[article] in L'Histoire > N° 493 (Mars 2022) . - p. 96 Titre : | Guide des Livres : 1962 : le temps des possibles | Type de document : | Livres, articles, périodiques | Auteurs : | Marie-Pierre Ulloa, Auteur | Année de publication : | 2022 | Article en page(s) : | p. 96 | Langues : | Français (fre) | Mots-clés : | livre indépendance algérienne | Note de contenu : | Malika Rahal restitue les bouleversements de l'année de l'indépendance algérienne.
« Cette année-là / Les guitares tiraient sur les violons / On croyait qu’une révolution / Arrivait cette année-là » fredonnait le chanteur Claude François, emblématique de la France du temps des yéyés et de l’émission Salut les copains, en hommage à l’année 1962. Une révolution est bel et bien advenue « cette année-là », loin de Paris, sur le territoire algérien, et ce ne sont pas des tirs métaphoriques dont il fut question : 1962 marque la naissance de l’Algérie indépendante, la sortie de guerre, longue de huit ans, et la sortie de la colonisation française, longue de 132 ans.
Algérie 1962. Une histoire populaire de Malika Rahal retrace cette révolution copernicienne. Le livre est né de la frustration de l’historienne de voir la commémoration du cinquantenaire de l’indépendance en 2012 passer sous silence l’année 1962 au profit de la glorification de 1954. La dimension de réparation de cet oubli est présente dans l’écriture du livre qui n’est rien de moins qu’une enquête capitale pour le savoir historique, celui du peuple algérien et de l’Algérie, et au-delà, pour toute audience qui s’intéresse à l’histoire de la décolonisation.
Simultanément publiée en France aux éditions La Découverte et en Algérie aux éditions Barzakh en ce début d’année 2022, l’ouvrage est issu de son habilitation à diriger des recherches. Après un doctorat consacré à l’histoire du parti politique l’Udma (Union démocratique du manifeste algérien) de Ferhat Abbas, soutenu en 2007 sous la direction de Benjamin Stora à l’Inalco (Institut national des langues et civilisations orientales), ainsi notamment qu’un essai biographique novateur sur l’avocat Ali Boumendjel, une affaire française, une histoire algérienne publié en 2010 (Les Belles Lettres), l’historienne Malika Rahal livre ici un récit-fleuve qui entraîne les lecteurs au cœur de l’année 1962, en donnant la parole au peuple algérien. Ce faisant, elle le remet au centre de l’objectif. Elle propose ainsi de se recentrer à la fois sur le peuple algérien et sur l’année 1962 en contrebalançant une narration historique et populaire qui a fait la part belle au déclenchement de la guerre du 1er novembre 1954, plutôt qu’à son achèvement en 1962, cette année marquant pourtant le commencement de l’Algérie indépendante.
L’historienne propose quatre portails d’entrée analytique : « ce que 1962 fait à la violence » (notamment celle de la rumeur du sang volé) ; « ce que 1962 fait aux corps » (au sens du corps collectif et des corps individualisés) ; « ce que 1962 fait à l’espace » (reconfiguration de l’espace à se réapproprier, à soigner, à déminer, sortie des camps, biens vacants, rues et quartiers à renommer) et « ce que 1962 fait au temps ». La lecture de la première partie montre autant « ce que 1962 fait à la violence », que ce que les violences font à 1962, car telle est l’image d’Épinal retenue par la postérité, celle de 1962, année paroxystique de la violence, avec les attentats de l’OAS, notamment à Oran. Cette violence, la chercheuse la détricote patiemment en isolant les trois temps distincts de 1962 : celui des accords d’Évian de mars 1962, suivi du « temps de l’OAS » ; puis celui du référendum, de la proclamation de l’indépendance en juillet 1962 et de la crise de l’été 1962 – ce mauvais départ pour certains, où les querelles idéologiques partisanes, contenues avant la fin des hostilités prendront le dessus – ; et enfin, le troisième temps, celui des élections à l’Assemblée nationale constituante du 20 septembre suivies du premier gouvernement Ben Bella.
