, premier gratte-ciel soviétique. La région du Donbass, des villes comme Dnipropetrovsk ou Zaporijia doivent leur puissance, leur prestige et leur prospérité à l'industrialisation soviétique.
La soviétisation du reste du pays est progressive. Kiev est pris par l'Armée rouge le 12 juin 1920, ce qui met fin à l'expérience de la République populaire d'Ukraine, dont l'indépendance avait été proclamée par la Rada centrale en novembre 1917. Il faudra attendre 1934 pour que la ville, berceau historique de l'Ukraine, sorte de son purgatoire symbolique et redevienne la capitale de la République socialiste soviétique.
Après leur victoire dans la guerre civile et leur défaite contre la Pologne, les bolcheviks prennent le contrôle d'une Ukraine aux frontières remaniées par le traité de Riga (1921), qui devient l'un des États fondateurs de l'URSS en décembre 1922. C'est enfin après le pacte germano-soviétique, en 1939, que l'Union soviétique annexe les régions d'Ukraine occidentale, comme la Galicie, austro-hongroise puis polonaise. Le rapport au passé soviétique est ainsi très différent selon les régions d'Ukraine.
Sous le régime soviétique, plaques commémoratives, statues de Lénine et autres monuments à la gloire du communisme se sont multipliés sur le territoire ukrainien, marquant durablement l'espace visuel et la carte mentale des habitants. Pour autant, cette soviétisation de l'Ukraine ne peut être réduite à une simple communisation ou à une russification. Aux côtés des leaders bolcheviques, de maintes personnalités ukrainiennes « soviétocompatibles » ont été mises à l'honneur. Taras Chevtchenko en est le meilleur exemple. On trouve dans chaque ville ou presque une statue ou une rue au nom de ce poète fondateur de la littérature ukrainienne au début du XIXe siècle.
La crise, puis la chute de l'URSS posent la question de la présence des traces de cette histoire et provoquent immédiatement une première vague de décommunisation. Celle-ci est rapide à l'ouest du pays. A Lviv, un premier monument à Lénine est démonté dès septembre 1990 après que l'Ukraine a proclamé en juin sa souveraineté. Au même moment, l'avenue Lénine devient celle de la Liberté : elle avait été jusqu'en 1919 celle du Roi-Louis Ier (en référence au grand roi médiéval qui régna sur la Hongrie et la Pologne au XIVe siècle), puis celle du Premier-Mai de 1940 à 1941, avant d'être l'avenue Adolf-Hitler pendant l'occupation allemande et de redevenir celle du Premier-Mai de 1945 à 1959.
Plus emblématique encore, la rue de la Paix, ancienne rue Staline de 1944 à 1961, prend en 1992 le nom de Stepan Bandera, le nationaliste ukrainien dont le parti collabora avec les nazis. Elle avait successivement porté le nom de Lev Sapieha, un hetman (chef cosaque) lituanien et des komsomols (les jeunes communistes) à l'époque de la première conquête soviétique, avant de devenir la Fürstenstrasse (rue des princes) pendant l'occupation nazie.
Cette première vague de décommunisation touche aussi le centre du pays. A Kiev, la place principale de la ville, la place de la révolution d'Octobre (ex-place Kalinine, premier président du Soviet suprême) est rebaptisée place de l'Indépendance (Maïdan Nézalejnosti). La grande statue de Lénine, qui la dominait depuis 1977, est démontée dès septembre 1991, dans les premiers jours de l'indépendance. A Odessa, beaucoup de rues retrouvent le nom qu'elles portaient avant la révolution d'Octobre : en 1994, la rue Lénine redevient la rue Richelieu, du nom du duc, gouverneur de la ville et de la Nouvelle-Russie entre 1803 et 1814.
La conception des nouveaux billets de banque est un autre signe de cette refondation des symboles. L'Ukraine indépendante choisit d'honorer Mikhaïl Grouchevski, le président de la Rada de 1917, et Ivan Mazepa, hetman des cosaques qui trahit Pierre le Grand pour Charles XII de Suède pendant la guerre du Nord. Pourtant, la décommunisation de 1991-1992 reste inachevée : les dirigeants ukrainiens, qui ont pour la plupart un passé lié au Parti communiste ou à l'État soviétique, font le choix de ne pas trop interroger le passé pour construire les fondations du nouvel État-nation. C'est le Holodomor, la Grande Famine de 1932-1933, très vite présenté comme un génocide des Ukrainiens, qui devient central dans l'écriture de l'histoire nationale.
