[article] in L'Histoire > N° 491 (Janvier 2022) . - p. 62-63 Titre : | L'Atelier des CHERCHEURS - Feuilleton - 5. Le privilège, un levier pour l'économie | Type de document : | Livres, articles, périodiques | Auteurs : | Anne Conchon, Auteur ; Pauline Lemaigre-Gaffier, Auteur | Année de publication : | 2022 | Article en page(s) : | p. 62-63 | Langues : | Français (fre) | Mots-clés : | histoire économique privilège | Note de contenu : | Le privilège a longtemps été fustigé comme une entrave à l'activité économique. Une vaste enquête montre au contraire comment il a pu, aux XVIIE et XVIIIe siècles, stimuler l'innovation et encourager les entrepreneurs.
Abolir les privilèges, considérés comme des expressions de l'arbitraire royal et de l'inégalité sociale sous l'Ancien Régime, c'est un des actes majeurs de la Révolution française. Parmi les différents types de privilèges accordés par la royauté, il en est un qui, dès le XVIIIe siècle, fait l'objet de critiques particulièrement vives : il s'agit des privilèges octroyés à des entrepreneurs avec pour objectif d'exploiter une ressource, de développer une activité productive ou commerciale ou de promouvoir des innovations.
C'est pour se démarquer d'une vision volontiers réductrice, assimilant le privilège au monopole, qu'une équipe de chercheurs a récemment entrepris une étude comparative des privilèges d'entreprise, entre le XVIe et le XVIIIe siècle, dans plusieurs pays européens - ce système n'étant pas propre à la France. Révélant le caractère massif du phénomène, cette enquête montre que, loin d'être des obstacles à l'activité économique, les privilèges constituent à l'Époque moderne des ressources essentielles pour entreprendre.
Un outil juridique pour entreprendre
Le privilège fait l'objet d'une requête d'un entrepreneur ou d'un prête-nom pour le compte de divers associés. Après examen de la demande, le roi peut décider de ne pas donner suite ou d'accorder un privilège. Au nom des exigences du bien commun, il revient alors au monarque d'organiser la coexistence des entreprises privilégiées, en délimitant les territoires de production (notamment pour les filons miniers), de commercialisation ou de desserte (dans le cas des services de transport), ou en définissant strictement les types de produits et les gammes de qualité revenant aux bénéficiaires.
Dans le royaume de France, le dénombrement des privilèges accordés entre le règne d'Henri IV et celui de Louis XVI montre à quel point ils ont servi l'intervention de l'État dans la longue durée. Colbert en usa pour implanter dans le royaume des techniques et des productions inédites (comme la manufacture de draps d'Abbeville), et développer le commerce maritime et colonial (à l'instar de la Compagnie des Indes occidentales). Plus largement, les privilèges royaux offrent aux bénéficiaires des garanties juridiques pour asseoir leur entreprise contre les empiétements de concurrents potentiels ou de maîtres de corporations locales.
L'analyse du corpus révèle que ces privilèges peuvent être attribués à un grand seigneur bien en cour comme à un simple artisan. Un certain nombre ont aussi été accordés à des inventeurs et des fabricants étrangers pour faciliter l'introduction de techniques neuves.
Des droits sont concédés à l'échelle de l'espace atlantique ou du royaume, mais la plupart sont limités à une ville ou à une manufacture, comme la célèbre fabrique d'indiennes établie à Jouy par Oberkampf en 1760.
Ils ont été décisifs dans le cas d'entreprises coûteuses nécessitant la mobilisation d'importants capitaux pour l'aménagement d'infrastructures de transport (comme la construction du canal de Picardie) ou la mise en valeur des ressources naturelles (grâce à des concessions pour l'exploitation minière ou la pêche) et agricoles (à travers des opérations d'assèchement de marais).
