[article] in L'Histoire > N° 494 (Avril 2022) . - p. 70-71 Titre : | Feuilleton - Les nouveaux chantiers de l'histoire économique : 8. Introuvable « révolution agricole » | Type de document : | Livres, articles, périodiques | Auteurs : | Alessandro Stanziani, Auteur | Année de publication : | 2022 | Article en page(s) : | p. 70-71 | Langues : | Français (fre) | Mots-clés : | économique agricole révolution verte semences | Note de contenu : | La véritable révolution agricole a eu lieu au milieu du XXe siècle. Reste à faire, plaide Alessandro Stanziani, une révolution réellement « verte ».
Au début du XXe siècle, les historiens ont introduit l'idée d'une « révolution agricole » pour décrire l'essor des rendements et des surfaces labourées en Europe au XVIIIe et au début du XIXe siècle. Par la suite, Braudel puis maints autres auteurs ont replacé cette évolution dans la longue durée tout en prenant en compte d'autres configurations régionales (Asie, Afrique, Amérique latine), ce qui a permis de montrer que la véritable « révolution agricole », désormais qualifiée de « révolution verte », avait plutôt été le fait de la seconde moitié du XXe siècle.
Malgré un héritage intellectuel important dans cette direction, c'est surtout depuis les années 2000 que cette question des modalités et temporalités des transformations agricoles est réévaluée à l'aune d'une injonction pressante : comment nourrir une population mondiale en expansion tout en préservant la planète ? Revenir sur l'histoire de la « révolution agricole » permet d'apporter des éléments de réponse, en mettant en lumière des choix productifs plus divers qu'on ne le pense généralement.
Un long processus
Ainsi, on a longtemps expliqué la hausse de la production et des rendements agricoles au XVIIIe siècle par la déforestation et la privatisation des terres, ainsi que la fumure permise par la suppression de la jachère, les plantes fourragères et donc l'élevage. L'Angleterre était considérée comme précurseur de cette modernité économique. Or on sait aujourd'hui que la privatisation y a surtout eu lieu au XVIIe siècle et après 1830 ; en 1750, le quart des terres arables est encore constitué de terres partagées. De plus, jusqu'en 1830 au moins, la productivité n'est guère plus élevée sur les terres privatisées que sur les terres communes, contrairement à la rente, qui y est supérieure de 40 %. La privatisation s'est donc traduite par une concentration des richesses plutôt que par une hausse de la productivité.
On sait en revanche que les terres partagées, souvent décriées par les promoteurs du « progrès agricole », permettaient de réduire le risque face à l'aléa climatique sans empêcher l'innovation ; seulement, elles l'orientaient en fonction des besoins qui n'étaient pas ceux des rentiers et des propriétaires, mais plutôt des cultivateurs et des consommateurs. Elles agissaient ainsi comme une forme d'assurance sociale.
Autre facteur souvent mis en avant pour expliquer la « révolution agricole » : la mécanisation de la production. En réalité, les progrès techniques se sont inscrits sur la très longue durée : dès le XIIe siècle, des nouveautés apparaissent partout en Europe (charrues lourdes, champs ouverts, rotation triennale, harnais modernes). Surtout, à cette époque, les populations agricoles cherchent moins à épargner le travail qu'à augmenter les rendements, ce qui se traduit par une domination des techniques intensives en travail. Tout au long de l'Époque moderne, le poids du travail s'accroît par rapport à celui du capital.
Ce n'est qu'à la fin du XIXe siècle que les techniques intensives en capital (machines, engrais chimiques) commencent à se répandre. Ainsi, même en Europe occidentale, la mécanisation ne constitue longtemps qu'un facteur secondaire des changements agricoles. Ce qui n'empêche pas les famines de disparaître dès le milieu du XIXe siècle, grâce à une transformation de l'organisation du travail et à une meilleure structuration des marchés.
