[article] in L'Histoire > N° 494 (Avril 2022) . - p. 78-79 Titre : | Guide des Livres : F comme fessée | Type de document : | Livres, articles, périodiques | Auteurs : | Chloé La Barre, de, Auteur | Année de publication : | 2022 | Article en page(s) : | p. 78-79 | Langues : | Français (fre) | Mots-clés : | livre lecture fessée corriger punir Chloé de La Barre | Note de contenu : | Dans ce dictionnaire, historiens mais aussi juristes et linguistes analysent comment, depuis l'Antiquité, le « droit de correction » pratiqué au sein des familles a influencé les pouvoirs juridiques, politiques et religieux.
En écho aux récents débats sur la prévention des violences conjugales ou sur la loi « anti-fessée » de 2019, Isabelle Poutrin et Élisabeth Lusset s'attaquent avec succès à un objet d'étude original : celui des violences éducatives et punitives, de l'Antiquité à nos jours. Jusqu'alors partagé entre l'histoire de l'éducation, de la justice, de la famille, des pratiques religieuses ou encore des sexualités, le « droit de correction » est ici envisagé dans sa globalité à travers 248 notices rédigées par 164 spécialistes de disciplines différentes (histoire, histoire de l'art, droit, littérature, linguistique) dont le travail a été supervisé par un comité scientifique d'une dizaine d'historiennes et d'historiens.
Contrairement à l'idée reçue, nous ne sommes pas passés de manière linéaire de sociétés anciennes où prévalait un droit brutal et arbitraire à une utilisation plus raisonnée des pratiques de correction, voire à leur abandon, dans une perspective de « civilisation des moeurs » (Norbert Elias). Dans l'introduction, les auteures montrent comment ont évolué les modalités de la correction éducative, de la férule à la privation de dessert en passant par le fouet et la fessée. Pour autant, tout en rendant compte de la diversité des situations et des groupes concernés par les violences domestiques (enfants, femmes, esclaves, animaux, etc.), elles mettent au jour des mécanismes de violence structurels.
Dans la lignée de Foucault
Trois critères sont retenus pour définir le droit de correction. Celui ou celle qui exerce les violences fondées sur le droit de correction a autorité sur celui ou celle qui les subit. Son autorité est reconnue par son entourage qui, bien que pouvant en dénoncer les excès, considère les violences pratiquées comme justifiées. Enfin, ces violences ont lieu dans la sphère domestique, entendue ici dans un sens large. C'est là un apport majeur de l'ouvrage : étudier l'interaction entre la sphère familiale et le pouvoir étatique. Michel Foucault, dans Surveiller et punir (1975), avait mis au jour les dispositifs de pouvoir communs aux différentes institutions disciplinaires, laissant toutefois à l'état de projet l'étude de la correction au sein de la famille, qu'il supposait prolonger ces logiques disciplinaires.
Avec pour sous-titre « Corriger et punir », cet ouvrage se place dans la lignée de son travail mais en inverse la perspective : il s'agit de montrer comment la conception domestique de la correction a irrigué les pratiques institutionnelles. Juges, travailleurs sociaux et enseignants réinvestissent en effet les figures paternelle et maternelle. Sont ainsi traités des lieux variés dont la structure hiérarchique reprend celle de la famille et où l'exercice de la violence prolonge ou reproduit la correction paternelle : monastères, écoles, régiments, pensionnats, propriétés coloniales ou ateliers.
Le lecteur repérera plusieurs lignes de force parmi le foisonnement des notices. Le premier fil conducteur est celui de la religion. La punition est omniprésente dans l'imaginaire chrétien. Sur le modèle des avertissements que Dieu fait aux hommes au nom de l'amour qu'il leur porte, la Bible fait de la réprimande une manifestation de l'amour fraternel et pose les fondements des pratiques de confession et de pénitence d'une Église cherchant à redresser les pécheurs. La pensée chrétienne est également marquée par l'ascèse comme forme de correction de soi, reprise de la philosophie grecque antique. Suivant le précepte selon lequel pour suivre le Christ le fidèle doit l'imiter en renonçant à lui-même, mortifications et privations (port du cilice, autoflagellation) se développent à partir du IVe siècle en Occident. Abandonnées par le monachisme du VIIIe siècle au nom de la mesure, ces pratiques ressurgissent avec l'émergence de nouvelles formes de vie religieuse au XIe siècle, notamment chez les laïcs.
