[article] in L'Histoire > N° 493 (Mars 2022) . - p. 92-93 Titre : | Feuilleton - Les nouveaux chantiers de l'histoire économique : 7. Et la France se spécialisa dans le luxe | Type de document : | Livres, articles, périodiques | Auteurs : | Loïc Charles, Auteur ; guillaume Daudin, Auteur | Année de publication : | 2022 | Article en page(s) : | p. 92-93 | Langues : | Français (fre) | Mots-clés : | France luxe industrie Colbert élite textile | Note de contenu : | En s'appuyant sur les outils informatiques, les historiens proposent aujourd'hui une nouvelle histoire de l'industrie du luxe en France, qui permet de nuancer le rôle traditionnellement attribué à Colbert.
Plus que dans tout autre secteur de l'économie, l'histoire et la culture sont des ressources essentielles pour les acteurs du luxe. En France, où le luxe est un enjeu industriel majeur, cette tradition est associée au nom de Colbert1, qui fut à l'origine de la création d'un premier réseau de manufactures privilégiées. Les noms des plus prestigieuses d'entre elles - Aubusson et Gobelins pour les tapisseries, Saint-Gobain pour les glaces, Van Robais pour les textiles - sont encore aujourd'hui synonymes de la qualité et du bon goût associés à la société de cour versaillaise. Colbert eut aussi une influence décisive sur la culture administrative et la prospérité industrielle françaises du XVIIIe siècle : le Bureau du commerce et le réseau des inspecteurs de manufactures qu'il mit en place ont été au centre d'une politique de la qualité qui a conduit à des succès spectaculaires, comme en témoigne l'essor des exportations de draps vers le Levant ou celui de l'industrie de la soie.
Faut-il pour autant prêter à Colbert tout le crédit de la puissance passée et actuelle de l'industrie française du luxe ? Pas si sûr... Rappelons d'abord que la société de cour de Versailles - qui ne doit rien à Colbert et tout à l'orgueil de son monarque absolu, Louis XIV - a joué un rôle essentiel dans le succès de l'industrie du luxe, en agissant comme un puissant modèle de consommation attirant toute l'Europe à sa suite. Ainsi, comme l'ont bien montré les historiens français, la création de la mode et des fameux articles de Paris qui font les beaux jours des élites européennes et américaines dès la fin de l'Ancien Régime est issue de ce désir d'imitation de la cour.
Mais de manière plus fondamentale, l'analyse du commerce français de 1750 aux années 1820 remet en cause quelques certitudes bien ancrées sur l'histoire de l'industrie du luxe. Menée dans le cadre du projet de recherche Toflit18 (cf. p. 93), l'exploitation des informations recueillies par le Bureau de la balance du commerce permet de proposer une nouvelle chronologie de la spécialisation française dans le luxe, où Colbert ne joue plus le premier rôle.
Soie, lin, laine
Ainsi, dans le secteur textile (premier secteur manufacturier en France jusqu'à la fin du XIXe siècle), il est possible de distinguer la part de l'industrie du luxe en classant schématiquement les produits tissés et les passementeries en trois catégories (haut, moyen et bas de gamme), suivant leur prix. Au XVIIIe siècle, le textile haut de gamme est formé pour l'essentiel d'étoffes et de rubans de soie, de dentelles de fil de lin et de certains draps de laine comme ceux d'Elbeuf et de Sedan. Le milieu de gamme est dominé par les étoffes de laine et les toiles de coton et le bas de gamme par le lin et le chanvre. Il existe toutefois de fortes variations au sein de chaque catégorie de textile : parmi les draps de laine, les prix varient de un à six entre le bas de gamme (serge, cadis, raze...) et le haut de gamme (draps de Sedan, Elbeuf, Louviers, Abbeville...), tandis que les draps du Languedoc ont une position intermédiaire.Quoi qu'il en soit, l'analyse des données globales fournies par le Bureau du commerce montre qu'entre 1750 et 1821 la France est exportatrice nette de textiles, notamment grâce aux tissus haut de gamme - même si elle importe par ailleurs de grandes quantités de soieries d'Inde et de Chine.
Une analyse plus fine permet toutefois de remarquer un accroissement de la spécialisation dans le luxe à partir de 1792. Cette évolution est fortement liée aux tourments de la Révolution et des guerres napoléoniennes qui font chuter le commerce maritime. Entre la fin de l'Ancien Régime et la période napoléonienne, la part du commerce terrestre passe ainsi de 10 à 35 % du commerce extérieur français, en raison de la domination britannique sur les océans. Or les marchés lointains (colonies, Amérique espagnole) étaient consommateurs de textiles de bas et de milieu de gammes. Après la chute de l'Empire en 1815, les mécaniques anglaises, fournissant des toiles de coton à bas prix, ont pris trop d'avance pour que la France puisse récupérer les marchés perdus.
