[article] in L'Histoire > N° 495 (Mai 2022) . - p. 64-65 Titre : | Feuilleton - Les nouveaux chantiers de l'histoire économique : 9. Fausse monnaie et vraie expertise | Type de document : | Livres, articles, périodiques | Auteurs : | Patrice Baubeau, Auteur ; arnaud Manas, Auteur | Année de publication : | 2022 | Article en page(s) : | p. 64-65 | Langues : | Français (fre) | Mots-clés : | fausse monnaie expert vérification | Note de contenu : | Comment distinguer le faux du vrai ? Jusqu'au XIXe siècle, la détection des fausses monnaies a reposé sur les sens, plus ou moins outillés. Les historiens redécouvrent aujourd'hui l'efficacité de ces techniques ancestrales.
Commençons par un paradoxe. La monnaie étant créée par la coutume ou par la loi, elle n'est que convention ; aussi, comme le notait déjà Diogène le Cynique au IVe siècle av. J.-C., toute monnaie est fausse, puisque non naturelle. De plus, la notion de fausse monnaie apparaît plus variée que celle de vraie monnaie : une monnaie peut être fausse par sa fabrication mais également par ses usages - par exemple lorsque l'on introduit dans un paiement une pièce authentique mais qui n'a pas de valeur légale, qu'elle soit étrangère, trop usée ou décriée. Dans tous ces cas, la détection de la fausse monnaie implique d'apprécier son aspect, son poids, ses dimensions et enfin sa teneur en métal précieux. Depuis l'Antiquité, c'est donc sur les sens (la vue, le toucher et l'ouïe) qu'a reposé la détection des fausses monnaies.
Pour les premières monnaies frappées, en Chine ancienne comme en Grèce antique, les signes apposés par l'autorité sont le premier indice de l'authenticité d'une pièce. Mais le frai* efface les plus belles gravures et facilite le travail du contrefacteur. Il est dès lors nécessaire de se tourner vers d'autres critères, notamment la masse, qui fournissent des critères quantifiables, pour lesquels les sens peuvent être suppléés par des machines. Ainsi, la balance offre dès l'Antiquité une haute précision, de l'ordre du 1/10e de gramme. Au Moyen Age, l'usage du trébuchet, petite balance de précision, permet une pesée encore plus fine, donnant naissance à l'expression d'une monnaie « sonnante et trébuchante ».
La monnaie frappée n'est généralement pesée que par les changeurs et les banquiers : c'est ce qui distingue un régime de monnaie pesée, où la monnaie prend la forme de lingots ou de pépites sans forme précise, et le régime de la monnaie comptée, où l'on ne s'échange plus que des pièces à la valeur fixée par la loi. Dans ce système qui s'impose dès l'Antiquité, les agents économiques doivent donc se référer à d'autres critères, notamment à la masse volumique de la monnaie. Dès le VIe siècle, mais il y a des exceptions, les pièces ont pris la forme de disques de plus en plus réguliers, définis par un diamètre et une épaisseur. Aussi, en comparant ces deux dimensions à une pièce authentique, était-il possible de rapporter aisément masse et volume de manière tout empirique. Cette technique se perfectionne avec l'apparition au Moyen Age d'un listel* plus élevé que les reliefs situés au centre des pièces, qui permet de les empiler de manière régulière.
Reste la question de l'aloi*. Celui-ci peut s'apprécier de deux façons : par la densité, chaque métal ayant une densité propre ; par la couleur, qui varie selon les alliages. L'évaluation de la densité demeure toutefois difficile, même après l'invention de la balance hydrostatique par Galilée en 1586, et en tout cas hors de portée des cinq sens. Quant à se servir de la couleur de la pièce pour déterminer la nature du métal, cela nécessite, plus que les autres épreuves, un solide professionnalisme. Utilisée depuis l'Antiquité, la pierre de touche consiste à comparer la fine couche laissée sur sa surface, très légèrement abrasive, par la pièce suspecte avec celle laissée par un touchau, dont l'essayeur connaît la composition exacte. Mais ce procédé n'est efficace que pour les objets composés d'un alliage homogène d'or, d'argent et de cuivre.