En réalité, la véritable rupture se situe plutôt au milieu du XXe siècle. Si la part relative du travail agricole dans l'économie européenne décroît dès les années 1870, ce n'est qu'à partir des années 1950 qu'a lieu la véritable chute de la main-d'oeuvre agricole. En Afrique et en Asie, sa croissance se poursuit encore de nos jours.
C'est aussi à partir du milieu du siècle qu'on observe un recours massif aux fertilisants et aux antiparasitaires, l'introduction de variétés de plantes sélectionnées en laboratoire et l'extension des systèmes d'irrigation. Les progrès sont faramineux en termes de rendements et de production globale ; c'est l'ère de la consommation de masse.
Mais les effets négatifs sont tout aussi importants. Dès les années 1870, et plus encore à partir des années 1950, des analyses détaillées montrent l'impact des produits chimiques sur la santé, mais aucune véritable mesure n'est adoptée en raison de l'influence des lobbies agricoles. Les fertilisants et engrais chimiques ont également un impact considérable sur les écosystèmes : les rendements des sols commencent par augmenter mais baissent dans un second temps, du fait de la disparition des vers et des micro-organismes. Il faut attendre le nouveau millénaire pour une prise de conscience plus importante, malgré les nombreuses résistances.
Ainsi, dans les pays du Sud, après la révolution verte des années 1970-1990, la hausse des rendements s'est fortement ralentie. A l'aube du IIIe millénaire, le tiers des terres agricoles en Asie, la moitié en Amérique latine et les deux tiers en Afrique sont dégradés. Ces pourcentages atteignent 65 % en Europe et 74 % en Amérique du Nord. La désertification est une des principales formes de la dégradation dans les régions arides, semi-arides, sèches et subhumides.
L'histoire des transformations agricoles confirme donc la logique du capitalisme, qui privilégie les innovations efficaces à court terme, mêmes délétères à moyen et long terme. Tandis qu'une poignée d'entreprises engrangent les profits, des millions de cultivateurs sont frappés de maladies, les écosystèmes se dégradent et les inégalités s'accentuent à l'échelle globale.
Pourtant, depuis le XVIIIe siècle, et plus encore de nos jours, des formes de résistance à ces transformations de l'agriculture ont vu le jour. Souvent qualifiées de réactionnaires sur le plan politique (généralement à raison) et de stagnantes sur le plan économique (le plus souvent à tort), elles permettent de dessiner d'autres voies pour l'avenir. Ainsi, le réseau coopératif né au tournant du XIXe-XXe siècle n'a jamais cessé de se développer à travers le monde et constitue de nos jours une force puissante reliant les mondes agricoles à travers la planète et permettant de financer des projets durables et solidaires.
La force de ces commons vaut à la fois pour la propriété foncière et la propriété intellectuelle : après des siècles de privatisation, de spéculation et de manipulation génétique sur les semences, il s'agit non seulement de protéger les variétés anciennes, mais aussi de transformer les semences en patrimoine de l'humanité. Et ainsi de nourrir la population tout en évitant les gaspillages. Peut-être enfin une occasion de donner son véritable sens à la « révolution verte ».
L'AUTEUR
Directeur d'études à l'EHESS, Alessandro Stanziani est spécialiste d'histoire économique globale. Il a récemment publié Capital Terre. Une histoire longue du monde d'après, XIIe-XXIe siècle (Payot, 2021). Il organise deux sessions lors du WEHC : Colonialisme, postcolonialisme et État social ; Enseigner l'histoire économique globale : une nouvelle ruse des pays avancés ?
Définition
La « révolution verte »
L'expression apparaît à la fin des années 1960 pour qualifier les expériences menées au Mexique, puis en Inde à partir de 1965-1966 et en Asie du Sud-Est. La sélection de céréales adaptées au climat tropical (blé, puis maïs et riz), conjuguée à des aménagements hydrauliques et l'usage d'engrais chimiques et de traitements phytosanitaires ont permis l'accroissement des rendements et mis fin aux famines. Mais au prix de graves conséquences environnementales.
