[article] in L'Histoire > N° 487 (septembre 2021) . - p. 22-23 Titre : | Actualité : Marcher contre le racisme | Type de document : | Livres, articles, périodiques | Auteurs : | Myriam Chopin, Auteur | Année de publication : | 2021 | Article en page(s) : | p. 22-23 | Langues : | Français (fre) | Mots-clés : | racisme marche France | Note de contenu : | Du 15 octobre au 3 décembre 1983 des jeunes issus de l'immigration sillonnent la France pour l'égalité et contre le racisme.
Le 15 octobre 1983 une trentaine de jeunes s'élancent du quartier de la Cayolle, à Marseille, pour parcourir la France. Ils entreprennent une marche pacifique sur le modèle du long périple de Martin Luther King aux États-Unis. Prendre le temps de marcher pour dire à l'ensemble des Français que, bien qu'enfants d'immigrés, ils appartiennent au même pays et qu'avec eux se construira la France de demain. Enfants de la deuxième génération, ils réclament le droit à vivre dans l'égalité, veulent dire stop au racisme et aux violences policières. Le projet est né à Vénissieux, en périphérie lyonnaise, à l'initiative du collectif SOS Avenir Minguettes : le symbole du malaise d'une banlieue désignée par la presse locale comme « le ghetto d'immigrés ».
Les marcheurs parcourent plus de 1 000 kilomètres à la rencontre d'une France à laquelle ils ne se sentent pas appartenir. Leur objectif est clair : prendre à témoin la société civile et les responsables politiques du racisme dont ils sont la cible.
Depuis dix ans les Français vivent une crise économique et l'afflux migratoire des travailleurs en provenance du Maghreb est ressenti comme responsable du chômage. Le ressentiment des Français contre la communauté algérienne est accentué par le souvenir douloureux de la guerre d'Algérie. Un courant xénophobe s'installe, relayé amplement par les médias. Les tensions sont vives entre Français et travailleurs immigrés et les incidents racistes se multiplient. Au début des années 1980, les cités égrènent leurs morts. En 1982, l'assassinat à Lyon d'Ahmed Bouteldja, tué de deux balles par un vigile, suivi de celui de Wahid Hachichi par un policier laissé, sur le moment, en liberté, suscitent une vive émotion. Le quartier des Minguettes s'enflamme. Plusieurs mois durant, les jeunes en décousent avec les forces policières au cours de face-à-face quotidiens d'une extrême violence.
« Le curé des Minguettes »
Un palier est franchi dans la nuit du 19 au 20 juin 1983 quand Toumi Djaïdja, président de SOS Avenir Minguettes, est grièvement blessé à l'abdomen par la balle d'un maître-chien. Rescapé, il élabore avec le père Christian Delorme, surnommé « le curé des Minguettes », acteur engagé depuis des années contre le racisme, un plan de marche pacifiste à travers la France. La Cimade (Comité inter-mouvements auprès des évacués), présente depuis longtemps dans la lutte contre le racisme à travers le pasteur Jean Costil, soutient le projet. Les jeunes partent des Minguettes pour se regrouper à Marseille puis sillonner la France. Des étapes sont prévues pour accueillir les marcheurs ainsi que des rencontres avec les élus locaux et tous les habitants. Des moments intenses ponctuent cette Marche, comme la rencontre à Strasbourg avec la ministre Georgina Dufoix, qui les assure de son soutien.
Un cortège aux flambeaux est organisé pour dénoncer le crime odieux dont est victime Habib Grimzi, défenestré le 14 novembre 1983 par trois légionnaires dans le train Bordeaux-Vintimille. Cet assassinat choque l'ensemble du pays et marque un tournant. De toute la France de nombreux jeunes rejoignent alors le mouvement.
L'arrivée à Paris le 3 décembre 1983 est triomphale. Elle est massivement relayée par la presse et le journal télévisé du soir s'ouvre sur des milliers de visages pleins d'espoir. Cent mille marcheurs sont accueillis par les ministres Huguette Bouchardeau et Jack Lang et par de nombreuses personnalités de la culture et des médias. Les marcheurs auront, un court instant, l'illusion d'être sortis de l'invisibilité et d'avoir été entendus et même compris par la France entière. Une délégation est reçue à l'Élysée par le président de la République François Mitterrand, qui ne répond toutefois pas aux attentes des jeunes marcheurs.
