[article] in L'Histoire > N° 494 (Avril 2022) . - p. 24-25 Titre : | Actualité : Juriste hors pair, Cujas a 500 ans ! | Type de document : | Livres, articles, périodiques | Auteurs : | Dario Mantovani, Auteur | Année de publication : | 2022 | Article en page(s) : | p. 24-25 | Langues : | Français (fre) | Mots-clés : | Cujas juriste exposition humaniste intellectuel | Note de contenu : | Intellectuel et humaniste, Jacques Cujas a renouvelé la culture juridique occidentale au XVIe siècle.
Le droit aussi a besoin de héros. Magistrats intègres, capables d'opposer la force de la justice au crime ; intellectuels qui renouvellent la culture juridique et en deviennent les symboles. Né à Toulouse en 1522, Jacques Cujas (son nom était Cujeus, modifié car trop dur à l'oreille) appartient à cette dernière catégorie. Essayons de l'appréhender à partir de trois lieux de mémoire situés près du Panthéon à Paris : la statue qui le représente au pied du grand escalier de la Faculté de droit de l'université Paris-II, la Bibliothèque interuniversitaire et la rue qui portent son nom.
Un maître estimé
Approchons-nous de la statue, c'est-à-dire de l'homme. Son père étant un tondeur de draps assez fortuné, Cujas fait ses études de droit à Toulouse, déclarant n'avoir suivi les leçons que d'un seul maître, Arnaud Du Ferrier. En 1547, à 25 ans, Cujas est chargé de la lecture des Institutes de Justinien : car le droit qu'on apprend alors dans toutes les universités d'Europe est le droit romain. Sauf à Paris, où pèse encore l'interdiction établie en 1219 par le pape Honorius III désireux de protéger le droit canon et la théologie. Enseigner et réfléchir sur le droit se faisait à travers l'interprétation du Corpus iuris civilis rédigé par ordre de l'empereur Justinien entre 528 et 534.
Cujas rassemble une foule d'élèves qui constitue un véritable réseau de sociabilité scientifique : Étienne Pasquier, qui se vante d'avoir assisté à sa toute première leçon, Antoine Loisel, les frères Pithou. Avec le succès, viennent aussi les désaccords, typiques du monde universitaire, mais particulièrement aigus pendant l'humanisme, où la dispute entre savants s'impose presque comme une méthode scientifique. La stature de ses adversaires permet de prendre la mesure de son importance : Jean Bodin, François Le Douaren et Hugues Doneau.
Agitée par ces vents favorables et contraires, la vie professionnelle de Cujas est une sorte d'ascension qui tourne autour de Bourges, devenu après le professorat de l'Italien André Alciat (entre 1529 et 1533) le haut lieu de l'humanisme juridique. Il y séjourne une première fois en 1555 (après Cahors et avant Valence), avant d'y être rappelé en 1559 par Marguerite de Valois à la mort de Le Douaren. A la demande de la fille de François Ier, qui veut ennoblir l'université de la capitale de l'État régi par son époux Emmanuel-Philibert de Savoie, Cujas accepte une chaire à Turin (1566). De son bref séjour italien, il rapporte des manuscrits abrités par les bibliothèques de la péninsule. Installé à Valence en 1567, Cujas doit s'enfuir en 1575 après la prise de la ville par les huguenots. Très prudent face à la déchirure confessionnelle bouleversant la France, il répond à ceux qui l'interrogent sur sa religion : « Nihil hoc ad edictum praetoris » (« Cela ne concerne pas l'édit du préteur »).