Un autre fil directeur est juridique et politique avec une analyse des fondements des autorités paternelle et maternelle. Le Code civil de 1804 établit le droit de correction du père sur ses enfants par des châtiments physiques ou, jusqu'au décret-loi de 1935, par l'enfermement judiciaire. Par la suite toutefois, l'autorité paternelle subit une érosion liée à la sécularisation de la société qui fragilise la cellule familiale (via le divorce) et à l'émergence de la figure de l'enfant-martyr qui incite l'État à protéger les enfants contre les abus parentaux. En interdisant tout châtiment corporel, la loi du 10 juillet 2019 marque une rupture dans la culture du droit de correction en France.
Violences domestiques
Bien que centré sur l'Europe, cet ouvrage éclaire l'articulation entre violences coloniales et violences domestiques. Fin XIXe siècle, le discours sur la mission civilisatrice des puissances européennes envers leurs colonies accorde une grande place aux pratiques conjugales, qualifiées d'archaïques et devant donc prouver la supériorité morale et raciale des Européens. L'interventionnisme colonial prétend alors faire cesser les mauvais traitements infligés aux femmes autochtones par leurs maris. Pour autant, l'action des puissances coloniales est ambiguë. Outre les violences exercées par les colonisateurs sur les femmes autochtones, les pouvoirs coloniaux ont parfois cherché à maintenir l'autorité patriarcale des chefs de famille afin de ne pas déstabiliser l'ordre social et faire d'eux des intermédiaires (en Afrique de l'Ouest française durant l'entre-deux-guerres par exemple).
Enfin, le lecteur pourra aborder la question des violences domestiques par le prisme des productions culturelles : en littérature avec Sophie fouettée par sa belle-mère chez la comtesse de Ségur ou Hervé Bazin, victime de sa mère Folcoche dans Vipère au poing, mais aussi en peinture et au cinéma. Autant de possibilités de lectures qui n'épuisent pas la grande richesse d'un ouvrage qui deviendra sans doute un outil de référence.
Mot clé :
Livres
Chloé de La Barre est élève conservatrice des bibliothèques.
Dictionnaire du fouet et de la fessée. Corriger et punir, Isabelle Poutrin, Élisabeth Lusset (dir.), PUF, 2022, 773 p., 28,50 €.
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[article] Guide des Livres : F comme fessée [Livres, articles, périodiques] / Chloé La Barre, de, Auteur . - 2022 . - p. 78-79. Langues : Français ( fre) in L'Histoire > N° 494 (Avril 2022) . - p. 78-79 Mots-clés : | livre lecture fessée corriger punir Chloé de La Barre | Note de contenu : | Dans ce dictionnaire, historiens mais aussi juristes et linguistes analysent comment, depuis l'Antiquité, le « droit de correction » pratiqué au sein des familles a influencé les pouvoirs juridiques, politiques et religieux.
En écho aux récents débats sur la prévention des violences conjugales ou sur la loi « anti-fessée » de 2019, Isabelle Poutrin et Élisabeth Lusset s'attaquent avec succès à un objet d'étude original : celui des violences éducatives et punitives, de l'Antiquité à nos jours. Jusqu'alors partagé entre l'histoire de l'éducation, de la justice, de la famille, des pratiques religieuses ou encore des sexualités, le « droit de correction » est ici envisagé dans sa globalité à travers 248 notices rédigées par 164 spécialistes de disciplines différentes (histoire, histoire de l'art, droit, littérature, linguistique) dont le travail a été supervisé par un comité scientifique d'une dizaine d'historiennes et d'historiens.
Contrairement à l'idée reçue, nous ne sommes pas passés de manière linéaire de sociétés anciennes où prévalait un droit brutal et arbitraire à une utilisation plus raisonnée des pratiques de correction, voire à leur abandon, dans une perspective de « civilisation des moeurs » (Norbert Elias). Dans l'introduction, les auteures montrent comment ont évolué les modalités de la correction éducative, de la férule à la privation de dessert en passant par le fouet et la fessée. Pour autant, tout en rendant compte de la diversité des situations et des groupes concernés par les violences domestiques (enfants, femmes, esclaves, animaux, etc.), elles mettent au jour des mécanismes de violence structurels.