Seule la carte de séjour pour dix ans est en effet accordée. Celle-ci ne figurait pourtant pas dans les premières revendications des marcheurs, qui réclamaient principalement l'égalité de traitement par la police et la justice ainsi que le droit au logement et au travail. Surtout qu'une partie de ces jeunes avaient déjà la nationalité française. Le discours des marcheurs s'en trouve transformé et les violences policières évacuées des revendications ainsi que toute discussion nationale autour du quotidien dans les cités. Certains attendent une réponse sur le droit de vote aux élections locales, qui ne vient pas. La méfiance du gouvernement vis-à-vis des marcheurs mais aussi les divisions internes des collectifs parisiens et lyonnais font que le mouvement tombe vite dans l'oubli. Les médias parlent désormais de « marche des beurs », en résonance avec le média associatif Radio Beur, créé en 1981. Cette appellation est adoptée et retenue pour qualifier les revendications des marcheurs issus majoritairement de l'immigration algérienne. Celles pour l'égalité des droits et la lutte contre le racisme leur sont toutefois vite confisquées par la création en 1984 de SOS Racisme, qui occupe rapidement toute la place dans le champ médiatique. La petite main jaune accompagnée de « Touche pas à mon pote » s'affiche alors sur tous les tee-shirts.
Oubliés de la République
Dans ce vacarme médiatique, la parole des jeunes immigrés de la Marche ne porte plus. Ils deviennent des oubliés de la République. C'est l'une des conséquences d'un mouvement qui est loin d'avoir fait l'unanimité au sein des associations antiracistes. Une partie d'entre elles refusent l'assignation identitaire qui en a découlé et qui les coupe à la fois des Français à part entière et des travailleurs arabes immigrés, leurs parents. Le collectif lyonnais à l'origine de la Marche ne réussit pas à fédérer et voit le départ de certains de ses fondateurs. Les relations conflictuelles avec la police et la complexité des quartiers populaires comme les Minguettes n'ont pas suffisamment été prises en compte. Les tensions sociales demeurent et la désillusion s'installe.
C'est pourtant dans ce quartier à la périphérie de Lyon, qui avait accueilli en masse des familles en provenance d'Algérie, que les jeunes effectuent un passage sans précédent de la rébellion de quartier à d'autres formes d'actions plus structurées. De nombreuses associations voient le jour et incitent les émeutiers à des mouvements plus collectifs et coordonnés. Mais les associations n'ont pas accueilli dans l'enthousiasme le retour des leaders du mouvement car, pour elles, il n'a pas entraîné une véritable issue politique.
La mobilisation se fissure et l'ambition collective s'éloigne. En 1981, alors que le quartier des Minguettes s'enflamme, le jeune Rachid Taha chante avec son groupe Carte de séjour les problèmes du racisme et le quotidien des jeunes issus des banlieues. En 1985, lors du concert « des potes » de SOS Racisme sur la place de la Concorde, Rachid Taha revisite avec courage et dérision la chanson de Charles Trenet Douce France, en arabe et sur des rythmes orientalisants. Ultime provocation d'une jeunesse qui n'a pas été entendue dans une France qui assiste à la montée du Front national.
La visibilité de SOS Racisme, relayée par les médias dès l'année 1985, s'accompagne de la marginalisation des mouvements des jeunes issus de l'immigration. Cette relégation s'explique aussi par les rapports conflictuels entre les jeunes de banlieue et les partis politiques, de droite comme de gauche. En 2013 les commémorations ont sorti pour une courte période l'événement de l'oubli mais n'ont pas réussi à inscrire la Marche dans la « mémoire collective ». On se demande si ce n'est pas par l'histoire de cet oubli majeur qu'il faudrait commencer.
Myriam Chopin est enseignante-chercheuse à l'université de Haute-Alsace.
Image : Début de la Marche pour l'égalité et contre le racisme.
© Pascal Parrot/Sygma/Getty Images.
EXPOSITION
« Douce France. Des musiques de l'exil aux cultures urbaines »
Autour de la « Douce France » chantée par Rachid Taha, cette exposition, organisée par le Conservatoire national des arts et métiers en partenariat avec L'Histoire, se déroule du 18 septembre au 7 novembre 2021 à Guingamp.
Elle sera ensuite présentée à Paris du 14 décembre 2021 au 8 mai 2022.