La question des rapports de l'Ukraine avec la Russie ne se pose jamais frontalement, même si des tensions peuvent surgir. Ainsi, en 2007, la restauration à Odessa du monument inauguré en 1900 en l'honneur de Catherine II et des fondateurs d'Odessa, voilé après la révolution de février 1917 et démonté par les bolcheviks en 1920, provoque la fureur de certains nationalistes ukrainiens, qui y voient un hommage rendu à la domination russe.
C'est bien la « révolution de la dignité » et les tensions qui s'exacerbent avec la Russie début 2014, qui posent de nouveau avec force la question de la décommunisation.
Rompre avec la colonisation russe
Dans les années qui suivirent l'indépendance, l'Est, et notamment la région minière du Donbass, l'un des coeurs, symbolique et économique, de l'URSS, était devenu une zone frontière entre la Russie et l'Ukraine, un espace d'identités mélangées et de loyautés multiples si bien décrit par l'historienne Tatiana Zhurzenko1. Dans ces régions, les toponymes d'un passé soviétique étaient restés bien présents, les liens avec la Russie demeuraient forts et le russe restait la langue dominante. Les événements de 2014 vont servir de test et de révélateur et contraindre les habitants à choisir leur camp2.
L'invasion de la Crimée par les troupes russes en février 2014 et la crise, puis la guerre, dans les régions de l'Est qui, soutenues par Moscou, combattent pour leur autonomie, accélèrent le processus. Alors que les opposants au Maïdan mobilisent souvent des symboles d'une nostalgie soviétique (le ruban de saint Georges, orange et noir, qui symbolise la victoire de l'Armée rouge sur l'Allemagne nazie), la dimension soviétocompatible de l'Ukraine postsoviétique disparaît. L'année 2014 provoque en Ukraine une prise de conscience nationale très forte. Le passé soviétique est désormais assimilé plus largement à un passé russe avec lequel il faut rompre. Le déboulonnage de la statue de Lénine à Kharkov en septembre 2014 en témoigne. Alors que le maire, Guennadi Kernes, menaçait quelques mois auparavant de briser les mains de quiconque tenterait de toucher à ce monument, il laisse faire. La guerre est passée par là.
En mai 2015 le Parlement ukrainien vote quatre lois de décommunisation sous l'influence de l'Institut de la mémoire nationale. Elles prévoient notamment l'interdiction de la symbolique des régimes communiste et nazi dans l'espace public, le changement des noms de rues et le démantèlement des statues, l'ouverture totale des archives soviétiques et des mesures en faveur des combattants pour l'indépendance de l'Ukraine ; 965 statues de Lénine sont déboulonnées entre 2013 et 2016 : on parle de leninopad, la « chute des Lénine » ; 52 000 rues sont débaptisées ; 986 localités et 32 villes changent de nom, à l'image de Dnipropetrovsk qui devient Dnipro, abandonnant le nom de Grigori Petrovski, dirigeant bolchevique originaire de la ville.
L'ingérence russe en Crimée et dans le Donbass a ajouté une nouvelle dimension à ces changements : il convient désormais d'effacer aussi bien toute référence à la Russie. A Kiev, le pont de Moscou, qui traverse le Dniepr, est ainsi d'abord repeint en bleu et jaune, aux couleurs du drapeau ukrainien, avant d'être rebaptisé pont « du Nord » en 2018. La place et l'avenue de Moscou changent également de nom : la seconde prenant celuimmunisation se fait dérussification, conformément à un discours de plus en plus présent en Ukraine qui tend à présenter le passé comme une période de colonisation russe.
Notes
1. T. Zhurzenko, Borderlands into Bordered Lands. Geopolitics of Identity in Post-Soviet Ukraine, New York, Columbia University Press, 2010.
2. Cf. Anne de Tinguy, « Ukraine : le test », L'Histoire n° 405, novembre 2014, pp. 62-66.
L'AUTEUR
Maître de conférences à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, François-Xavier Nérard a notamment publié 5 % de vérité. La dénonciation dans l'URSS de Staline (Tallandier, 2004) et, avec Marie-Pierre Rey, un Atlas historique de la Russie (Autrement, 2019).