Un arrêt du Parlement de Paris lève pour lui, et pour lui seul, l'interdiction d'enseigner le droit civil romain dans la capitale du royaume. Un privilège qui dit tout de la gloire dont Cujas est désormais auréolé. Mais il ne séjourne que quelques mois à Paris. Il retourne à Bourges, persuadé notamment par la rémunération somptueuse que la ville lui offre, car s'assurer sa présence signifie multiplier les étudiants. Il y réside jusqu'à sa mort en 1590. Pleinement professeur donc, ce que Bodin lui reproche, disant que sans pratique des tribunaux on ne peut pas être un véritable juriste. La Bibliothèque interuniversitaire Cujas rappelle, elle, son rapport aux livres. Écrivain prolifique, son succès dépend largement des écrits qu'il publie et republie dès 1554. Rassemblés après sa mort, ils remplissent dix gros volumes in-folio. Mais Cujas est aussi collectionneur, si ce n'est que, pour lui, les livres ne sont pas des biens à thésauriser, mais des outils de travail. Un inventaire dressé en 1574 indique qu'il possède 182 manuscrits et plus de 1 300 oeuvres imprimées. A sa mort, en 1590, ce sont 400 manuscrits et 2 000 volumes imprimés. Un trésor de livres possédés et lus, qui se reflète clairement dans sa méthode. Dans ses ouvrages, on retrouve 10 668 occurrences provenant de 330 auteurs de l'Antiquité grecque et romaine !
Plus qu'un bibliophile
Le troisième lieu de mémoire, la rue Cujas, offre une autre métaphore : quelle voie emprunte-t-il dans son étude du droit romain ? Le grand nombre de citations tirées des auteurs anciens dit presque tout : Cujas souhaite comprendre les textes du Corpus iuris civilis en les replaçant dans leur contexte d'origine, contexte saisissable par le biais des auteurs extra-juridiques anciens, Cicéron en premier lieu. Cujas participe donc au mouvement humaniste qui, dès le Quattrocento italien, pratique l'étude philologique des textes, fondée sur la maîtrise des langues anciennes. En cela, il suit la leçon de Guillaume Budé, qui, en 1508, a appliqué cette méthode au Digeste, la grande anthologie juridique de l'empereur Justinien[1]. Par ailleurs, par sa propension à utiliser les sources autant grecques que latines, Cujas est clairement un enfant de l'époque qui a vu la création en 1530 du Collège royal, promu par Budé (et dont le 500e anniversaire approche aussi).
Dans sa quête, Cujas s'intéresse également aux textes juridiques antérieurs aux compilations de Justinien, notamment au Code théodosien, dont il donne en 1586 une édition qui fait date, fondée sur un manuscrit lyonnais inédit qui lui permet d'en reconstituer les livres VI-VIII. Précurseur de la papyrologie, il déchiffre en 1561 dans la bibliothèque de Catherine de Médicis un papyrus latin provenant de Ravenne, puis un autre, à la Bibliothèque royale de Fontainebleau. Il s'agit de l'inventaire des biens transmis en héritage à un pupille, dressé par son tuteur en 564 - le faussaire Pierre Hamon, bien moins scrupuleux, a essayé de faire passer ce document pour le testament de Jules César !
Par son talent exceptionnel, par son goût de l'Antiquité, Cujas marque donc un tournant. Mieux comprendre le droit ancien signifie ouvrir la voie à une systématisation des normes anciennes, un pas vers les codes modernes. Surtout, il est le plus accompli parmi les pionniers d'un sain encyclopédisme, c'est-à-dire d'une façon globale d'appréhender le droit par ce qu'il est, un artefact, produit d'individus et de leur culture. D'où sa renommée, qui perdure encore, en France et à l'international. Un avocat du Monsieur de Pourceaugnac de Molière fait de son nom le couronnement d'une lignée de grands juristes depuis la Rome antique. Ces hommes qui incarnent le travail intellectuel dont le droit est le produit, sont ses héros.
Dario Mantovani est professeur au Collège de France.
Note
1. Cf. notre entretien avec Dario Mantovani.
Image : Une statue rend hommage à Jacques Cujasà la faculté de droit de l'université Paris-Panthéon-Assas.
© Marc Tulan / Gamma-Rapho.
À VOIR
Un colloque est organisé au Collège de France les 28 et 29 mars 2022. Une exposition se tient à la bibliothèque interuniversitaire Cujas du 28 mars au 24 juin 2022, pour illustrer cette « fabrique d'un grand juriste ».