L’auteure nous emporte dans un récit où l’effervescence narrative va de pair avec un goût de l’archive non-institutionnelle qu’elle défend. Faisant flèche archivistique de tout bois, la méthodologie employée est avant tout celle de l’enquête orale, en reliant ces propres entretiens avec ceux de ses collègues dans un récit inclusif inédit, tout en s’appuyant sur des journaux intimes, des chansons, des poèmes, des films comme sources primaires. Elle fait appel aux archives américaines, à celles du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), en reléguant les archives françaises institutionnelles, notamment militaires, dans un statut périphérique. En choisissant des sources archivistiques déplacées par rapport au recours attendu aux sources françaises, qu’elles soient politiques, militaires, policières, judiciaires ou carcérales, Malika Rahal déplace le curseur sur ce que la sortie de guerre a fait aux Algériens et aux Français, sous le regard aussi du tiers. Ainsi les rapports du consul américain en poste en 1962, William J. Porter, ouvrent le récit et filent au long de la trame narrative. L’historienne cite abondamment les sources de ses collègues de part et d’autre de la Méditerranée et au-delà, en langues arabe et française mais aussi anglaise et américaine. Elle livre une analyse autant historique que sociologique (notamment en montrant les tensions et les préjugés de classe autour du traitement de faveur des moudjahidines après 1962), autant anthropologique que politique, tout en étant attentive aux dimensions statistiques de la fin de guerre et de l’entrée en indépendance (relever le défi démographique de la scolarisation et le défi éducatif de la compétence du corps enseignant après le départ des Français).
Dans le chapitre intitulé « Le camp », elle analyse l’étrange statut absent-présent des camps en 1962 en s’appuyant notamment sur les travaux de l’historienne de l’architecture Samia Henni, qui a montré la violence de l’architecture des camps. Les camps dits « de regroupement » selon la nomenclature française du temps de la guerre, sont des lieux traumatisants et avilissants pour les populations déplacées de force. Malika Rahal construit une typologie de ces espaces en « camp en dur », « camp-localité » et « camp végétal », qui seront pour certains fondus dans la fabrique urbaine de l’après-indépendance, marque pérenne dans le paysage algérien de la « nuit coloniale », selon le titre du livre de Ferhat Abbas publié en 1962.
Malika Rahal voyage en 1962 en se consacrant avant tout à l’invention du peuple algérien mais elle ne néglige pas pour autant les autres composantes de la population, ceux que l'État colonial qualifie d’« Européens ». Elle analyse la surprise de l’ampleur stupéfiante du départ des pieds-noirs ainsi que la situation complexe des Juifs algériens et les désillusions différées des pieds-rouges – ces Français, militants de gauche ou d’extrême gauche qui sont restés en Algérie après 1962. Dans la section dédiée au cinéma algérien, elle inclut ainsi les films des pieds-rouges René Vautier, Peuple en marche (1963) et de Jacques Charby, Une si jeune paix (1965), en montrant qu’ils sont les représentants du jeune cinéma algérien au même titre que les films de Mohamed Lakhdar Lamina. Le cas du documentaire de Marceline Loridan-Ivens et Jean-Pierre Sergent, Algérie année zéro (1962), est aussi examiné mais de manière distincte (les réalisateurs sont militants anticolonialistes mais ne sont pas pieds-rouges.)
Malika Rahal insiste sur l’urgence permanente de 1962 qui galvanise autant qu’il précipite, sans faire une robinsonnade de cette année : 1962 est à la fois « un temps des possibles narratifs » et « le berceau des mythologies durables », ancré dans un passé immédiat et lointain, qui se projette en « pays de l’avenir » tout en se donnant dans un présent aussi loin que possible de tout écueil téléologique. Elle fait souffler un vent analytique convaincant sur plusieurs facettes de cette année : 1962 est fondatrice, violente, socialiste, porteuse d’espoirs (les aspirations de la réversibilité du fait colonial par une rétribution de la terre), utopique, etc.
Si le choix du titre Algérie 1962 semble se rattacher à une tendance historiographique récente de zoom sur une séquence chrono-topographique courte (du moins dans le titre seul) – à l’image des livres de Sylvie Thénault Les Ratonnades d’Alger, 1956. Une histoire de racisme colonial (Seuil, 2022), de Raphaëlle Branche L’Embuscade de Palestro. Algérie 1956 (Éditions La Découverte, 2010), de Benjamin Stora Algérie 1954 (Éditions de L'Aube, 2004), ou encore de Jim House et Neil MacMaster Paris 1961. Algerians, State terror & memory (Oxford University Press, 2009) – peu d’ouvrages sont intitulés en référence explicite à 1962. Retenons néanmoins L’Été de la discorde. Algérie 1962 d’Ali Haroun (Casbah Éditions, 1999) pour l’Algérie, et 1962 Comment l’indépendance algérienne a transformé la France de Todd Shepard (Éditions Payot, 2008) pour la France.