Ivan Mazepa
Au début du XVIIIe siècle, ce chef des cosaques s'allie à Charles XII contre le tsar Pierre le Grand. Il est aujourd'hui célébré comme un héros national de l'Ukraine indépendante et figure sur un billet de banque.
Taras Chevtchenko
Ce poète du XIXe siècle est la personnalité la plus appréciée du pays. Cher aux nationalistes, son nom est resté omniprésent dans l'espace public pendant l'ère soviétique.
Stepan Bandera
Malgré sa collaboration avec les nazis et sa participation à de nombreux crimes de guerre, il est aujourd'hui considéré comme un héros national pour avoir proclamé l'indépendance de l'Ukraine en 1941.
Des frontières mouvantes
En 1991 le territoire de l'Ukraine indépendante est le fruit d'une histoire mouvementée, qui explique un rapport différent au passé selon les régions. Les régions de l'Est proviennent de l'ancien empire russe tandis que celles de l'Ouest ont été rattachées entre 1939 et 1945 aux dépens de la Pologne, de la Roumanie ou de la Tchécoslovaquie. La Crimée, donnée par Nikita Khrouchtchev en 1954, fut annexée par la Russie en 2014. La guerre perdure avec les séparatistes dans le Donbass.
MOTS CLÉS
Holodomor
« Extermination par la faim » en ukrainien. Le terme désigne la Grande Famine orchestrée par Staline, qui fit environ 4,5 millions de morts entre 1932 et 1933 en Ukraine. L'événement est devenu central dans la construction ukrainienne nationale.
Rada
Cette Assemblée politique du peuple ukrainien dirigea brièvement, après la révolution de 1917, une République populaire ukrainienne autonome autour de Kiev jusqu'à ce que les bolcheviks mettent fin en 1920 à cet éphémère épisode d'indépendance.
Donbass : l'escalade
Intégré à l'empire russe à la fin du XVIIe siècle, foyer de l'industrialisation de la Russie dès la fin du XIXe siècle, le bassin du Donetz, vaste zone charbonnière, devient à l'époque soviétique un coeur symbolique du pays, largement mis en scène par la propagande. L'indépendance de l'Ukraine en 1991 bouleverse le statut de la région. La transition économique frappe une industrie vieillissante ; les mineurs, russophones, se sentent déclassés et ostracisés.
En novembre 2013 le Donbass s'oppose à la révolution à Kiev. En avril 2014 des activistes séparatistes prennent le contrôle des régions de Donetsk et Louhansk et déclarent leur autonomie en mai après l'organisation de référendums, jugés illégaux par Kiev. Des miliciens locaux encadrés par des mercenaires russes se heurtent à l'armée ukrainienne et à des « bataillons volontaires » qui lancent une opération militaire. Les combats font 13 000 morts et au moins 1,5 million de déplacés internes dans le pays. En février 2015 les accords de Minsk II « gèlent » le conflit sans y mettre fin. Si l'armée régulière russe n'est pas officiellement engagée en Ukraine, le soutien de Moscou aux séparatistes est avéré.
F.-X. N.
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[article] Dossier : L'Empire russe - Ukraine 1991 [Livres, articles, périodiques] / François-Xavier Nérard, Auteur . - 2021 . - p. 99-102. Langues : Français ( fre) in L'Histoire > N° 485 486 (Juillet Août 2021) . - p. 99-102 Mots-clés : | Russie URSS Lénine adieu Ukraine 1991 | Note de contenu : | Depuis son indépendance en 1991, l'Ukraine a tenté d'effacer, par intermittence, les traces de son passé soviétique dans l'espace public. Aujourd'hui, c'est plus largement l'histoire impériale russe qui est visée. La guerre de 2014 a changé la donne.
Le 22 février 2014 un millier de personnes se rassemblent sur la place Lénine à Dnipropetrovsk, une grande ville industrielle de l'est de l'Ukraine. Elles entourent, pour la déboulonner, une imposante statue du chef bolchevique, érigée là en 1957 pour célébrer le 40e anniversaire de la révolution d'Octobre. Ni les quelques communistes présents ni des policiers au demeurant bien passifs ne parviennent à les en empêcher. A 1 heure du matin, après sept heures d'efforts, Lénine chute de son piédestal.