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[article] Feuilleton - Les nouveaux chantiers de l'histoire économique : 8. Introuvable « révolution agricole » [Livres, articles, périodiques] / Alessandro Stanziani, Auteur . - 2022 . - p. 70-71. Langues : Français ( fre) in L'Histoire > N° 494 (Avril 2022) . - p. 70-71 Mots-clés : | économique agricole révolution verte semences | Note de contenu : | La véritable révolution agricole a eu lieu au milieu du XXe siècle. Reste à faire, plaide Alessandro Stanziani, une révolution réellement « verte ».
Au début du XXe siècle, les historiens ont introduit l'idée d'une « révolution agricole » pour décrire l'essor des rendements et des surfaces labourées en Europe au XVIIIe et au début du XIXe siècle. Par la suite, Braudel puis maints autres auteurs ont replacé cette évolution dans la longue durée tout en prenant en compte d'autres configurations régionales (Asie, Afrique, Amérique latine), ce qui a permis de montrer que la véritable « révolution agricole », désormais qualifiée de « révolution verte », avait plutôt été le fait de la seconde moitié du XXe siècle.
Malgré un héritage intellectuel important dans cette direction, c'est surtout depuis les années 2000 que cette question des modalités et temporalités des transformations agricoles est réévaluée à l'aune d'une injonction pressante : comment nourrir une population mondiale en expansion tout en préservant la planète ? Revenir sur l'histoire de la « révolution agricole » permet d'apporter des éléments de réponse, en mettant en lumière des choix productifs plus divers qu'on ne le pense généralement.
Un long processus
Ainsi, on a longtemps expliqué la hausse de la production et des rendements agricoles au XVIIIe siècle par la déforestation et la privatisation des terres, ainsi que la fumure permise par la suppression de la jachère, les plantes fourragères et donc l'élevage. L'Angleterre était considérée comme précurseur de cette modernité économique. Or on sait aujourd'hui que la privatisation y a surtout eu lieu au XVIIe siècle et après 1830 ; en 1750, le quart des terres arables est encore constitué de terres partagées. De plus, jusqu'en 1830 au moins, la productivité n'est guère plus élevée sur les terres privatisées que sur les terres communes, contrairement à la rente, qui y est supérieure de 40 %. La privatisation s'est donc traduite par une concentration des richesses plutôt que par une hausse de la productivité.
On sait en revanche que les terres partagées, souvent décriées par les promoteurs du « progrès agricole », permettaient de réduire le risque face à l'aléa climatique sans empêcher l'innovation ; seulement, elles l'orientaient en fonction des besoins qui n'étaient pas ceux des rentiers et des propriétaires, mais plutôt des cultivateurs et des consommateurs. Elles agissaient ainsi comme une forme d'assurance sociale.
Autre facteur souvent mis en avant pour expliquer la « révolution agricole » : la mécanisation de la production. En réalité, les progrès techniques se sont inscrits sur la très longue durée : dès le XIIe siècle, des nouveautés apparaissent partout en Europe (charrues lourdes, champs ouverts, rotation triennale, harnais modernes). Surtout, à cette époque, les populations agricoles cherchent moins à épargner le travail qu'à augmenter les rendements, ce qui se traduit par une domination des techniques intensives en travail. Tout au long de l'Époque moderne, le poids du travail s'accroît par rapport à celui du capital.
Ce n'est qu'à la fin du XIXe siècle que les techniques intensives en capital (machines, engrais chimiques) commencent à se répandre. Ainsi, même en Europe occidentale, la mécanisation ne constitue longtemps qu'un facteur secondaire des changements agricoles. Ce qui n'empêche pas les famines de disparaître dès le milieu du XIXe siècle, grâce à une transformation de l'organisation du travail et à une meilleure structuration des marchés.