Le privilège a aussi servi à soutenir la production d'articles de luxe ou de textiles à la mode (telles que les indiennes), la promotion de machines et de procédés innovants, l'offre de services de transport, le développement d'entreprises de spectacle, l'essor des industries métallurgiques et du secteur de la chimie... La concession d'un privilège peut soutenir le lancement d'une activité, mais il arrive aussi qu'elle vienne conforter une entreprise déjà établie en consolidant sa réputation.
Rendre rentable une entreprise
Certaines prérogatives attachées au privilège sont censées réduire des coûts, faciliter la constitution d'une association et la levée de capitaux, et à terme garantir la rentabilité de l'entreprise. C'est d'ailleurs en fonction des besoins et demandes des requérants que le pouvoir royal alloue tels types de clauses dans les actes d'octroi : exclusivité (même si le monopole de fabrication et de commercialisation n'est pas systématique et qu'il est le plus souvent limité dans le temps et dans l'espace), exemptions fiscales et douanières, dispositions personnelles (anoblissement, naturalisation, possibilité de transmettre le privilège aux héritiers...), labels distinctifs (droit de marque apposé sur les productions, titre de manufacture royale) ou facilités d'accès à la main-d'oeuvre ou aux ressources. M. Ploos-Vanamstel obtient ainsi en 1721 un privilège pour vingt ans lui permettant d'implanter à Auch une manufacture d'étoffes mêlées imitant les confections hollandaises et anglaises. Outre des facilités administratives pour importer le matériel et les matières premières nécessaires à la fabrication, et pour embaucher de la main-d'oeuvre locale, le roi accorde la naturalisation des ouvriers étrangers, l'exemption du logement des gens de guerre et un monopole de production dans un périmètre de 8 lieues à la ronde.
Au XVIIIe siècle, des auteurs d'économie politique critiquent, au-delà des seuls droits corporatifs, les privilèges exclusifs, notamment en matière de commerce, en les présentant comme des entraves à l'initiative individuelle. Alors même que cette opposition libérale tend à imposer comme norme et comme valeur le libre jeu de la concurrence, le nombre de privilèges augmente nettement à la même époque et les procédures de concession se normalisent. Dans un contexte où toute entreprise reste théoriquement soumise à une autorisation préalable, les privilèges perdent alors progressivement leur caractère exorbitant, la grande majorité ne délivrant plus que des droits relativement modestes.
Cette enquête sur les privilèges est un exemple des récentes recherches qui renouvellent l'histoire politique, sociale et technique de l'économie d'Ancien Régime (sur les milieux entrepreneuriaux, sur l'invention, etc.). Elle rend compte de la variété des usages du privilège d'entreprise, de sa transformation de grâce royale en autorisation administrative, mais aussi de sa durable plasticité. La concession de privilèges doit donc être envisagée comme un levier d'encouragement pour les entreprises économiques, un moyen de développer l'emploi et l'activité économique, entre interventionnisme d'État et essor du capitalisme.
LES AUTEURES
Professeure à l'université Paris-I-Panthéon-Sorbonne, Anne Conchon est notamment l'auteure de La Corvée des grands chemins au XVIIIe siècle. Économie d'une institution (PUR, 2016).
Maîtresse de conférences à UVSQ/université Paris-Saclay, Pauline Lemaigre-Gaffier a publié Administrer les Menus Plaisirs du roi. L'État, la Cour et les spectacles dans la France des Lumières (Champ Vallon, 2016).
MOT CLÉ
Privilège
Il s'agit de droits et d'avantages spécifiques que le roi concède et reconnaît à des personnes ou des collectifs.
Recherche en cours
Le programme de recherche « Compter les privilèges dans l'Europe moderne », coordonné par Dominique Margairaz (université Paris-I-Panthéon-Sorbonne), a été financé par l'Agence nationale de la recherche entre 2012 et 2015. Il a permis de constituer une base de données recensant environ 15 000 mentions de privilèges dans différents États européens. Les résultats de cette enquête doivent paraître prochainement dans un ouvrage collectif aux Éditions de la Sorbonne (Privilèges et entreprises en Europe, XVIe-XVIIIe siècle).
