[article] in L'Histoire > N° 491 (Janvier 2022) . - p. 78-79 Titre : | Guide des Livres : Pureté de sang | Type de document : | Livres, articles, périodiques | Auteurs : | Domitille Gavriloff de, Auteur | Année de publication : | 2022 | Article en page(s) : | p. 78-79 | Langues : | Français (fre) | Mots-clés : | pureté sang question livre race histoire | Note de contenu : | Jean-Frédéric Schaub et Silvia Sebastiani étudient la genèse des catégories raciales à l'Age moderne, la question de la pureté du sang étant au coeur de leur démonstration. Ce livre constitue un jalon essentiel des études françaises sur la race.
Plus d'un demi-siècle après la publication marquante du rapport de Claude Lévi-Strauss par l'Unesco auquel Jean-Frédéric Schaub et Silvia Sebastiani empruntent le titre de leur ouvrage, les deux historiens restituent avec clarté les matrices des catégories raciales à l'Age moderne. Le choix d'un tel titre vise à rappeler combien les logiques d'assignation raciale trouvent leurs sources dans des configurations historiques particulières. L'ouvrage se propose d'en approfondir cinq : l'élection nobiliaire, le traitement des conversos (Juifs convertis) dans la péninsule Ibérique, le phénomène du métissage en Europe et dans l'Amérique coloniale, l'esclavage des Africains et enfin le siècle des Lumières et ses ambiguïtés.
Si le mot « racisme » est un néologisme forgé au siècle dernier, le terme de « race », lui, appartient au vocabulaire de l'Époque moderne, et les auteurs le retrouvent dans de multiples sources philosophiques, théologiques, juridiques, médicales ou littéraires. Il n'est donc en rien anachronique de l'employer avant que ne se développent au XVIIIe siècle les classifications raciales de l'histoire naturelle, de Linné à Buffon. C'est là un des apports majeurs de cette publication que de penser à nouveaux frais la chronologie des processus de racialisation au sein des sociétés occidentales. La démarche des auteurs invite en outre à considérer les catégories raciales comme des ressources politiques et à s'affranchir d'une lecture qui ne considérerait le racisme que comme une doctrine scientifique.
La question de la pureté du sang, au coeur des premiers chapitres, permet de distinguer noble et roturier ou vieux chrétien et converso. « Bon sang ne saurait mentir », « sang bleu » : ces expressions rappellent la centralité du sang dans la définition de la supériorité nobiliaire. Loin d'être une métaphore, la croyance en la transmission de caractères moraux et sociaux par le sang légitime la mise en place des privilèges nobiliaires. La théorie des humeurs accorde au sang et à ses composantes - le sperme et le lait maternel - un rôle essentiel dans la gestation. C'est pourquoi les nourrices des enfants nobles doivent être choisies avec précaution, et pourquoi la pratique de l'adoption, pourtant courante dans la société romaine, connaît un long déclin en Europe depuis le Moyen Age.
Dans le cas du traitement des conversos de la péninsule Ibérique, c'est leur « sang impur » qui justifie leur relégation. C'est l'objet du chapitre II qui montre la nature raciale des statuts de pureté de sang dont le premier, édicté à Tolède en 1449, exclut les nouveaux chrétiens des charges publiques. Niant l'efficacité de la grâce du baptême, ces statuts ancrent l'hétérodoxie religieuse dans la généalogie. L'Inquisition devient la clé de voûte d'un système d'exclusion qui fait de la religion un critère de distinction proprement racial.
L'expansion coloniale des Européens engendre également une racialisation fondée sur la division entre les descendants des conquérants et ceux des vaincus. Les auteurs montrent le poids du contexte colonial dans la construction contingente des catégories raciales en s'intéressant aux discriminations imposées aux métis. Ceux-ci, nés pour la plupart d'unions illégitimes entre Européens et Amérindiennes, sont en effet exclus des carrières civiles ou ecclésiastiques en raison de leur sang indien. Dès les premiers temps de la conquête, l'idéologie de la pureté de sang influence le regard que portent les colons sur les Amérindiens et sur les Africains. Pour faire face à la hantise de la dégénérescence induite par le métissage, de nouvelles catégories émergent telles que negro, mulato, chino, mestizo, indio. A rebours d'une lecture qui met l'accent sur la fluidité des statuts raciaux dans l'Amérique ibérique, les auteurs insistent sur l'efficacité politique de ce système de classification rigide auquel il demeure ardu d'échapper.