Dans la lignée de Foucault
Trois critères sont retenus pour définir le droit de correction. Celui ou celle qui exerce les violences fondées sur le droit de correction a autorité sur celui ou celle qui les subit. Son autorité est reconnue par son entourage qui, bien que pouvant en dénoncer les excès, considère les violences pratiquées comme justifiées. Enfin, ces violences ont lieu dans la sphère domestique, entendue ici dans un sens large. C'est là un apport majeur de l'ouvrage : étudier l'interaction entre la sphère familiale et le pouvoir étatique. Michel Foucault, dans Surveiller et punir (1975), avait mis au jour les dispositifs de pouvoir communs aux différentes institutions disciplinaires, laissant toutefois à l'état de projet l'étude de la correction au sein de la famille, qu'il supposait prolonger ces logiques disciplinaires.
Avec pour sous-titre « Corriger et punir », cet ouvrage se place dans la lignée de son travail mais en inverse la perspective : il s'agit de montrer comment la conception domestique de la correction a irrigué les pratiques institutionnelles. Juges, travailleurs sociaux et enseignants réinvestissent en effet les figures paternelle et maternelle. Sont ainsi traités des lieux variés dont la structure hiérarchique reprend celle de la famille et où l'exercice de la violence prolonge ou reproduit la correction paternelle : monastères, écoles, régiments, pensionnats, propriétés coloniales ou ateliers.
Le lecteur repérera plusieurs lignes de force parmi le foisonnement des notices. Le premier fil conducteur est celui de la religion. La punition est omniprésente dans l'imaginaire chrétien. Sur le modèle des avertissements que Dieu fait aux hommes au nom de l'amour qu'il leur porte, la Bible fait de la réprimande une manifestation de l'amour fraternel et pose les fondements des pratiques de confession et de pénitence d'une Église cherchant à redresser les pécheurs. La pensée chrétienne est également marquée par l'ascèse comme forme de correction de soi, reprise de la philosophie grecque antique. Suivant le précepte selon lequel pour suivre le Christ le fidèle doit l'imiter en renonçant à lui-même, mortifications et privations (port du cilice, autoflagellation) se développent à partir du IVe siècle en Occident. Abandonnées par le monachisme du VIIIe siècle au nom de la mesure, ces pratiques ressurgissent avec l'émergence de nouvelles formes de vie religieuse au XIe siècle, notamment chez les laïcs.
Un autre fil directeur est juridique et politique avec une analyse des fondements des autorités paternelle et maternelle. Le Code civil de 1804 établit le droit de correction du père sur ses enfants par des châtiments physiques ou, jusqu'au décret-loi de 1935, par l'enfermement judiciaire. Par la suite toutefois, l'autorité paternelle subit une érosion liée à la sécularisation de la société qui fragilise la cellule familiale (via le divorce) et à l'émergence de la figure de l'enfant-martyr qui incite l'État à protéger les enfants contre les abus parentaux. En interdisant tout châtiment corporel, la loi du 10 juillet 2019 marque une rupture dans la culture du droit de correction en France.
Violences domestiques
Bien que centré sur l'Europe, cet ouvrage éclaire l'articulation entre violences coloniales et violences domestiques. Fin XIXe siècle, le discours sur la mission civilisatrice des puissances européennes envers leurs colonies accorde une grande place aux pratiques conjugales, qualifiées d'archaïques et devant donc prouver la supériorité morale et raciale des Européens. L'interventionnisme colonial prétend alors faire cesser les mauvais traitements infligés aux femmes autochtones par leurs maris. Pour autant, l'action des puissances coloniales est ambiguë. Outre les violences exercées par les colonisateurs sur les femmes autochtones, les pouvoirs coloniaux ont parfois cherché à maintenir l'autorité patriarcale des chefs de famille afin de ne pas déstabiliser l'ordre social et faire d'eux des intermédiaires (en Afrique de l'Ouest française durant l'entre-deux-guerres par exemple).
Enfin, le lecteur pourra aborder la question des violences domestiques par le prisme des productions culturelles : en littérature avec Sophie fouettée par sa belle-mère chez la comtesse de Ségur ou Hervé Bazin, victime de sa mère Folcoche dans Vipère au poing, mais aussi en peinture et au cinéma. Autant de possibilités de lectures qui n'épuisent pas la grande richesse d'un ouvrage qui deviendra sans doute un outil de référence.
Mot clé :
Livres
Chloé de La Barre est élève conservatrice des bibliothèques.
Dictionnaire du fouet et de la fessée. Corriger et punir, Isabelle Poutrin, Élisabeth Lusset (dir.), PUF, 2022, 773 p., 28,50 €.
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