[article] in L'Histoire > N° 492 (Février 2022) . - p. 64-65 Titre : | L'Atelier des CHERCHEURS - Feuilleton - 6. Désindustrialisation, la face cachée des Trente Glorieuses ? | Type de document : | Livres, articles, périodiques | Auteurs : | Régis Boulat, Auteur | Année de publication : | 2022 | Article en page(s) : | p. 64-65 | Langues : | Français (fre) | Mots-clés : | désindustrialisation Mulhouse déclin Trente Glorieuses | Note de contenu : | Question politique longtemps ignorée des historiens, la désindustrialisation fait aujourd'hui l'objet de travaux renouvelés, qui montrent la complexité d'un phénomène trouvant ses racines au coeur des Trente Glorieuses.
Plus qu'aucun autre pays européen, la France a subi depuis les années 1970 un processus massif de désindustrialisation ayant entraîné la disparition d'emplois, un déficit abyssal de sa balance commerciale, une diminution relative de son PIB et, au final, un affaiblissement de sa puissance. La production industrielle de la France qui représentait un peu plus de la moitié de celle de l'Allemagne en 1974, n'en représentait plus que le tiers en 2014.
Longtemps ignorée ou minorée, la désindustrialisation fait aujourd'hui l'objet de l'attention des historiens qui soulignent la gravité de ses conséquences économiques et sociales et l'abandon de toute politique industrielle depuis quarante ans. Ces travaux permettent de complexifier la chronologie de la désindustrialisation. Dès la période des Trente Glorieuses, on assiste ainsi à des phénomènes de désindustrialisation partielle et de reconversion sectorielle qui conduisent à la disparition de certains acteurs économiques traditionnels. Dans les années 1970 s'amorce une seconde phase de la désindustrialisation, qui voit le recul de l'emploi industriel, en lien avec les mutations du capitalisme international.
Des usines ferment, d'autres ouvrent
Cette vision renouvelée du processus de désindustrialisation est illustrée par le cas de la région de Mulhouse. Là, la création, au milieu du XVIIIe siècle, des premières manufactures d'indiennes (toiles de coton imprimées) a été le point de départ d'un processus d'industrialisation collectif original orienté vers l'activité textile, la construction mécanique et la chimie. Sa vigueur s'explique notamment par l'ancrage territorial d'un patronat protestant fortement homogène et solidaire, rassemblé au sein de la Société industrielle de Mulhouse fondée en 1826.
Si la Seconde Guerre mondiale a laissé la région exsangue, la reconstruction-modernisation, largement autofinancée, a été plus rapide dans la construction mécanique que dans le textile. A partir du début des années 1950, les Trente Glorieuses ont fait coexister industrialisation et désindustrialisation dans le Haut-Rhin. C'est d'abord le coton qui a connu des crises successives dès le début des années 1950 en raison de la dégradation du marché international (décolonisation, concurrence des pays en voie de développement), de l'avènement des fibres synthétiques et de la société de consommation. En 1971 plus de 220 établissements industriels textiles du Haut-Rhin avaient déjà mis la clé sous la porte. Seules les entreprises les plus solides et dirigées par des patrons habiles sont parvenues à s'adapter (Société anonyme d'industrie cotonnière dirigée par Jacques-Henry Gros ou groupe Schaeffer dirigé par Bernard Thierry-Mieg). Il en a résulté un mouvement de concentration, souvent contre-productif dans la mesure où il a pu entraîner le départ du siège social - comme dans le cas de DMC/Thiriez & Cartier-Bresson.