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[article] Actualité : Juriste hors pair, Cujas a 500 ans ! [Livres, articles, périodiques] / Dario Mantovani, Auteur . - 2022 . - p. 24-25. Langues : Français ( fre) in L'Histoire > N° 494 (Avril 2022) . - p. 24-25 Mots-clés : | Cujas juriste exposition humaniste intellectuel | Note de contenu : | Intellectuel et humaniste, Jacques Cujas a renouvelé la culture juridique occidentale au XVIe siècle.
Le droit aussi a besoin de héros. Magistrats intègres, capables d'opposer la force de la justice au crime ; intellectuels qui renouvellent la culture juridique et en deviennent les symboles. Né à Toulouse en 1522, Jacques Cujas (son nom était Cujeus, modifié car trop dur à l'oreille) appartient à cette dernière catégorie. Essayons de l'appréhender à partir de trois lieux de mémoire situés près du Panthéon à Paris : la statue qui le représente au pied du grand escalier de la Faculté de droit de l'université Paris-II, la Bibliothèque interuniversitaire et la rue qui portent son nom.
Un maître estimé
Approchons-nous de la statue, c'est-à-dire de l'homme. Son père étant un tondeur de draps assez fortuné, Cujas fait ses études de droit à Toulouse, déclarant n'avoir suivi les leçons que d'un seul maître, Arnaud Du Ferrier. En 1547, à 25 ans, Cujas est chargé de la lecture des Institutes de Justinien : car le droit qu'on apprend alors dans toutes les universités d'Europe est le droit romain. Sauf à Paris, où pèse encore l'interdiction établie en 1219 par le pape Honorius III désireux de protéger le droit canon et la théologie. Enseigner et réfléchir sur le droit se faisait à travers l'interprétation du Corpus iuris civilis rédigé par ordre de l'empereur Justinien entre 528 et 534.
Cujas rassemble une foule d'élèves qui constitue un véritable réseau de sociabilité scientifique : Étienne Pasquier, qui se vante d'avoir assisté à sa toute première leçon, Antoine Loisel, les frères Pithou. Avec le succès, viennent aussi les désaccords, typiques du monde universitaire, mais particulièrement aigus pendant l'humanisme, où la dispute entre savants s'impose presque comme une méthode scientifique. La stature de ses adversaires permet de prendre la mesure de son importance : Jean Bodin, François Le Douaren et Hugues Doneau.
Agitée par ces vents favorables et contraires, la vie professionnelle de Cujas est une sorte d'ascension qui tourne autour de Bourges, devenu après le professorat de l'Italien André Alciat (entre 1529 et 1533) le haut lieu de l'humanisme juridique. Il y séjourne une première fois en 1555 (après Cahors et avant Valence), avant d'y être rappelé en 1559 par Marguerite de Valois à la mort de Le Douaren. A la demande de la fille de François Ier, qui veut ennoblir l'université de la capitale de l'État régi par son époux Emmanuel-Philibert de Savoie, Cujas accepte une chaire à Turin (1566). De son bref séjour italien, il rapporte des manuscrits abrités par les bibliothèques de la péninsule. Installé à Valence en 1567, Cujas doit s'enfuir en 1575 après la prise de la ville par les huguenots. Très prudent face à la déchirure confessionnelle bouleversant la France, il répond à ceux qui l'interrogent sur sa religion : « Nihil hoc ad edictum praetoris » (« Cela ne concerne pas l'édit du préteur »).