Le jour même, on avait appris que le président ukrainien Viktor Ianoukovitch venait de quitter précipitamment son pays face à une situation qui échappait totalement à son contrôle. Kiev pleurait 82 morts depuis le 20 février. Des centaines de milliers de manifestants dénonçaient, depuis fin novembre 2013, le refus du gouvernement de signer un accord de coopération avec l'Union européenne pour favoriser un partenariat avec la Russie. Plus fortement que lors de la « Révolution orange » dix ans auparavant, certains militants de ce mouvement, bientôt appelé la « révolution de la dignité » (ou Euromaïdan), posaient la question de l'héritage soviétique en Ukraine : la statue de Lénine, qui trônait au bas du boulevard Chevtchenko à Kiev depuis 1946, avait été abattue en décembre à l'initiative des députés et de partisans du parti nationaliste Svoboda. Pour de plus en plus d'Ukrainiens, tourner la page du régime Ianoukovitch et des élites formées à l'ère soviétique devait passer par les décommunisation et désoviétisation radicales du pays.
Passé communiste ou passé russe
De fait, les traces du passé soviétique n'avaient pas totalement disparu dans le pays, vingt-trois ans après l'effondrement de l'URSS et l'accession à l'indépendance en août 1991. C'était notamment le cas dans l'est du pays, creuset de son histoire soviétique. Kharkov fut la capitale inaugurale de la République socialiste soviétique d'Ukraine, fondée en décembre 1917. La ville fut modernisée, c'est là que fut construit le Derzhprom, premier gratte-ciel soviétique. La région du Donbass, des villes comme Dnipropetrovsk ou Zaporijia doivent leur puissance, leur prestige et leur prospérité à l'industrialisation soviétique.
La soviétisation du reste du pays est progressive. Kiev est pris par l'Armée rouge le 12 juin 1920, ce qui met fin à l'expérience de la République populaire d'Ukraine, dont l'indépendance avait été proclamée par la Rada centrale en novembre 1917. Il faudra attendre 1934 pour que la ville, berceau historique de l'Ukraine, sorte de son purgatoire symbolique et redevienne la capitale de la République socialiste soviétique.
Après leur victoire dans la guerre civile et leur défaite contre la Pologne, les bolcheviks prennent le contrôle d'une Ukraine aux frontières remaniées par le traité de Riga (1921), qui devient l'un des États fondateurs de l'URSS en décembre 1922. C'est enfin après le pacte germano-soviétique, en 1939, que l'Union soviétique annexe les régions d'Ukraine occidentale, comme la Galicie, austro-hongroise puis polonaise. Le rapport au passé soviétique est ainsi très différent selon les régions d'Ukraine.
Sous le régime soviétique, plaques commémoratives, statues de Lénine et autres monuments à la gloire du communisme se sont multipliés sur le territoire ukrainien, marquant durablement l'espace visuel et la carte mentale des habitants. Pour autant, cette soviétisation de l'Ukraine ne peut être réduite à une simple communisation ou à une russification. Aux côtés des leaders bolcheviques, de maintes personnalités ukrainiennes « soviétocompatibles » ont été mises à l'honneur. Taras Chevtchenko en est le meilleur exemple. On trouve dans chaque ville ou presque une statue ou une rue au nom de ce poète fondateur de la littérature ukrainienne au début du XIXe siècle.
La crise, puis la chute de l'URSS posent la question de la présence des traces de cette histoire et provoquent immédiatement une première vague de décommunisation. Celle-ci est rapide à l'ouest du pays. A Lviv, un premier monument à Lénine est démonté dès septembre 1990 après que l'Ukraine a proclamé en juin sa souveraineté. Au même moment, l'avenue Lénine devient celle de la Liberté : elle avait été jusqu'en 1919 celle du Roi-Louis Ier (en référence au grand roi médiéval qui régna sur la Hongrie et la Pologne au XIVe siècle), puis celle du Premier-Mai de 1940 à 1941, avant d'être l'avenue Adolf-Hitler pendant l'occupation allemande et de redevenir celle du Premier-Mai de 1945 à 1959.
Plus emblématique encore, la rue de la Paix, ancienne rue Staline de 1944 à 1961, prend en 1992 le nom de Stepan Bandera, le nationaliste ukrainien dont le parti collabora avec les nazis. Elle avait successivement porté le nom de Lev Sapieha, un hetman (chef cosaque) lituanien et des komsomols (les jeunes communistes) à l'époque de la première conquête soviétique, avant de devenir la Fürstenstrasse (rue des princes) pendant l'occupation nazie.