Mais la fin du textile s'est accompagnée dans le Haut-Rhin d'une reconversion de l'appareil productif, permettant ainsi un maintien de l'emploi industriel à un haut niveau. Ainsi, en 1970, l'industrie emploie encore 53 % des actifs (les autres travaillant dans l'agriculture ou les services) grâce aux mutations des secteurs de la mécanique ou de la chimie. Dès 1965 l'industrie des métaux dépasse ainsi le textile par l'importance de ses effectifs. Ce développement s'est réalisé à la faveur de l'implantation de 145 établissements nouveaux : en 1970 plus du quart de la branche des métaux travaille dans des entreprises qui n'existaient pas en 1960 ; à l'inverse, les entreprises présentes dans ce secteur depuis les années 1820 connaissent à leur tour des difficultés. Ainsi, l'effondrement des carnets de commande de la SACM (Société alsacienne de construction mécanique, fondée en 1872) conduit l'entreprise à diversifier ses productions et à passer des accords financiers qui entraînent sa dilution dans des ensembles dont elle n'a plus le contrôle, précédent son absorption par Hispano-Suiza, puis son démantèlement en 1986.
Adieu machines textiles et biens d'équipement, c'est l'industrie automobile qui, à partir du début des années 1960, avec l'implantation de Peugeot, occupe désormais la première place. Toutefois, cette « mutation industrielle » s'accompagne du départ des centres de décision des grandes entreprises, auquel s'ajoutent l'arrivée de capitaux extérieurs à la région et le développement du travail frontalier.
A Mulhouse, les Trente Glorieuses sont donc caractérisées par une première désindustrialisation, qui constitue la face cachée du processus de modernisation et de rattrapage à l'oeuvre, dans un cadre national, du début des années 1950 au début des années 1970. Dans la mesure où les entreprises du textile ou de la construction mécanique qui disparaissent sont remplacées par l'automobile, activité relevant d'une autre phase de l'industrialisation, et par le développement du travail frontalier, le chômage n'explose pas jusqu'aux années 1980.
A partir de la seconde moitié des années 1970, une deuxième vague de désindustrialisation, dont les logiques sont bien différentes, s'abat sur le territoire mulhousien : elle a pour cadre un mouvement de financiarisation et résulte de délocalisations et d'une sous-traitance internationale qui se développent sur un marché désormais mondial. A cela viennent s'ajouter les contraintes imposées par l'intégration européenne.
Au terme de ces processus qui ont entraîné le recul de l'emploi industriel au profit de l'emploi tertiaire, l'Alsace reste pourtant, avec la Franche-Comté et les Pays de la Loire, l'une des régions françaises les plus industrialisées grâce à trois secteurs que sont les équipements mécaniques, l'automobile et l'agroalimentaire. Mais les structures de cet appareil productif ne sont plus les mêmes qu'il y a cinquante ans. Les derniers représentants des dynasties patronales protestantes ont disparu dans les années 1980 et ont été remplacés par de grands groupes internationaux. On note ainsi une forte concentration des emplois industriels dans des établissements de grande taille appartenant à des groupes à capitaux allemands, suisses ou américains (pour 44 % des salariés alsaciens, le centre de décision se situe à l'étranger contre 27 % en moyenne nationale), ce qui n'est pas sans danger pour l'avenir.
Le cas de Mulhouse permet ainsi de saisir la complexité du processus de désindustrialisation engagé dès les Trente Glorieuses, et met en lumière la fragilité paradoxale de l'activité industrielle contemporaine intégrée à une économie financiarisée et globalisée.
L'AUTEUR
Maître de conférences à l'université de Haute-Alsace, Régis Boulat est spécialiste des Trente Glorieuses. Il a notamment publié Jean Fourastié, un expert en productivité. La modernisation de la France, années trente-années cinquante (Besançon, PUFC, 2008).
Mulhouse : déclin précoce du textile
Textile
A Mulhouse, les Trente Glorieuses sont marquées par le déclin des activités traditionnelles comme le textile, déclin compensé par l'essor de la chimie et le renouvellement de la métallurgie et de la mécanique. L'emploi chutera à partir des années 1980 (cliché de l'usine textile Schlumpf, en 1976, à Mulhouse).