La standardisation monétaire
Ces mesures diverses, recourant à la vue et au toucher, ne suffisent donc pas lorsque les pièces combinent habilement plusieurs couches de métaux nobles (qui déterminent la valeur de la pièce) et vils (qui complètent l'alliage). C'est alors le son qui permet d'estimer la qualité d'une pièce, en particulier si elle est « saucée » (une lentille de métal vil couverte d'une fine couche de métal précieux) ou « fourrée » (une lentille de métal vil au coeur d'une pièce de métal noble). Ce moyen accessible à tous repose là encore - sauf pour les rares personnes jouissant de l'oreille absolue - sur la comparaison. Néanmoins, cela suppose une grande qualité de réalisation des pièces authentiques, principalement l'absence de défauts ou d'impuretés dans le métal des flans*.
De ce point de vue, le progrès régulier des techniques de fonte et de frappe à partir du XVIe siècle a considérablement facilité le travail de détection par les sens, en produisant des monnaies calibrées en poids, en diamètre et en épaisseur. C'est ainsi que sont apparus, au XIXe siècle, de petits appareils portables permettant de vérifier ces trois dimensions pour les pièces d'or les plus largement diffusées à l'époque, les souverains et demi-souverains d'or britanniques frappés entre 1819 et 1914 (cf. photo, en haut).
De la même manière, les progrès techniques ont donné aux pièces authentiques un son de plus en plus constant et donc mieux identifiable. C'est notamment le cas des plus célèbres d'entre elles, comme le thaler de Marie-Thérèse frappé à partir de 1741, ou les pièces françaises de 6 livres puis de 5 francs (1803), qui ont adopté la forme de cymbales. Cette standardisation impose la sonorité comme un critère décisif de vérification, à tel point qu'au cours du XIXe siècle les grands hôtels des monnaies font du défaut de sonorité un motif de refonte des espèces fautées. Ainsi, le progrès technique, en contribuant à la standardisation croissante des pièces de monnaie, a simplifié pour les non-spécialistes l'identification des faux. Peut-être est-ce là l'un des motifs - avec la réduction du nombre d'émetteurs - de la très forte diminution du nombre de changeurs spécialisés dans l'essayage des monnaies.
Mais le progrès, comme les monnaies, a deux faces : il a aussi donné aux faussaires les outils conceptuels et techniques pour fabriquer des faux toujours plus parfaits. Cette course-poursuite a abouti à une véritable rupture à partir de la Première Guerre mondiale, avec l'apparition, pour la première fois dans l'histoire de la monnaie, de signes de sécurité inaccessibles aux sens ordinaires : points secrets sur les billets de la Banque de France, caractères lisibles sous la lumière ultraviolette, bandes magnétiques. Ainsi les anciennes techniques de vérification sensorielle ont laissé place à des technologies de plus en plus perfectionnées. Mais les sens n'ont pas totalement disparu. La science de ce début du XXIe siècle confirme, a posteriori, l'extrême efficacité des techniques sensorielles utilisées depuis l'Antiquité. Et, encore aujourd'hui, la Banque centrale européenne enjoint au porteur de ses billets de les « toucher, regarder, incliner », et donc de se fier à ses sens.
LES AUTEURS
Maître de conférences à l'université Paris-Nanterre, Patrice Baubeau a soutenu en 2018 une habilitation à diriger des recherches intitulée « Monnaie des riches, monnaie des pauvres. Pluralité et discrimination monétaires dans la France du XIXe siècle ».
Chef du Service du patrimoine historique et des archives de la Banque de France, Arnaud Manas est docteur en histoire et en économie. Il a notamment publié L'Or de Vichy (Vendémiaire, 2016).
L'expertise des sens
Cet « arbre de décision » conçu par Arnaud Manas synthétise les différentes étapes et éléments qui permettent, à l'aide de la vue, du toucher et de l'ouïe, de déterminer si une monnaie est fausse.