En revanche, le choix du sous-titre « une histoire populaire » fait l’objet d’une explication trop succincte, évoquée entre le livre-phare de Howard Zinn A People’s History of the United States (1980) et la seule mention d’Antonio Gramsci. Malika Rahal annonce vouloir « recouvrer les voix que l’on entend rarement, celles de personnes de milieux modestes, de personnes analphabètes, des femmes », ce qu’elle mène à bien tout au long de son enquête. Mais s’agit-il d’une histoire populaire au sens de l’histoire des peuples ou s’agit-il d’une histoire populaire car écrite à partir de sources populaires ? De plus, l’histoire de 1962 de Malika Rahal embrasse des champs de recherche qui vont bien au-delà de l’histoire dite populaire. En faisant le choix de citer à plusieurs reprises les rapports du consul américain Porter ou le récit du père Michel de Laparre, curé à Oran en 1961-1962, l’histoire qu’elle écrit est multi-catégorielle, populaire, politique, diplomatique, géopolitique, culturelle…
Une autre réserve, celle de la quasi-absence de la question du genre. Si les femmes sont présentes au long du récit, notamment à travers l’évocation de la maternité « oubliée ou abandonnée », la question du rapport de pouvoir entre hommes et femmes au moment de l’indépendance aurait gagné à être approfondie, d’autant que la photographie de couverture, prise le 3 juillet 1962 par Jean-Paul Margnac, y invite : dans ce cliché dynamique, illustration de l’histoire en marche, une camionnette transporte les Algériens fêtant leur indépendance. Les hommes, au premier plan, occupent l’avant du camion et brandissent le drapeau algérien, tandis que les femmes sont en retrait. De plus, l’historienne s’attarde sur la dimension de l’« algérianité » sans véritablement définir ce que recoupe cette notion.
Ces quelques remarques ne doivent pas amenuiser l’apport fondamental de cet ouvrage éclatant au plein sens du terme : tant dans ses fragments déployés avec force d’évidence et éclatant tant la diversité des matériaux archivistiques sélectionnés est impressionnante et analysée avec finesse et force de conviction.
L’historienne assume aussi sa non-exhaustivité (notons qu’elle n’évoque pas le sort particulier des Juifs du M’Zab en 1962, les Juifs du Sahara qui n’ont pas été concernés par le décret Crémieux de 1870 attribuant la citoyenneté française aux Juifs d’Algérie), mais son récit est déjà d’une amplitude titanesque. Elle assume aussi sa subjectivité ; elle fait part de ses émotions quand un film de Vautier l’agace ou partage un souvenir personnel comme celui de son oncle chilien Mario qui a participé à la construction du métro algérois. Elle s’exprime à la première personne et revendique ce « je » narratif qui évite de créer une fiction d’objectivité. Sa plume, limpide et porteuse d’images fortes, rend la lecture fluide. Le choix d’un vocabulaire ancré dans un univers religieux, christique à certains égards, est à souligner ; cette inscription situe 1962 davantage encore dans la narration de la naissance d’une nouvelle ère. L’année 1962 est celle du « récit de la déploration ». A plusieurs reprises il est question de la dimension millénariste de 1962 et de « l’advention apocalyptique » de 1962, de l’anxiété eschatologique des « Européens » face à ce balayage de l’ordre ancien.
Malika Rahal propose plusieurs lectures du temps long de 1962 : à rebours de 1962 à 1830, de décembre 1960 à mars 1963, de 1962 jusqu’au festival panafricain de 1969. Elle fait aussi advenir 1962 en 2022. Cette exhumation et cette autonomisation de 1962 auront connu une gestation de soixante ans mais c’est un accouchement différé si attendu que tous les youyous du livre rassemblés ne suffiront pas à célébrer son avènement.
Lectrices et lecteurs ressortiront de cette plongée foisonnante en ayant pris la pleine mesure des défis infinis des premiers pas de l’Algérie indépendante et de l’entrelacement complexe de toutes ces constellations narratives de l’année 1962, sans vouloir refermer le livre mais au contraire en le laissant ouvert, au diapason des mots de la fin « refermer la période coloniale et ouvrir le pays à son avenir » ni sans manquer de méditer sur l’expression glissantienne « pays rêvé, pays réel ».