MOT CLÉ
Trente Glorieuses
Terme inventé par l'économiste Jean Fourastié en 1979, en référence aux « trois glorieuses » de juillet 1830, pour désigner la période de prospérité qui s'étend de la Libération au krach pétrolier de 1973, marquée par une forte croissance démographique et industrielle et des progrès techniques importants. L'expression est aujourd'hui remise en question par des historiens, qui insistent sur son coût environnemental ou la persistance des inégalités sociales.
|
[article] L'Atelier des CHERCHEURS - Feuilleton - 6. Désindustrialisation, la face cachée des Trente Glorieuses ? [Livres, articles, périodiques] / Régis Boulat, Auteur . - 2022 . - p. 64-65. Langues : Français ( fre) in L'Histoire > N° 492 (Février 2022) . - p. 64-65 Mots-clés : | désindustrialisation Mulhouse déclin Trente Glorieuses | Note de contenu : | Question politique longtemps ignorée des historiens, la désindustrialisation fait aujourd'hui l'objet de travaux renouvelés, qui montrent la complexité d'un phénomène trouvant ses racines au coeur des Trente Glorieuses.
Plus qu'aucun autre pays européen, la France a subi depuis les années 1970 un processus massif de désindustrialisation ayant entraîné la disparition d'emplois, un déficit abyssal de sa balance commerciale, une diminution relative de son PIB et, au final, un affaiblissement de sa puissance. La production industrielle de la France qui représentait un peu plus de la moitié de celle de l'Allemagne en 1974, n'en représentait plus que le tiers en 2014.
Longtemps ignorée ou minorée, la désindustrialisation fait aujourd'hui l'objet de l'attention des historiens qui soulignent la gravité de ses conséquences économiques et sociales et l'abandon de toute politique industrielle depuis quarante ans. Ces travaux permettent de complexifier la chronologie de la désindustrialisation. Dès la période des Trente Glorieuses, on assiste ainsi à des phénomènes de désindustrialisation partielle et de reconversion sectorielle qui conduisent à la disparition de certains acteurs économiques traditionnels. Dans les années 1970 s'amorce une seconde phase de la désindustrialisation, qui voit le recul de l'emploi industriel, en lien avec les mutations du capitalisme international.
Des usines ferment, d'autres ouvrent
Cette vision renouvelée du processus de désindustrialisation est illustrée par le cas de la région de Mulhouse. Là, la création, au milieu du XVIIIe siècle, des premières manufactures d'indiennes (toiles de coton imprimées) a été le point de départ d'un processus d'industrialisation collectif original orienté vers l'activité textile, la construction mécanique et la chimie. Sa vigueur s'explique notamment par l'ancrage territorial d'un patronat protestant fortement homogène et solidaire, rassemblé au sein de la Société industrielle de Mulhouse fondée en 1826.
Si la Seconde Guerre mondiale a laissé la région exsangue, la reconstruction-modernisation, largement autofinancée, a été plus rapide dans la construction mécanique que dans le textile. A partir du début des années 1950, les Trente Glorieuses ont fait coexister industrialisation et désindustrialisation dans le Haut-Rhin. C'est d'abord le coton qui a connu des crises successives dès le début des années 1950 en raison de la dégradation du marché international (décolonisation, concurrence des pays en voie de développement), de l'avènement des fibres synthétiques et de la société de consommation. En 1971 plus de 220 établissements industriels textiles du Haut-Rhin avaient déjà mis la clé sous la porte. Seules les entreprises les plus solides et dirigées par des patrons habiles sont parvenues à s'adapter (Société anonyme d'industrie cotonnière dirigée par Jacques-Henry Gros ou groupe Schaeffer dirigé par Bernard Thierry-Mieg). Il en a résulté un mouvement de concentration, souvent contre-productif dans la mesure où il a pu entraîner le départ du siège social - comme dans le cas de DMC/Thiriez & Cartier-Bresson.
Mais la fin du textile s'est accompagnée dans le Haut-Rhin d'une reconversion de l'appareil productif, permettant ainsi un maintien de l'emploi industriel à un haut niveau. Ainsi, en 1970, l'industrie emploie encore 53 % des actifs (les autres travaillant dans l'agriculture ou les services) grâce aux mutations des secteurs de la mécanique ou de la chimie. Dès 1965 l'industrie des métaux dépasse ainsi le textile par l'importance de ses effectifs. Ce développement s'est réalisé à la faveur de l'implantation de 145 établissements nouveaux : en 1970 plus du quart de la branche des métaux travaille dans des entreprises qui n'existaient pas en 1960 ; à l'inverse, les entreprises présentes dans ce secteur depuis les années 1820 connaissent à leur tour des difficultés. Ainsi, l'effondrement des carnets de commande de la SACM (Société alsacienne de construction mécanique, fondée en 1872) conduit l'entreprise à diversifier ses productions et à passer des accords financiers qui entraînent sa dilution dans des ensembles dont elle n'a plus le contrôle, précédent son absorption par Hispano-Suiza, puis son démantèlement en 1986.