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[article] Actualité : Marcher contre le racisme [Livres, articles, périodiques] / Myriam Chopin, Auteur . - 2021 . - p. 22-23. Langues : Français ( fre) in L'Histoire > N° 487 (septembre 2021) . - p. 22-23 Mots-clés : | racisme marche France | Note de contenu : | Du 15 octobre au 3 décembre 1983 des jeunes issus de l'immigration sillonnent la France pour l'égalité et contre le racisme.
Le 15 octobre 1983 une trentaine de jeunes s'élancent du quartier de la Cayolle, à Marseille, pour parcourir la France. Ils entreprennent une marche pacifique sur le modèle du long périple de Martin Luther King aux États-Unis. Prendre le temps de marcher pour dire à l'ensemble des Français que, bien qu'enfants d'immigrés, ils appartiennent au même pays et qu'avec eux se construira la France de demain. Enfants de la deuxième génération, ils réclament le droit à vivre dans l'égalité, veulent dire stop au racisme et aux violences policières. Le projet est né à Vénissieux, en périphérie lyonnaise, à l'initiative du collectif SOS Avenir Minguettes : le symbole du malaise d'une banlieue désignée par la presse locale comme « le ghetto d'immigrés ».
Les marcheurs parcourent plus de 1 000 kilomètres à la rencontre d'une France à laquelle ils ne se sentent pas appartenir. Leur objectif est clair : prendre à témoin la société civile et les responsables politiques du racisme dont ils sont la cible.
Depuis dix ans les Français vivent une crise économique et l'afflux migratoire des travailleurs en provenance du Maghreb est ressenti comme responsable du chômage. Le ressentiment des Français contre la communauté algérienne est accentué par le souvenir douloureux de la guerre d'Algérie. Un courant xénophobe s'installe, relayé amplement par les médias. Les tensions sont vives entre Français et travailleurs immigrés et les incidents racistes se multiplient. Au début des années 1980, les cités égrènent leurs morts. En 1982, l'assassinat à Lyon d'Ahmed Bouteldja, tué de deux balles par un vigile, suivi de celui de Wahid Hachichi par un policier laissé, sur le moment, en liberté, suscitent une vive émotion. Le quartier des Minguettes s'enflamme. Plusieurs mois durant, les jeunes en décousent avec les forces policières au cours de face-à-face quotidiens d'une extrême violence.
« Le curé des Minguettes »
Un palier est franchi dans la nuit du 19 au 20 juin 1983 quand Toumi Djaïdja, président de SOS Avenir Minguettes, est grièvement blessé à l'abdomen par la balle d'un maître-chien. Rescapé, il élabore avec le père Christian Delorme, surnommé « le curé des Minguettes », acteur engagé depuis des années contre le racisme, un plan de marche pacifiste à travers la France. La Cimade (Comité inter-mouvements auprès des évacués), présente depuis longtemps dans la lutte contre le racisme à travers le pasteur Jean Costil, soutient le projet. Les jeunes partent des Minguettes pour se regrouper à Marseille puis sillonner la France. Des étapes sont prévues pour accueillir les marcheurs ainsi que des rencontres avec les élus locaux et tous les habitants. Des moments intenses ponctuent cette Marche, comme la rencontre à Strasbourg avec la ministre Georgina Dufoix, qui les assure de son soutien.
Un cortège aux flambeaux est organisé pour dénoncer le crime odieux dont est victime Habib Grimzi, défenestré le 14 novembre 1983 par trois légionnaires dans le train Bordeaux-Vintimille. Cet assassinat choque l'ensemble du pays et marque un tournant. De toute la France de nombreux jeunes rejoignent alors le mouvement.
L'arrivée à Paris le 3 décembre 1983 est triomphale. Elle est massivement relayée par la presse et le journal télévisé du soir s'ouvre sur des milliers de visages pleins d'espoir. Cent mille marcheurs sont accueillis par les ministres Huguette Bouchardeau et Jack Lang et par de nombreuses personnalités de la culture et des médias. Les marcheurs auront, un court instant, l'illusion d'être sortis de l'invisibilité et d'avoir été entendus et même compris par la France entière. Une délégation est reçue à l'Élysée par le président de la République François Mitterrand, qui ne répond toutefois pas aux attentes des jeunes marcheurs.