Le recours à l'esclavage des Africains est enfin une étape cruciale dans l'évolution de la pensée raciale. A nouveau, les sociétés ibériques se trouvent « aux avant-postes de l'expérience européenne », du fait de la proportion importante de Noirs au sein de leurs populations dès la fin du XVe siècle. L'équivalence établie entre le statut d'esclave et la noirceur se systématise et l'origine de la couleur de peau noire donne lieu à diverses explications dont certaines entendent justifier la prétendue vocation naturelle des Africains à être esclaves. Par l'étude des codes juridiques mis en place dans les sociétés esclavagistes, comme les codes noirs dans l'empire français, les auteurs démontrent par ailleurs combien la race est surtout une ressource politique.
Un tel ouvrage se devait de faire une place au siècle des Lumières : moment d'apogée de la traite, il voit en effet émerger une pensée universaliste qui s'accompagne paradoxalement de l'invention d'une taxinomie divisant l'humanité en races. Les Lumières ne sont pas ici considérées comme un corps doctrinal cohérent mais comme une scène de débats où s'affrontent par exemple les thèses polygénistes et monogénistes qui contribuent toutes à la généalogie de la race. Pour les auteurs, la vraie rupture des Lumières réside cependant dans la remise en cause du statut privilégié de l'homme au sein de la nature. L'homme est désormais considéré comme une espèce animale parmi d'autres ; les savants multiplient les dissections d'esclaves africains pour identifier des différences anatomiques probantes entre Noirs et Blancs et ainsi fonder scientifiquement une hiérarchie raciale. La découverte de l'orang-outan, qui met en cause la frontière entre l'homme et l'animal, contribue encore à la racialisation de l'humanité. Dans le débat sur la moralité de la traite, l'orang-outan est ainsi tour à tour animalisé ou humanisé par les défenseurs ou les pourfendeurs de l'esclavage des Africains.
L'ambition d'écrire une histoire totale de la race à la croisée d'une histoire intellectuelle et sociale, la rigueur de la démonstration, la chronologie renouvelée font de l'ouvrage un jalon essentiel des études françaises sur la race. Sa lecture ne peut qu'éclairer les données d'un problème qui continue de hanter nos sociétés contemporaines.
Domitille de Gavriloff est doctorante à l'EHESS
Race et histoire dans les sociétés occidentales. XVe-XVIIIe siècles, Jean-Frédéric Schaub, Silvia Sebastiani, Albin Michel, 2021, 512 p., 24,90 €.
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[article] Guide des Livres : Pureté de sang [Livres, articles, périodiques] / Domitille Gavriloff de, Auteur . - 2022 . - p. 78-79. Langues : Français ( fre) in L'Histoire > N° 491 (Janvier 2022) . - p. 78-79 Mots-clés : | pureté sang question livre race histoire | Note de contenu : | Jean-Frédéric Schaub et Silvia Sebastiani étudient la genèse des catégories raciales à l'Age moderne, la question de la pureté du sang étant au coeur de leur démonstration. Ce livre constitue un jalon essentiel des études françaises sur la race.
Plus d'un demi-siècle après la publication marquante du rapport de Claude Lévi-Strauss par l'Unesco auquel Jean-Frédéric Schaub et Silvia Sebastiani empruntent le titre de leur ouvrage, les deux historiens restituent avec clarté les matrices des catégories raciales à l'Age moderne. Le choix d'un tel titre vise à rappeler combien les logiques d'assignation raciale trouvent leurs sources dans des configurations historiques particulières. L'ouvrage se propose d'en approfondir cinq : l'élection nobiliaire, le traitement des conversos (Juifs convertis) dans la péninsule Ibérique, le phénomène du métissage en Europe et dans l'Amérique coloniale, l'esclavage des Africains et enfin le siècle des Lumières et ses ambiguïtés.
Si le mot « racisme » est un néologisme forgé au siècle dernier, le terme de « race », lui, appartient au vocabulaire de l'Époque moderne, et les auteurs le retrouvent dans de multiples sources philosophiques, théologiques, juridiques, médicales ou littéraires. Il n'est donc en rien anachronique de l'employer avant que ne se développent au XVIIIe siècle les classifications raciales de l'histoire naturelle, de Linné à Buffon. C'est là un des apports majeurs de cette publication que de penser à nouveaux frais la chronologie des processus de racialisation au sein des sociétés occidentales. La démarche des auteurs invite en outre à considérer les catégories raciales comme des ressources politiques et à s'affranchir d'une lecture qui ne considérerait le racisme que comme une doctrine scientifique.