En réalité, la véritable rupture se situe plutôt au milieu du XXe siècle. Si la part relative du travail agricole dans l'économie européenne décroît dès les années 1870, ce n'est qu'à partir des années 1950 qu'a lieu la véritable chute de la main-d'oeuvre agricole. En Afrique et en Asie, sa croissance se poursuit encore de nos jours.
C'est aussi à partir du milieu du siècle qu'on observe un recours massif aux fertilisants et aux antiparasitaires, l'introduction de variétés de plantes sélectionnées en laboratoire et l'extension des systèmes d'irrigation. Les progrès sont faramineux en termes de rendements et de production globale ; c'est l'ère de la consommation de masse.
Mais les effets négatifs sont tout aussi importants. Dès les années 1870, et plus encore à partir des années 1950, des analyses détaillées montrent l'impact des produits chimiques sur la santé, mais aucune véritable mesure n'est adoptée en raison de l'influence des lobbies agricoles. Les fertilisants et engrais chimiques ont également un impact considérable sur les écosystèmes : les rendements des sols commencent par augmenter mais baissent dans un second temps, du fait de la disparition des vers et des micro-organismes. Il faut attendre le nouveau millénaire pour une prise de conscience plus importante, malgré les nombreuses résistances.
Ainsi, dans les pays du Sud, après la révolution verte des années 1970-1990, la hausse des rendements s'est fortement ralentie. A l'aube du IIIe millénaire, le tiers des terres agricoles en Asie, la moitié en Amérique latine et les deux tiers en Afrique sont dégradés. Ces pourcentages atteignent 65 % en Europe et 74 % en Amérique du Nord. La désertification est une des principales formes de la dégradation dans les régions arides, semi-arides, sèches et subhumides.
L'histoire des transformations agricoles confirme donc la logique du capitalisme, qui privilégie les innovations efficaces à court terme, mêmes délétères à moyen et long terme. Tandis qu'une poignée d'entreprises engrangent les profits, des millions de cultivateurs sont frappés de maladies, les écosystèmes se dégradent et les inégalités s'accentuent à l'échelle globale.
Pourtant, depuis le XVIIIe siècle, et plus encore de nos jours, des formes de résistance à ces transformations de l'agriculture ont vu le jour. Souvent qualifiées de réactionnaires sur le plan politique (généralement à raison) et de stagnantes sur le plan économique (le plus souvent à tort), elles permettent de dessiner d'autres voies pour l'avenir. Ainsi, le réseau coopératif né au tournant du XIXe-XXe siècle n'a jamais cessé de se développer à travers le monde et constitue de nos jours une force puissante reliant les mondes agricoles à travers la planète et permettant de financer des projets durables et solidaires.
La force de ces commons vaut à la fois pour la propriété foncière et la propriété intellectuelle : après des siècles de privatisation, de spéculation et de manipulation génétique sur les semences, il s'agit non seulement de protéger les variétés anciennes, mais aussi de transformer les semences en patrimoine de l'humanité. Et ainsi de nourrir la population tout en évitant les gaspillages. Peut-être enfin une occasion de donner son véritable sens à la « révolution verte ».
L'AUTEUR
Directeur d'études à l'EHESS, Alessandro Stanziani est spécialiste d'histoire économique globale. Il a récemment publié Capital Terre. Une histoire longue du monde d'après, XIIe-XXIe siècle (Payot, 2021). Il organise deux sessions lors du WEHC : Colonialisme, postcolonialisme et État social ; Enseigner l'histoire économique globale : une nouvelle ruse des pays avancés ?
Définition
La « révolution verte »
L'expression apparaît à la fin des années 1960 pour qualifier les expériences menées au Mexique, puis en Inde à partir de 1965-1966 et en Asie du Sud-Est. La sélection de céréales adaptées au climat tropical (blé, puis maïs et riz), conjuguée à des aménagements hydrauliques et l'usage d'engrais chimiques et de traitements phytosanitaires ont permis l'accroissement des rendements et mis fin aux famines. Mais au prix de graves conséquences environnementales.
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