Seule la carte de séjour pour dix ans est en effet accordée. Celle-ci ne figurait pourtant pas dans les premières revendications des marcheurs, qui réclamaient principalement l'égalité de traitement par la police et la justice ainsi que le droit au logement et au travail. Surtout qu'une partie de ces jeunes avaient déjà la nationalité française. Le discours des marcheurs s'en trouve transformé et les violences policières évacuées des revendications ainsi que toute discussion nationale autour du quotidien dans les cités. Certains attendent une réponse sur le droit de vote aux élections locales, qui ne vient pas. La méfiance du gouvernement vis-à-vis des marcheurs mais aussi les divisions internes des collectifs parisiens et lyonnais font que le mouvement tombe vite dans l'oubli. Les médias parlent désormais de « marche des beurs », en résonance avec le média associatif Radio Beur, créé en 1981. Cette appellation est adoptée et retenue pour qualifier les revendications des marcheurs issus majoritairement de l'immigration algérienne. Celles pour l'égalité des droits et la lutte contre le racisme leur sont toutefois vite confisquées par la création en 1984 de SOS Racisme, qui occupe rapidement toute la place dans le champ médiatique. La petite main jaune accompagnée de « Touche pas à mon pote » s'affiche alors sur tous les tee-shirts.
Oubliés de la République
Dans ce vacarme médiatique, la parole des jeunes immigrés de la Marche ne porte plus. Ils deviennent des oubliés de la République. C'est l'une des conséquences d'un mouvement qui est loin d'avoir fait l'unanimité au sein des associations antiracistes. Une partie d'entre elles refusent l'assignation identitaire qui en a découlé et qui les coupe à la fois des Français à part entière et des travailleurs arabes immigrés, leurs parents. Le collectif lyonnais à l'origine de la Marche ne réussit pas à fédérer et voit le départ de certains de ses fondateurs. Les relations conflictuelles avec la police et la complexité des quartiers populaires comme les Minguettes n'ont pas suffisamment été prises en compte. Les tensions sociales demeurent et la désillusion s'installe.
C'est pourtant dans ce quartier à la périphérie de Lyon, qui avait accueilli en masse des familles en provenance d'Algérie, que les jeunes effectuent un passage sans précédent de la rébellion de quartier à d'autres formes d'actions plus structurées. De nombreuses associations voient le jour et incitent les émeutiers à des mouvements plus collectifs et coordonnés. Mais les associations n'ont pas accueilli dans l'enthousiasme le retour des leaders du mouvement car, pour elles, il n'a pas entraîné une véritable issue politique.
La mobilisation se fissure et l'ambition collective s'éloigne. En 1981, alors que le quartier des Minguettes s'enflamme, le jeune Rachid Taha chante avec son groupe Carte de séjour les problèmes du racisme et le quotidien des jeunes issus des banlieues. En 1985, lors du concert « des potes » de SOS Racisme sur la place de la Concorde, Rachid Taha revisite avec courage et dérision la chanson de Charles Trenet Douce France, en arabe et sur des rythmes orientalisants. Ultime provocation d'une jeunesse qui n'a pas été entendue dans une France qui assiste à la montée du Front national.
La visibilité de SOS Racisme, relayée par les médias dès l'année 1985, s'accompagne de la marginalisation des mouvements des jeunes issus de l'immigration. Cette relégation s'explique aussi par les rapports conflictuels entre les jeunes de banlieue et les partis politiques, de droite comme de gauche. En 2013 les commémorations ont sorti pour une courte période l'événement de l'oubli mais n'ont pas réussi à inscrire la Marche dans la « mémoire collective ». On se demande si ce n'est pas par l'histoire de cet oubli majeur qu'il faudrait commencer.
Myriam Chopin est enseignante-chercheuse à l'université de Haute-Alsace.
Image : Début de la Marche pour l'égalité et contre le racisme.
© Pascal Parrot/Sygma/Getty Images.
EXPOSITION
« Douce France. Des musiques de l'exil aux cultures urbaines »
Autour de la « Douce France » chantée par Rachid Taha, cette exposition, organisée par le Conservatoire national des arts et métiers en partenariat avec L'Histoire, se déroule du 18 septembre au 7 novembre 2021 à Guingamp.
Elle sera ensuite présentée à Paris du 14 décembre 2021 au 8 mai 2022.
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