MOTS CLÉS
Aloi
Ou titre. Proportion de métal précieux dans une pièce.
Flan
Morceau de métal découpé, pesé et destiné à être frappé.
Frai
Usure d'une monnaie provoquée par sa circulation.
Listel
Bordure ouvragée d'une pièce, en relief par rapport au centre.
Travaux pionniers
Historienne et numismate, spécialiste de l'Empire byzantin, Cécile Morrisson a participé aux premiers travaux associant historiens et physiciens. L'accès à des méthodes d'analyse non destructive à partir de la fin des années 1960 a permis d'analyser la composition précise de monnaies rares. Grâce au physicien Adon A. Gordus, elle a notamment pu dater le début de l'altération du monnayage byzantin de la fin du Xe siècle. Ces collaborations ont permis d'ouvrir nombre de chantiers sur la frappe et la circulation de monnaies.
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[article] Feuilleton - Les nouveaux chantiers de l'histoire économique : 9. Fausse monnaie et vraie expertise [Livres, articles, périodiques] / Patrice Baubeau, Auteur ; arnaud Manas, Auteur . - 2022 . - p. 64-65. Langues : Français ( fre) in L'Histoire > N° 495 (Mai 2022) . - p. 64-65 Mots-clés : | fausse monnaie expert vérification | Note de contenu : | Comment distinguer le faux du vrai ? Jusqu'au XIXe siècle, la détection des fausses monnaies a reposé sur les sens, plus ou moins outillés. Les historiens redécouvrent aujourd'hui l'efficacité de ces techniques ancestrales.
Commençons par un paradoxe. La monnaie étant créée par la coutume ou par la loi, elle n'est que convention ; aussi, comme le notait déjà Diogène le Cynique au IVe siècle av. J.-C., toute monnaie est fausse, puisque non naturelle. De plus, la notion de fausse monnaie apparaît plus variée que celle de vraie monnaie : une monnaie peut être fausse par sa fabrication mais également par ses usages - par exemple lorsque l'on introduit dans un paiement une pièce authentique mais qui n'a pas de valeur légale, qu'elle soit étrangère, trop usée ou décriée. Dans tous ces cas, la détection de la fausse monnaie implique d'apprécier son aspect, son poids, ses dimensions et enfin sa teneur en métal précieux. Depuis l'Antiquité, c'est donc sur les sens (la vue, le toucher et l'ouïe) qu'a reposé la détection des fausses monnaies.
Pour les premières monnaies frappées, en Chine ancienne comme en Grèce antique, les signes apposés par l'autorité sont le premier indice de l'authenticité d'une pièce. Mais le frai* efface les plus belles gravures et facilite le travail du contrefacteur. Il est dès lors nécessaire de se tourner vers d'autres critères, notamment la masse, qui fournissent des critères quantifiables, pour lesquels les sens peuvent être suppléés par des machines. Ainsi, la balance offre dès l'Antiquité une haute précision, de l'ordre du 1/10e de gramme. Au Moyen Age, l'usage du trébuchet, petite balance de précision, permet une pesée encore plus fine, donnant naissance à l'expression d'une monnaie « sonnante et trébuchante ».
La monnaie frappée n'est généralement pesée que par les changeurs et les banquiers : c'est ce qui distingue un régime de monnaie pesée, où la monnaie prend la forme de lingots ou de pépites sans forme précise, et le régime de la monnaie comptée, où l'on ne s'échange plus que des pièces à la valeur fixée par la loi. Dans ce système qui s'impose dès l'Antiquité, les agents économiques doivent donc se référer à d'autres critères, notamment à la masse volumique de la monnaie. Dès le VIe siècle, mais il y a des exceptions, les pièces ont pris la forme de disques de plus en plus réguliers, définis par un diamètre et une épaisseur. Aussi, en comparant ces deux dimensions à une pièce authentique, était-il possible de rapporter aisément masse et volume de manière tout empirique. Cette technique se perfectionne avec l'apparition au Moyen Age d'un listel* plus élevé que les reliefs situés au centre des pièces, qui permet de les empiler de manière régulière.