Un arrêt du Parlement de Paris lève pour lui, et pour lui seul, l'interdiction d'enseigner le droit civil romain dans la capitale du royaume. Un privilège qui dit tout de la gloire dont Cujas est désormais auréolé. Mais il ne séjourne que quelques mois à Paris. Il retourne à Bourges, persuadé notamment par la rémunération somptueuse que la ville lui offre, car s'assurer sa présence signifie multiplier les étudiants. Il y réside jusqu'à sa mort en 1590. Pleinement professeur donc, ce que Bodin lui reproche, disant que sans pratique des tribunaux on ne peut pas être un véritable juriste. La Bibliothèque interuniversitaire Cujas rappelle, elle, son rapport aux livres. Écrivain prolifique, son succès dépend largement des écrits qu'il publie et republie dès 1554. Rassemblés après sa mort, ils remplissent dix gros volumes in-folio. Mais Cujas est aussi collectionneur, si ce n'est que, pour lui, les livres ne sont pas des biens à thésauriser, mais des outils de travail. Un inventaire dressé en 1574 indique qu'il possède 182 manuscrits et plus de 1 300 oeuvres imprimées. A sa mort, en 1590, ce sont 400 manuscrits et 2 000 volumes imprimés. Un trésor de livres possédés et lus, qui se reflète clairement dans sa méthode. Dans ses ouvrages, on retrouve 10 668 occurrences provenant de 330 auteurs de l'Antiquité grecque et romaine !
Plus qu'un bibliophile
Le troisième lieu de mémoire, la rue Cujas, offre une autre métaphore : quelle voie emprunte-t-il dans son étude du droit romain ? Le grand nombre de citations tirées des auteurs anciens dit presque tout : Cujas souhaite comprendre les textes du Corpus iuris civilis en les replaçant dans leur contexte d'origine, contexte saisissable par le biais des auteurs extra-juridiques anciens, Cicéron en premier lieu. Cujas participe donc au mouvement humaniste qui, dès le Quattrocento italien, pratique l'étude philologique des textes, fondée sur la maîtrise des langues anciennes. En cela, il suit la leçon de Guillaume Budé, qui, en 1508, a appliqué cette méthode au Digeste, la grande anthologie juridique de l'empereur Justinien[1]. Par ailleurs, par sa propension à utiliser les sources autant grecques que latines, Cujas est clairement un enfant de l'époque qui a vu la création en 1530 du Collège royal, promu par Budé (et dont le 500e anniversaire approche aussi).
Dans sa quête, Cujas s'intéresse également aux textes juridiques antérieurs aux compilations de Justinien, notamment au Code théodosien, dont il donne en 1586 une édition qui fait date, fondée sur un manuscrit lyonnais inédit qui lui permet d'en reconstituer les livres VI-VIII. Précurseur de la papyrologie, il déchiffre en 1561 dans la bibliothèque de Catherine de Médicis un papyrus latin provenant de Ravenne, puis un autre, à la Bibliothèque royale de Fontainebleau. Il s'agit de l'inventaire des biens transmis en héritage à un pupille, dressé par son tuteur en 564 - le faussaire Pierre Hamon, bien moins scrupuleux, a essayé de faire passer ce document pour le testament de Jules César !
Par son talent exceptionnel, par son goût de l'Antiquité, Cujas marque donc un tournant. Mieux comprendre le droit ancien signifie ouvrir la voie à une systématisation des normes anciennes, un pas vers les codes modernes. Surtout, il est le plus accompli parmi les pionniers d'un sain encyclopédisme, c'est-à-dire d'une façon globale d'appréhender le droit par ce qu'il est, un artefact, produit d'individus et de leur culture. D'où sa renommée, qui perdure encore, en France et à l'international. Un avocat du Monsieur de Pourceaugnac de Molière fait de son nom le couronnement d'une lignée de grands juristes depuis la Rome antique. Ces hommes qui incarnent le travail intellectuel dont le droit est le produit, sont ses héros.
Dario Mantovani est professeur au Collège de France.
Note
1. Cf. notre entretien avec Dario Mantovani.
Image : Une statue rend hommage à Jacques Cujasà la faculté de droit de l'université Paris-Panthéon-Assas.
© Marc Tulan / Gamma-Rapho.
À VOIR
Un colloque est organisé au Collège de France les 28 et 29 mars 2022. Une exposition se tient à la bibliothèque interuniversitaire Cujas du 28 mars au 24 juin 2022, pour illustrer cette « fabrique d'un grand juriste ».
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