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[article] Guide des Livres : 1962 : le temps des possibles [Livres, articles, périodiques] / Marie-Pierre Ulloa, Auteur . - 2022 . - p. 96. Langues : Français ( fre) in L'Histoire > N° 493 (Mars 2022) . - p. 96 Mots-clés : | livre indépendance algérienne | Note de contenu : | Malika Rahal restitue les bouleversements de l'année de l'indépendance algérienne.
« Cette année-là / Les guitares tiraient sur les violons / On croyait qu’une révolution / Arrivait cette année-là » fredonnait le chanteur Claude François, emblématique de la France du temps des yéyés et de l’émission Salut les copains, en hommage à l’année 1962. Une révolution est bel et bien advenue « cette année-là », loin de Paris, sur le territoire algérien, et ce ne sont pas des tirs métaphoriques dont il fut question : 1962 marque la naissance de l’Algérie indépendante, la sortie de guerre, longue de huit ans, et la sortie de la colonisation française, longue de 132 ans.
Algérie 1962. Une histoire populaire de Malika Rahal retrace cette révolution copernicienne. Le livre est né de la frustration de l’historienne de voir la commémoration du cinquantenaire de l’indépendance en 2012 passer sous silence l’année 1962 au profit de la glorification de 1954. La dimension de réparation de cet oubli est présente dans l’écriture du livre qui n’est rien de moins qu’une enquête capitale pour le savoir historique, celui du peuple algérien et de l’Algérie, et au-delà, pour toute audience qui s’intéresse à l’histoire de la décolonisation.
Simultanément publiée en France aux éditions La Découverte et en Algérie aux éditions Barzakh en ce début d’année 2022, l’ouvrage est issu de son habilitation à diriger des recherches. Après un doctorat consacré à l’histoire du parti politique l’Udma (Union démocratique du manifeste algérien) de Ferhat Abbas, soutenu en 2007 sous la direction de Benjamin Stora à l’Inalco (Institut national des langues et civilisations orientales), ainsi notamment qu’un essai biographique novateur sur l’avocat Ali Boumendjel, une affaire française, une histoire algérienne publié en 2010 (Les Belles Lettres), l’historienne Malika Rahal livre ici un récit-fleuve qui entraîne les lecteurs au cœur de l’année 1962, en donnant la parole au peuple algérien. Ce faisant, elle le remet au centre de l’objectif. Elle propose ainsi de se recentrer à la fois sur le peuple algérien et sur l’année 1962 en contrebalançant une narration historique et populaire qui a fait la part belle au déclenchement de la guerre du 1er novembre 1954, plutôt qu’à son achèvement en 1962, cette année marquant pourtant le commencement de l’Algérie indépendante.
L’historienne propose quatre portails d’entrée analytique : « ce que 1962 fait à la violence » (notamment celle de la rumeur du sang volé) ; « ce que 1962 fait aux corps » (au sens du corps collectif et des corps individualisés) ; « ce que 1962 fait à l’espace » (reconfiguration de l’espace à se réapproprier, à soigner, à déminer, sortie des camps, biens vacants, rues et quartiers à renommer) et « ce que 1962 fait au temps ». La lecture de la première partie montre autant « ce que 1962 fait à la violence », que ce que les violences font à 1962, car telle est l’image d’Épinal retenue par la postérité, celle de 1962, année paroxystique de la violence, avec les attentats de l’OAS, notamment à Oran. Cette violence, la chercheuse la détricote patiemment en isolant les trois temps distincts de 1962 : celui des accords d’Évian de mars 1962, suivi du « temps de l’OAS » ; puis celui du référendum, de la proclamation de l’indépendance en juillet 1962 et de la crise de l’été 1962 – ce mauvais départ pour certains, où les querelles idéologiques partisanes, contenues avant la fin des hostilités prendront le dessus – ; et enfin, le troisième temps, celui des élections à l’Assemblée nationale constituante du 20 septembre suivies du premier gouvernement Ben Bella.