Cette première vague de décommunisation touche aussi le centre du pays. A Kiev, la place principale de la ville, la place de la révolution d'Octobre (ex-place Kalinine, premier président du Soviet suprême) est rebaptisée place de l'Indépendance (Maïdan Nézalejnosti). La grande statue de Lénine, qui la dominait depuis 1977, est démontée dès septembre 1991, dans les premiers jours de l'indépendance. A Odessa, beaucoup de rues retrouvent le nom qu'elles portaient avant la révolution d'Octobre : en 1994, la rue Lénine redevient la rue Richelieu, du nom du duc, gouverneur de la ville et de la Nouvelle-Russie entre 1803 et 1814.
La conception des nouveaux billets de banque est un autre signe de cette refondation des symboles. L'Ukraine indépendante choisit d'honorer Mikhaïl Grouchevski, le président de la Rada de 1917, et Ivan Mazepa, hetman des cosaques qui trahit Pierre le Grand pour Charles XII de Suède pendant la guerre du Nord. Pourtant, la décommunisation de 1991-1992 reste inachevée : les dirigeants ukrainiens, qui ont pour la plupart un passé lié au Parti communiste ou à l'État soviétique, font le choix de ne pas trop interroger le passé pour construire les fondations du nouvel État-nation. C'est le Holodomor, la Grande Famine de 1932-1933, très vite présenté comme un génocide des Ukrainiens, qui devient central dans l'écriture de l'histoire nationale.
La question des rapports de l'Ukraine avec la Russie ne se pose jamais frontalement, même si des tensions peuvent surgir. Ainsi, en 2007, la restauration à Odessa du monument inauguré en 1900 en l'honneur de Catherine II et des fondateurs d'Odessa, voilé après la révolution de février 1917 et démonté par les bolcheviks en 1920, provoque la fureur de certains nationalistes ukrainiens, qui y voient un hommage rendu à la domination russe.
C'est bien la « révolution de la dignité » et les tensions qui s'exacerbent avec la Russie début 2014, qui posent de nouveau avec force la question de la décommunisation.
Rompre avec la colonisation russe
Dans les années qui suivirent l'indépendance, l'Est, et notamment la région minière du Donbass, l'un des coeurs, symbolique et économique, de l'URSS, était devenu une zone frontière entre la Russie et l'Ukraine, un espace d'identités mélangées et de loyautés multiples si bien décrit par l'historienne Tatiana Zhurzenko1. Dans ces régions, les toponymes d'un passé soviétique étaient restés bien présents, les liens avec la Russie demeuraient forts et le russe restait la langue dominante. Les événements de 2014 vont servir de test et de révélateur et contraindre les habitants à choisir leur camp2.
L'invasion de la Crimée par les troupes russes en février 2014 et la crise, puis la guerre, dans les régions de l'Est qui, soutenues par Moscou, combattent pour leur autonomie, accélèrent le processus. Alors que les opposants au Maïdan mobilisent souvent des symboles d'une nostalgie soviétique (le ruban de saint Georges, orange et noir, qui symbolise la victoire de l'Armée rouge sur l'Allemagne nazie), la dimension soviétocompatible de l'Ukraine postsoviétique disparaît. L'année 2014 provoque en Ukraine une prise de conscience nationale très forte. Le passé soviétique est désormais assimilé plus largement à un passé russe avec lequel il faut rompre. Le déboulonnage de la statue de Lénine à Kharkov en septembre 2014 en témoigne. Alors que le maire, Guennadi Kernes, menaçait quelques mois auparavant de briser les mains de quiconque tenterait de toucher à ce monument, il laisse faire. La guerre est passée par là.
En mai 2015 le Parlement ukrainien vote quatre lois de décommunisation sous l'influence de l'Institut de la mémoire nationale. Elles prévoient notamment l'interdiction de la symbolique des régimes communiste et nazi dans l'espace public, le changement des noms de rues et le démantèlement des statues, l'ouverture totale des archives soviétiques et des mesures en faveur des combattants pour l'indépendance de l'Ukraine ; 965 statues de Lénine sont déboulonnées entre 2013 et 2016 : on parle de leninopad, la « chute des Lénine » ; 52 000 rues sont débaptisées ; 986 localités et 32 villes changent de nom, à l'image de Dnipropetrovsk qui devient Dnipro, abandonnant le nom de Grigori Petrovski, dirigeant bolchevique originaire de la ville.