Le signe d'un échec
A l'inverse, les exportations françaises de soieries vers l'Europe continentale prospèrent sous le Premier Empire. A partir de la Restauration, le renouveau du commerce atlantique français passe ainsi par l'approfondissement de cette spécialisation du luxe : tout au long du XIXe siècle, la forte croissance des exportations est alimentée par la demande des élites américaines friandes des articles de la mode parisienne. Au développement de la soierie lyonnaise répond ainsi l'agonie des manufactures rurales de l'Ouest (notamment la Bretagne) et, dans une moindre mesure, du Languedoc, spécialisées dans le textile milieu et bas de gamme.
La montée des exportations de luxe au début du XIXe siècle a donc coïncidé avec la fin d'une période particulièrement prospère du commerce français. Par la suite, la spécialisation dans ce secteur a traduit l'échec de l'industrie française à s'imposer dans les gammes de produits bouleversées par la révolution industrielle (cotonnades) et dominées par l'Angleterre, rejointe à partir des années 1870 par l'Allemagne, puis les États-Unis.
Ainsi, si Colbert joua sans conteste un rôle décisif dans l'essor de l'industrie du luxe à la fin du XVIIe siècle, une analyse fine des données du commerce français permet de montrer que la spécialisation s'est plutôt affirmée au cours du XIXe siècle, comme une conséquence des retards de l'industrie française sur sa concurrente britannique. Que le luxe soit passé en 2020 devant l'aéronautique au palmarès des exportations françaises ne constitue donc pas nécessairement un signe de bonne santé pour l'industrie française actuelle.
Note
1. Ainsi, l'Association française des industriels de luxe créée en 1954 a choisi de se nommer « Comité Colbert ».
LES AUTEURS
Professeur d'économie à l'université Paris-VIII, Loïc Charles a codirigé l'ouvrage Le Cercle de Vincent de Gournay. Savoirs économiques et pratiques administratives au milieu du XVIIIe siècle (Ined, 2011). Professeur d'économie à l'université Paris-Dauphine, Guillaume Daudin a publié Commerce et prospérité. La France au XVIIIe siècle (Presses de la Sorbonne, 2005).
Base de données
Le projet Toflit18 « Les transformations de l'économie française par le prisme du commerce international, 1716-1821 », financé par l'Agence nationale de la recherche, a recueilli les données du commerce extérieur français de 1716 à 1821 produites par le Bureau de la balance du commerce, créé en 1713 pour fournir les informations nécessaires à la politique colbertiste menée par l'administration royale. Une masse impressionnante de données est ainsi offerte aux historiens-économistes : 550 000 flux commerciaux, 60 000 produits et 1 000 partenaires. L'exploitation de ce corpus a été rendue possible par les nouveaux outils informatiques, qui permettent de créer de véritables « paysages de données » (datascape). A découvrir sur hypotheses.org et medialab.sciences-po.fr
|
[article] Feuilleton - Les nouveaux chantiers de l'histoire économique : 7. Et la France se spécialisa dans le luxe [Livres, articles, périodiques] / Loïc Charles, Auteur ; guillaume Daudin, Auteur . - 2022 . - p. 92-93. Langues : Français ( fre) in L'Histoire > N° 493 (Mars 2022) . - p. 92-93 Mots-clés : | France luxe industrie Colbert élite textile | Note de contenu : | En s'appuyant sur les outils informatiques, les historiens proposent aujourd'hui une nouvelle histoire de l'industrie du luxe en France, qui permet de nuancer le rôle traditionnellement attribué à Colbert.
Plus que dans tout autre secteur de l'économie, l'histoire et la culture sont des ressources essentielles pour les acteurs du luxe. En France, où le luxe est un enjeu industriel majeur, cette tradition est associée au nom de Colbert1, qui fut à l'origine de la création d'un premier réseau de manufactures privilégiées. Les noms des plus prestigieuses d'entre elles - Aubusson et Gobelins pour les tapisseries, Saint-Gobain pour les glaces, Van Robais pour les textiles - sont encore aujourd'hui synonymes de la qualité et du bon goût associés à la société de cour versaillaise. Colbert eut aussi une influence décisive sur la culture administrative et la prospérité industrielle françaises du XVIIIe siècle : le Bureau du commerce et le réseau des inspecteurs de manufactures qu'il mit en place ont été au centre d'une politique de la qualité qui a conduit à des succès spectaculaires, comme en témoigne l'essor des exportations de draps vers le Levant ou celui de l'industrie de la soie.
Faut-il pour autant prêter à Colbert tout le crédit de la puissance passée et actuelle de l'industrie française du luxe ? Pas si sûr... Rappelons d'abord que la société de cour de Versailles - qui ne doit rien à Colbert et tout à l'orgueil de son monarque absolu, Louis XIV - a joué un rôle essentiel dans le succès de l'industrie du luxe, en agissant comme un puissant modèle de consommation attirant toute l'Europe à sa suite. Ainsi, comme l'ont bien montré les historiens français, la création de la mode et des fameux articles de Paris qui font les beaux jours des élites européennes et américaines dès la fin de l'Ancien Régime est issue de ce désir d'imitation de la cour.
Mais de manière plus fondamentale, l'analyse du commerce français de 1750 aux années 1820 remet en cause quelques certitudes bien ancrées sur l'histoire de l'industrie du luxe. Menée dans le cadre du projet de recherche Toflit18 (cf. p. 93), l'exploitation des informations recueillies par le Bureau de la balance du commerce permet de proposer une nouvelle chronologie de la spécialisation française dans le luxe, où Colbert ne joue plus le premier rôle.