Adieu machines textiles et biens d'équipement, c'est l'industrie automobile qui, à partir du début des années 1960, avec l'implantation de Peugeot, occupe désormais la première place. Toutefois, cette « mutation industrielle » s'accompagne du départ des centres de décision des grandes entreprises, auquel s'ajoutent l'arrivée de capitaux extérieurs à la région et le développement du travail frontalier.
A Mulhouse, les Trente Glorieuses sont donc caractérisées par une première désindustrialisation, qui constitue la face cachée du processus de modernisation et de rattrapage à l'oeuvre, dans un cadre national, du début des années 1950 au début des années 1970. Dans la mesure où les entreprises du textile ou de la construction mécanique qui disparaissent sont remplacées par l'automobile, activité relevant d'une autre phase de l'industrialisation, et par le développement du travail frontalier, le chômage n'explose pas jusqu'aux années 1980.
A partir de la seconde moitié des années 1970, une deuxième vague de désindustrialisation, dont les logiques sont bien différentes, s'abat sur le territoire mulhousien : elle a pour cadre un mouvement de financiarisation et résulte de délocalisations et d'une sous-traitance internationale qui se développent sur un marché désormais mondial. A cela viennent s'ajouter les contraintes imposées par l'intégration européenne.
Au terme de ces processus qui ont entraîné le recul de l'emploi industriel au profit de l'emploi tertiaire, l'Alsace reste pourtant, avec la Franche-Comté et les Pays de la Loire, l'une des régions françaises les plus industrialisées grâce à trois secteurs que sont les équipements mécaniques, l'automobile et l'agroalimentaire. Mais les structures de cet appareil productif ne sont plus les mêmes qu'il y a cinquante ans. Les derniers représentants des dynasties patronales protestantes ont disparu dans les années 1980 et ont été remplacés par de grands groupes internationaux. On note ainsi une forte concentration des emplois industriels dans des établissements de grande taille appartenant à des groupes à capitaux allemands, suisses ou américains (pour 44 % des salariés alsaciens, le centre de décision se situe à l'étranger contre 27 % en moyenne nationale), ce qui n'est pas sans danger pour l'avenir.
Le cas de Mulhouse permet ainsi de saisir la complexité du processus de désindustrialisation engagé dès les Trente Glorieuses, et met en lumière la fragilité paradoxale de l'activité industrielle contemporaine intégrée à une économie financiarisée et globalisée.
L'AUTEUR
Maître de conférences à l'université de Haute-Alsace, Régis Boulat est spécialiste des Trente Glorieuses. Il a notamment publié Jean Fourastié, un expert en productivité. La modernisation de la France, années trente-années cinquante (Besançon, PUFC, 2008).
Mulhouse : déclin précoce du textile
Textile
A Mulhouse, les Trente Glorieuses sont marquées par le déclin des activités traditionnelles comme le textile, déclin compensé par l'essor de la chimie et le renouvellement de la métallurgie et de la mécanique. L'emploi chutera à partir des années 1980 (cliché de l'usine textile Schlumpf, en 1976, à Mulhouse).
MOT CLÉ
Trente Glorieuses
Terme inventé par l'économiste Jean Fourastié en 1979, en référence aux « trois glorieuses » de juillet 1830, pour désigner la période de prospérité qui s'étend de la Libération au krach pétrolier de 1973, marquée par une forte croissance démographique et industrielle et des progrès techniques importants. L'expression est aujourd'hui remise en question par des historiens, qui insistent sur son coût environnemental ou la persistance des inégalités sociales.
|
|