L'ingérence russe en Crimée et dans le Donbass a ajouté une nouvelle dimension à ces changements : il convient désormais d'effacer aussi bien toute référence à la Russie. A Kiev, le pont de Moscou, qui traverse le Dniepr, est ainsi d'abord repeint en bleu et jaune, aux couleurs du drapeau ukrainien, avant d'être rebaptisé pont « du Nord » en 2018. La place et l'avenue de Moscou changent également de nom : la seconde prenant celuimmunisation se fait dérussification, conformément à un discours de plus en plus présent en Ukraine qui tend à présenter le passé comme une période de colonisation russe.
Notes
1. T. Zhurzenko, Borderlands into Bordered Lands. Geopolitics of Identity in Post-Soviet Ukraine, New York, Columbia University Press, 2010.
2. Cf. Anne de Tinguy, « Ukraine : le test », L'Histoire n° 405, novembre 2014, pp. 62-66.
L'AUTEUR
Maître de conférences à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, François-Xavier Nérard a notamment publié 5 % de vérité. La dénonciation dans l'URSS de Staline (Tallandier, 2004) et, avec Marie-Pierre Rey, un Atlas historique de la Russie (Autrement, 2019).
Ivan Mazepa
Au début du XVIIIe siècle, ce chef des cosaques s'allie à Charles XII contre le tsar Pierre le Grand. Il est aujourd'hui célébré comme un héros national de l'Ukraine indépendante et figure sur un billet de banque.
Taras Chevtchenko
Ce poète du XIXe siècle est la personnalité la plus appréciée du pays. Cher aux nationalistes, son nom est resté omniprésent dans l'espace public pendant l'ère soviétique.
Stepan Bandera
Malgré sa collaboration avec les nazis et sa participation à de nombreux crimes de guerre, il est aujourd'hui considéré comme un héros national pour avoir proclamé l'indépendance de l'Ukraine en 1941.
Des frontières mouvantes
En 1991 le territoire de l'Ukraine indépendante est le fruit d'une histoire mouvementée, qui explique un rapport différent au passé selon les régions. Les régions de l'Est proviennent de l'ancien empire russe tandis que celles de l'Ouest ont été rattachées entre 1939 et 1945 aux dépens de la Pologne, de la Roumanie ou de la Tchécoslovaquie. La Crimée, donnée par Nikita Khrouchtchev en 1954, fut annexée par la Russie en 2014. La guerre perdure avec les séparatistes dans le Donbass.
MOTS CLÉS
Holodomor
« Extermination par la faim » en ukrainien. Le terme désigne la Grande Famine orchestrée par Staline, qui fit environ 4,5 millions de morts entre 1932 et 1933 en Ukraine. L'événement est devenu central dans la construction ukrainienne nationale.
Rada
Cette Assemblée politique du peuple ukrainien dirigea brièvement, après la révolution de 1917, une République populaire ukrainienne autonome autour de Kiev jusqu'à ce que les bolcheviks mettent fin en 1920 à cet éphémère épisode d'indépendance.
Donbass : l'escalade
Intégré à l'empire russe à la fin du XVIIe siècle, foyer de l'industrialisation de la Russie dès la fin du XIXe siècle, le bassin du Donetz, vaste zone charbonnière, devient à l'époque soviétique un coeur symbolique du pays, largement mis en scène par la propagande. L'indépendance de l'Ukraine en 1991 bouleverse le statut de la région. La transition économique frappe une industrie vieillissante ; les mineurs, russophones, se sentent déclassés et ostracisés.
En novembre 2013 le Donbass s'oppose à la révolution à Kiev. En avril 2014 des activistes séparatistes prennent le contrôle des régions de Donetsk et Louhansk et déclarent leur autonomie en mai après l'organisation de référendums, jugés illégaux par Kiev. Des miliciens locaux encadrés par des mercenaires russes se heurtent à l'armée ukrainienne et à des « bataillons volontaires » qui lancent une opération militaire. Les combats font 13 000 morts et au moins 1,5 million de déplacés internes dans le pays. En février 2015 les accords de Minsk II « gèlent » le conflit sans y mettre fin. Si l'armée régulière russe n'est pas officiellement engagée en Ukraine, le soutien de Moscou aux séparatistes est avéré.
F.-X. N.
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