La question de la pureté du sang, au coeur des premiers chapitres, permet de distinguer noble et roturier ou vieux chrétien et converso. « Bon sang ne saurait mentir », « sang bleu » : ces expressions rappellent la centralité du sang dans la définition de la supériorité nobiliaire. Loin d'être une métaphore, la croyance en la transmission de caractères moraux et sociaux par le sang légitime la mise en place des privilèges nobiliaires. La théorie des humeurs accorde au sang et à ses composantes - le sperme et le lait maternel - un rôle essentiel dans la gestation. C'est pourquoi les nourrices des enfants nobles doivent être choisies avec précaution, et pourquoi la pratique de l'adoption, pourtant courante dans la société romaine, connaît un long déclin en Europe depuis le Moyen Age.
Dans le cas du traitement des conversos de la péninsule Ibérique, c'est leur « sang impur » qui justifie leur relégation. C'est l'objet du chapitre II qui montre la nature raciale des statuts de pureté de sang dont le premier, édicté à Tolède en 1449, exclut les nouveaux chrétiens des charges publiques. Niant l'efficacité de la grâce du baptême, ces statuts ancrent l'hétérodoxie religieuse dans la généalogie. L'Inquisition devient la clé de voûte d'un système d'exclusion qui fait de la religion un critère de distinction proprement racial.
L'expansion coloniale des Européens engendre également une racialisation fondée sur la division entre les descendants des conquérants et ceux des vaincus. Les auteurs montrent le poids du contexte colonial dans la construction contingente des catégories raciales en s'intéressant aux discriminations imposées aux métis. Ceux-ci, nés pour la plupart d'unions illégitimes entre Européens et Amérindiennes, sont en effet exclus des carrières civiles ou ecclésiastiques en raison de leur sang indien. Dès les premiers temps de la conquête, l'idéologie de la pureté de sang influence le regard que portent les colons sur les Amérindiens et sur les Africains. Pour faire face à la hantise de la dégénérescence induite par le métissage, de nouvelles catégories émergent telles que negro, mulato, chino, mestizo, indio. A rebours d'une lecture qui met l'accent sur la fluidité des statuts raciaux dans l'Amérique ibérique, les auteurs insistent sur l'efficacité politique de ce système de classification rigide auquel il demeure ardu d'échapper.
Le recours à l'esclavage des Africains est enfin une étape cruciale dans l'évolution de la pensée raciale. A nouveau, les sociétés ibériques se trouvent « aux avant-postes de l'expérience européenne », du fait de la proportion importante de Noirs au sein de leurs populations dès la fin du XVe siècle. L'équivalence établie entre le statut d'esclave et la noirceur se systématise et l'origine de la couleur de peau noire donne lieu à diverses explications dont certaines entendent justifier la prétendue vocation naturelle des Africains à être esclaves. Par l'étude des codes juridiques mis en place dans les sociétés esclavagistes, comme les codes noirs dans l'empire français, les auteurs démontrent par ailleurs combien la race est surtout une ressource politique.
Un tel ouvrage se devait de faire une place au siècle des Lumières : moment d'apogée de la traite, il voit en effet émerger une pensée universaliste qui s'accompagne paradoxalement de l'invention d'une taxinomie divisant l'humanité en races. Les Lumières ne sont pas ici considérées comme un corps doctrinal cohérent mais comme une scène de débats où s'affrontent par exemple les thèses polygénistes et monogénistes qui contribuent toutes à la généalogie de la race. Pour les auteurs, la vraie rupture des Lumières réside cependant dans la remise en cause du statut privilégié de l'homme au sein de la nature. L'homme est désormais considéré comme une espèce animale parmi d'autres ; les savants multiplient les dissections d'esclaves africains pour identifier des différences anatomiques probantes entre Noirs et Blancs et ainsi fonder scientifiquement une hiérarchie raciale. La découverte de l'orang-outan, qui met en cause la frontière entre l'homme et l'animal, contribue encore à la racialisation de l'humanité. Dans le débat sur la moralité de la traite, l'orang-outan est ainsi tour à tour animalisé ou humanisé par les défenseurs ou les pourfendeurs de l'esclavage des Africains.
L'ambition d'écrire une histoire totale de la race à la croisée d'une histoire intellectuelle et sociale, la rigueur de la démonstration, la chronologie renouvelée font de l'ouvrage un jalon essentiel des études françaises sur la race. Sa lecture ne peut qu'éclairer les données d'un problème qui continue de hanter nos sociétés contemporaines.
Domitille de Gavriloff est doctorante à l'EHESS
Race et histoire dans les sociétés occidentales. XVe-XVIIIe siècles, Jean-Frédéric Schaub, Silvia Sebastiani, Albin Michel, 2021, 512 p., 24,90 €.
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