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[article] L'Atelier des CHERCHEURS - Feuilleton - 5. Le privilège, un levier pour l'économie [Livres, articles, périodiques] / Anne Conchon, Auteur ; Pauline Lemaigre-Gaffier, Auteur . - 2022 . - p. 62-63. Langues : Français ( fre) in L'Histoire > N° 491 (Janvier 2022) . - p. 62-63 Mots-clés : | histoire économique privilège | Note de contenu : | Le privilège a longtemps été fustigé comme une entrave à l'activité économique. Une vaste enquête montre au contraire comment il a pu, aux XVIIE et XVIIIe siècles, stimuler l'innovation et encourager les entrepreneurs.
Abolir les privilèges, considérés comme des expressions de l'arbitraire royal et de l'inégalité sociale sous l'Ancien Régime, c'est un des actes majeurs de la Révolution française. Parmi les différents types de privilèges accordés par la royauté, il en est un qui, dès le XVIIIe siècle, fait l'objet de critiques particulièrement vives : il s'agit des privilèges octroyés à des entrepreneurs avec pour objectif d'exploiter une ressource, de développer une activité productive ou commerciale ou de promouvoir des innovations.
C'est pour se démarquer d'une vision volontiers réductrice, assimilant le privilège au monopole, qu'une équipe de chercheurs a récemment entrepris une étude comparative des privilèges d'entreprise, entre le XVIe et le XVIIIe siècle, dans plusieurs pays européens - ce système n'étant pas propre à la France. Révélant le caractère massif du phénomène, cette enquête montre que, loin d'être des obstacles à l'activité économique, les privilèges constituent à l'Époque moderne des ressources essentielles pour entreprendre.
Un outil juridique pour entreprendre
Le privilège fait l'objet d'une requête d'un entrepreneur ou d'un prête-nom pour le compte de divers associés. Après examen de la demande, le roi peut décider de ne pas donner suite ou d'accorder un privilège. Au nom des exigences du bien commun, il revient alors au monarque d'organiser la coexistence des entreprises privilégiées, en délimitant les territoires de production (notamment pour les filons miniers), de commercialisation ou de desserte (dans le cas des services de transport), ou en définissant strictement les types de produits et les gammes de qualité revenant aux bénéficiaires.
Dans le royaume de France, le dénombrement des privilèges accordés entre le règne d'Henri IV et celui de Louis XVI montre à quel point ils ont servi l'intervention de l'État dans la longue durée. Colbert en usa pour implanter dans le royaume des techniques et des productions inédites (comme la manufacture de draps d'Abbeville), et développer le commerce maritime et colonial (à l'instar de la Compagnie des Indes occidentales). Plus largement, les privilèges royaux offrent aux bénéficiaires des garanties juridiques pour asseoir leur entreprise contre les empiétements de concurrents potentiels ou de maîtres de corporations locales.
L'analyse du corpus révèle que ces privilèges peuvent être attribués à un grand seigneur bien en cour comme à un simple artisan. Un certain nombre ont aussi été accordés à des inventeurs et des fabricants étrangers pour faciliter l'introduction de techniques neuves.
Des droits sont concédés à l'échelle de l'espace atlantique ou du royaume, mais la plupart sont limités à une ville ou à une manufacture, comme la célèbre fabrique d'indiennes établie à Jouy par Oberkampf en 1760.
Ils ont été décisifs dans le cas d'entreprises coûteuses nécessitant la mobilisation d'importants capitaux pour l'aménagement d'infrastructures de transport (comme la construction du canal de Picardie) ou la mise en valeur des ressources naturelles (grâce à des concessions pour l'exploitation minière ou la pêche) et agricoles (à travers des opérations d'assèchement de marais).