Soie, lin, laine
Ainsi, dans le secteur textile (premier secteur manufacturier en France jusqu'à la fin du XIXe siècle), il est possible de distinguer la part de l'industrie du luxe en classant schématiquement les produits tissés et les passementeries en trois catégories (haut, moyen et bas de gamme), suivant leur prix. Au XVIIIe siècle, le textile haut de gamme est formé pour l'essentiel d'étoffes et de rubans de soie, de dentelles de fil de lin et de certains draps de laine comme ceux d'Elbeuf et de Sedan. Le milieu de gamme est dominé par les étoffes de laine et les toiles de coton et le bas de gamme par le lin et le chanvre. Il existe toutefois de fortes variations au sein de chaque catégorie de textile : parmi les draps de laine, les prix varient de un à six entre le bas de gamme (serge, cadis, raze...) et le haut de gamme (draps de Sedan, Elbeuf, Louviers, Abbeville...), tandis que les draps du Languedoc ont une position intermédiaire.Quoi qu'il en soit, l'analyse des données globales fournies par le Bureau du commerce montre qu'entre 1750 et 1821 la France est exportatrice nette de textiles, notamment grâce aux tissus haut de gamme - même si elle importe par ailleurs de grandes quantités de soieries d'Inde et de Chine.
Une analyse plus fine permet toutefois de remarquer un accroissement de la spécialisation dans le luxe à partir de 1792. Cette évolution est fortement liée aux tourments de la Révolution et des guerres napoléoniennes qui font chuter le commerce maritime. Entre la fin de l'Ancien Régime et la période napoléonienne, la part du commerce terrestre passe ainsi de 10 à 35 % du commerce extérieur français, en raison de la domination britannique sur les océans. Or les marchés lointains (colonies, Amérique espagnole) étaient consommateurs de textiles de bas et de milieu de gammes. Après la chute de l'Empire en 1815, les mécaniques anglaises, fournissant des toiles de coton à bas prix, ont pris trop d'avance pour que la France puisse récupérer les marchés perdus.
Le signe d'un échec
A l'inverse, les exportations françaises de soieries vers l'Europe continentale prospèrent sous le Premier Empire. A partir de la Restauration, le renouveau du commerce atlantique français passe ainsi par l'approfondissement de cette spécialisation du luxe : tout au long du XIXe siècle, la forte croissance des exportations est alimentée par la demande des élites américaines friandes des articles de la mode parisienne. Au développement de la soierie lyonnaise répond ainsi l'agonie des manufactures rurales de l'Ouest (notamment la Bretagne) et, dans une moindre mesure, du Languedoc, spécialisées dans le textile milieu et bas de gamme.
La montée des exportations de luxe au début du XIXe siècle a donc coïncidé avec la fin d'une période particulièrement prospère du commerce français. Par la suite, la spécialisation dans ce secteur a traduit l'échec de l'industrie française à s'imposer dans les gammes de produits bouleversées par la révolution industrielle (cotonnades) et dominées par l'Angleterre, rejointe à partir des années 1870 par l'Allemagne, puis les États-Unis.
Ainsi, si Colbert joua sans conteste un rôle décisif dans l'essor de l'industrie du luxe à la fin du XVIIe siècle, une analyse fine des données du commerce français permet de montrer que la spécialisation s'est plutôt affirmée au cours du XIXe siècle, comme une conséquence des retards de l'industrie française sur sa concurrente britannique. Que le luxe soit passé en 2020 devant l'aéronautique au palmarès des exportations françaises ne constitue donc pas nécessairement un signe de bonne santé pour l'industrie française actuelle.
Note
1. Ainsi, l'Association française des industriels de luxe créée en 1954 a choisi de se nommer « Comité Colbert ».
LES AUTEURS
Professeur d'économie à l'université Paris-VIII, Loïc Charles a codirigé l'ouvrage Le Cercle de Vincent de Gournay. Savoirs économiques et pratiques administratives au milieu du XVIIIe siècle (Ined, 2011). Professeur d'économie à l'université Paris-Dauphine, Guillaume Daudin a publié Commerce et prospérité. La France au XVIIIe siècle (Presses de la Sorbonne, 2005).
Base de données
Le projet Toflit18 « Les transformations de l'économie française par le prisme du commerce international, 1716-1821 », financé par l'Agence nationale de la recherche, a recueilli les données du commerce extérieur français de 1716 à 1821 produites par le Bureau de la balance du commerce, créé en 1713 pour fournir les informations nécessaires à la politique colbertiste menée par l'administration royale. Une masse impressionnante de données est ainsi offerte aux historiens-économistes : 550 000 flux commerciaux, 60 000 produits et 1 000 partenaires. L'exploitation de ce corpus a été rendue possible par les nouveaux outils informatiques, qui permettent de créer de véritables « paysages de données » (datascape). A découvrir sur hypotheses.org et medialab.sciences-po.fr
|
|