L’auteure nous emporte dans un récit où l’effervescence narrative va de pair avec un goût de l’archive non-institutionnelle qu’elle défend. Faisant flèche archivistique de tout bois, la méthodologie employée est avant tout celle de l’enquête orale, en reliant ces propres entretiens avec ceux de ses collègues dans un récit inclusif inédit, tout en s’appuyant sur des journaux intimes, des chansons, des poèmes, des films comme sources primaires. Elle fait appel aux archives américaines, à celles du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), en reléguant les archives françaises institutionnelles, notamment militaires, dans un statut périphérique. En choisissant des sources archivistiques déplacées par rapport au recours attendu aux sources françaises, qu’elles soient politiques, militaires, policières, judiciaires ou carcérales, Malika Rahal déplace le curseur sur ce que la sortie de guerre a fait aux Algériens et aux Français, sous le regard aussi du tiers. Ainsi les rapports du consul américain en poste en 1962, William J. Porter, ouvrent le récit et filent au long de la trame narrative. L’historienne cite abondamment les sources de ses collègues de part et d’autre de la Méditerranée et au-delà, en langues arabe et française mais aussi anglaise et américaine. Elle livre une analyse autant historique que sociologique (notamment en montrant les tensions et les préjugés de classe autour du traitement de faveur des moudjahidines après 1962), autant anthropologique que politique, tout en étant attentive aux dimensions statistiques de la fin de guerre et de l’entrée en indépendance (relever le défi démographique de la scolarisation et le défi éducatif de la compétence du corps enseignant après le départ des Français).
Dans le chapitre intitulé « Le camp », elle analyse l’étrange statut absent-présent des camps en 1962 en s’appuyant notamment sur les travaux de l’historienne de l’architecture Samia Henni, qui a montré la violence de l’architecture des camps. Les camps dits « de regroupement » selon la nomenclature française du temps de la guerre, sont des lieux traumatisants et avilissants pour les populations déplacées de force. Malika Rahal construit une typologie de ces espaces en « camp en dur », « camp-localité » et « camp végétal », qui seront pour certains fondus dans la fabrique urbaine de l’après-indépendance, marque pérenne dans le paysage algérien de la « nuit coloniale », selon le titre du livre de Ferhat Abbas publié en 1962.
Malika Rahal voyage en 1962 en se consacrant avant tout à l’invention du peuple algérien mais elle ne néglige pas pour autant les autres composantes de la population, ceux que l'État colonial qualifie d’« Européens ». Elle analyse la surprise de l’ampleur stupéfiante du départ des pieds-noirs ainsi que la situation complexe des Juifs algériens et les désillusions différées des pieds-rouges – ces Français, militants de gauche ou d’extrême gauche qui sont restés en Algérie après 1962. Dans la section dédiée au cinéma algérien, elle inclut ainsi les films des pieds-rouges René Vautier, Peuple en marche (1963) et de Jacques Charby, Une si jeune paix (1965), en montrant qu’ils sont les représentants du jeune cinéma algérien au même titre que les films de Mohamed Lakhdar Lamina. Le cas du documentaire de Marceline Loridan-Ivens et Jean-Pierre Sergent, Algérie année zéro (1962), est aussi examiné mais de manière distincte (les réalisateurs sont militants anticolonialistes mais ne sont pas pieds-rouges.)
Malika Rahal insiste sur l’urgence permanente de 1962 qui galvanise autant qu’il précipite, sans faire une robinsonnade de cette année : 1962 est à la fois « un temps des possibles narratifs » et « le berceau des mythologies durables », ancré dans un passé immédiat et lointain, qui se projette en « pays de l’avenir » tout en se donnant dans un présent aussi loin que possible de tout écueil téléologique. Elle fait souffler un vent analytique convaincant sur plusieurs facettes de cette année : 1962 est fondatrice, violente, socialiste, porteuse d’espoirs (les aspirations de la réversibilité du fait colonial par une rétribution de la terre), utopique, etc.
Si le choix du titre Algérie 1962 semble se rattacher à une tendance historiographique récente de zoom sur une séquence chrono-topographique courte (du moins dans le titre seul) – à l’image des livres de Sylvie Thénault Les Ratonnades d’Alger, 1956. Une histoire de racisme colonial (Seuil, 2022), de Raphaëlle Branche L’Embuscade de Palestro. Algérie 1956 (Éditions La Découverte, 2010), de Benjamin Stora Algérie 1954 (Éditions de L'Aube, 2004), ou encore de Jim House et Neil MacMaster Paris 1961. Algerians, State terror & memory (Oxford University Press, 2009) – peu d’ouvrages sont intitulés en référence explicite à 1962. Retenons néanmoins L’Été de la discorde. Algérie 1962 d’Ali Haroun (Casbah Éditions, 1999) pour l’Algérie, et 1962 Comment l’indépendance algérienne a transformé la France de Todd Shepard (Éditions Payot, 2008) pour la France.