Le privilège a aussi servi à soutenir la production d'articles de luxe ou de textiles à la mode (telles que les indiennes), la promotion de machines et de procédés innovants, l'offre de services de transport, le développement d'entreprises de spectacle, l'essor des industries métallurgiques et du secteur de la chimie... La concession d'un privilège peut soutenir le lancement d'une activité, mais il arrive aussi qu'elle vienne conforter une entreprise déjà établie en consolidant sa réputation.
Rendre rentable une entreprise
Certaines prérogatives attachées au privilège sont censées réduire des coûts, faciliter la constitution d'une association et la levée de capitaux, et à terme garantir la rentabilité de l'entreprise. C'est d'ailleurs en fonction des besoins et demandes des requérants que le pouvoir royal alloue tels types de clauses dans les actes d'octroi : exclusivité (même si le monopole de fabrication et de commercialisation n'est pas systématique et qu'il est le plus souvent limité dans le temps et dans l'espace), exemptions fiscales et douanières, dispositions personnelles (anoblissement, naturalisation, possibilité de transmettre le privilège aux héritiers...), labels distinctifs (droit de marque apposé sur les productions, titre de manufacture royale) ou facilités d'accès à la main-d'oeuvre ou aux ressources. M. Ploos-Vanamstel obtient ainsi en 1721 un privilège pour vingt ans lui permettant d'implanter à Auch une manufacture d'étoffes mêlées imitant les confections hollandaises et anglaises. Outre des facilités administratives pour importer le matériel et les matières premières nécessaires à la fabrication, et pour embaucher de la main-d'oeuvre locale, le roi accorde la naturalisation des ouvriers étrangers, l'exemption du logement des gens de guerre et un monopole de production dans un périmètre de 8 lieues à la ronde.
Au XVIIIe siècle, des auteurs d'économie politique critiquent, au-delà des seuls droits corporatifs, les privilèges exclusifs, notamment en matière de commerce, en les présentant comme des entraves à l'initiative individuelle. Alors même que cette opposition libérale tend à imposer comme norme et comme valeur le libre jeu de la concurrence, le nombre de privilèges augmente nettement à la même époque et les procédures de concession se normalisent. Dans un contexte où toute entreprise reste théoriquement soumise à une autorisation préalable, les privilèges perdent alors progressivement leur caractère exorbitant, la grande majorité ne délivrant plus que des droits relativement modestes.
Cette enquête sur les privilèges est un exemple des récentes recherches qui renouvellent l'histoire politique, sociale et technique de l'économie d'Ancien Régime (sur les milieux entrepreneuriaux, sur l'invention, etc.). Elle rend compte de la variété des usages du privilège d'entreprise, de sa transformation de grâce royale en autorisation administrative, mais aussi de sa durable plasticité. La concession de privilèges doit donc être envisagée comme un levier d'encouragement pour les entreprises économiques, un moyen de développer l'emploi et l'activité économique, entre interventionnisme d'État et essor du capitalisme.
LES AUTEURES
Professeure à l'université Paris-I-Panthéon-Sorbonne, Anne Conchon est notamment l'auteure de La Corvée des grands chemins au XVIIIe siècle. Économie d'une institution (PUR, 2016).
Maîtresse de conférences à UVSQ/université Paris-Saclay, Pauline Lemaigre-Gaffier a publié Administrer les Menus Plaisirs du roi. L'État, la Cour et les spectacles dans la France des Lumières (Champ Vallon, 2016).
MOT CLÉ
Privilège
Il s'agit de droits et d'avantages spécifiques que le roi concède et reconnaît à des personnes ou des collectifs.
Recherche en cours
Le programme de recherche « Compter les privilèges dans l'Europe moderne », coordonné par Dominique Margairaz (université Paris-I-Panthéon-Sorbonne), a été financé par l'Agence nationale de la recherche entre 2012 et 2015. Il a permis de constituer une base de données recensant environ 15 000 mentions de privilèges dans différents États européens. Les résultats de cette enquête doivent paraître prochainement dans un ouvrage collectif aux Éditions de la Sorbonne (Privilèges et entreprises en Europe, XVIe-XVIIIe siècle).
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