En revanche, le choix du sous-titre « une histoire populaire » fait l’objet d’une explication trop succincte, évoquée entre le livre-phare de Howard Zinn A People’s History of the United States (1980) et la seule mention d’Antonio Gramsci. Malika Rahal annonce vouloir « recouvrer les voix que l’on entend rarement, celles de personnes de milieux modestes, de personnes analphabètes, des femmes », ce qu’elle mène à bien tout au long de son enquête. Mais s’agit-il d’une histoire populaire au sens de l’histoire des peuples ou s’agit-il d’une histoire populaire car écrite à partir de sources populaires ? De plus, l’histoire de 1962 de Malika Rahal embrasse des champs de recherche qui vont bien au-delà de l’histoire dite populaire. En faisant le choix de citer à plusieurs reprises les rapports du consul américain Porter ou le récit du père Michel de Laparre, curé à Oran en 1961-1962, l’histoire qu’elle écrit est multi-catégorielle, populaire, politique, diplomatique, géopolitique, culturelle…
Une autre réserve, celle de la quasi-absence de la question du genre. Si les femmes sont présentes au long du récit, notamment à travers l’évocation de la maternité « oubliée ou abandonnée », la question du rapport de pouvoir entre hommes et femmes au moment de l’indépendance aurait gagné à être approfondie, d’autant que la photographie de couverture, prise le 3 juillet 1962 par Jean-Paul Margnac, y invite : dans ce cliché dynamique, illustration de l’histoire en marche, une camionnette transporte les Algériens fêtant leur indépendance. Les hommes, au premier plan, occupent l’avant du camion et brandissent le drapeau algérien, tandis que les femmes sont en retrait. De plus, l’historienne s’attarde sur la dimension de l’« algérianité » sans véritablement définir ce que recoupe cette notion.
Ces quelques remarques ne doivent pas amenuiser l’apport fondamental de cet ouvrage éclatant au plein sens du terme : tant dans ses fragments déployés avec force d’évidence et éclatant tant la diversité des matériaux archivistiques sélectionnés est impressionnante et analysée avec finesse et force de conviction.
L’historienne assume aussi sa non-exhaustivité (notons qu’elle n’évoque pas le sort particulier des Juifs du M’Zab en 1962, les Juifs du Sahara qui n’ont pas été concernés par le décret Crémieux de 1870 attribuant la citoyenneté française aux Juifs d’Algérie), mais son récit est déjà d’une amplitude titanesque. Elle assume aussi sa subjectivité ; elle fait part de ses émotions quand un film de Vautier l’agace ou partage un souvenir personnel comme celui de son oncle chilien Mario qui a participé à la construction du métro algérois. Elle s’exprime à la première personne et revendique ce « je » narratif qui évite de créer une fiction d’objectivité. Sa plume, limpide et porteuse d’images fortes, rend la lecture fluide. Le choix d’un vocabulaire ancré dans un univers religieux, christique à certains égards, est à souligner ; cette inscription situe 1962 davantage encore dans la narration de la naissance d’une nouvelle ère. L’année 1962 est celle du « récit de la déploration ». A plusieurs reprises il est question de la dimension millénariste de 1962 et de « l’advention apocalyptique » de 1962, de l’anxiété eschatologique des « Européens » face à ce balayage de l’ordre ancien.
Malika Rahal propose plusieurs lectures du temps long de 1962 : à rebours de 1962 à 1830, de décembre 1960 à mars 1963, de 1962 jusqu’au festival panafricain de 1969. Elle fait aussi advenir 1962 en 2022. Cette exhumation et cette autonomisation de 1962 auront connu une gestation de soixante ans mais c’est un accouchement différé si attendu que tous les youyous du livre rassemblés ne suffiront pas à célébrer son avènement.
Lectrices et lecteurs ressortiront de cette plongée foisonnante en ayant pris la pleine mesure des défis infinis des premiers pas de l’Algérie indépendante et de l’entrelacement complexe de toutes ces constellations narratives de l’année 1962, sans vouloir refermer le livre mais au contraire en le laissant ouvert, au diapason des mots de la fin « refermer la période coloniale et ouvrir le pays à son avenir » ni sans manquer de méditer sur l’expression glissantienne « pays rêvé, pays réel ».
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