Reste la question de l'aloi*. Celui-ci peut s'apprécier de deux façons : par la densité, chaque métal ayant une densité propre ; par la couleur, qui varie selon les alliages. L'évaluation de la densité demeure toutefois difficile, même après l'invention de la balance hydrostatique par Galilée en 1586, et en tout cas hors de portée des cinq sens. Quant à se servir de la couleur de la pièce pour déterminer la nature du métal, cela nécessite, plus que les autres épreuves, un solide professionnalisme. Utilisée depuis l'Antiquité, la pierre de touche consiste à comparer la fine couche laissée sur sa surface, très légèrement abrasive, par la pièce suspecte avec celle laissée par un touchau, dont l'essayeur connaît la composition exacte. Mais ce procédé n'est efficace que pour les objets composés d'un alliage homogène d'or, d'argent et de cuivre.
La standardisation monétaire
Ces mesures diverses, recourant à la vue et au toucher, ne suffisent donc pas lorsque les pièces combinent habilement plusieurs couches de métaux nobles (qui déterminent la valeur de la pièce) et vils (qui complètent l'alliage). C'est alors le son qui permet d'estimer la qualité d'une pièce, en particulier si elle est « saucée » (une lentille de métal vil couverte d'une fine couche de métal précieux) ou « fourrée » (une lentille de métal vil au coeur d'une pièce de métal noble). Ce moyen accessible à tous repose là encore - sauf pour les rares personnes jouissant de l'oreille absolue - sur la comparaison. Néanmoins, cela suppose une grande qualité de réalisation des pièces authentiques, principalement l'absence de défauts ou d'impuretés dans le métal des flans*.
De ce point de vue, le progrès régulier des techniques de fonte et de frappe à partir du XVIe siècle a considérablement facilité le travail de détection par les sens, en produisant des monnaies calibrées en poids, en diamètre et en épaisseur. C'est ainsi que sont apparus, au XIXe siècle, de petits appareils portables permettant de vérifier ces trois dimensions pour les pièces d'or les plus largement diffusées à l'époque, les souverains et demi-souverains d'or britanniques frappés entre 1819 et 1914 (cf. photo, en haut).
De la même manière, les progrès techniques ont donné aux pièces authentiques un son de plus en plus constant et donc mieux identifiable. C'est notamment le cas des plus célèbres d'entre elles, comme le thaler de Marie-Thérèse frappé à partir de 1741, ou les pièces françaises de 6 livres puis de 5 francs (1803), qui ont adopté la forme de cymbales. Cette standardisation impose la sonorité comme un critère décisif de vérification, à tel point qu'au cours du XIXe siècle les grands hôtels des monnaies font du défaut de sonorité un motif de refonte des espèces fautées. Ainsi, le progrès technique, en contribuant à la standardisation croissante des pièces de monnaie, a simplifié pour les non-spécialistes l'identification des faux. Peut-être est-ce là l'un des motifs - avec la réduction du nombre d'émetteurs - de la très forte diminution du nombre de changeurs spécialisés dans l'essayage des monnaies.
Mais le progrès, comme les monnaies, a deux faces : il a aussi donné aux faussaires les outils conceptuels et techniques pour fabriquer des faux toujours plus parfaits. Cette course-poursuite a abouti à une véritable rupture à partir de la Première Guerre mondiale, avec l'apparition, pour la première fois dans l'histoire de la monnaie, de signes de sécurité inaccessibles aux sens ordinaires : points secrets sur les billets de la Banque de France, caractères lisibles sous la lumière ultraviolette, bandes magnétiques. Ainsi les anciennes techniques de vérification sensorielle ont laissé place à des technologies de plus en plus perfectionnées. Mais les sens n'ont pas totalement disparu. La science de ce début du XXIe siècle confirme, a posteriori, l'extrême efficacité des techniques sensorielles utilisées depuis l'Antiquité. Et, encore aujourd'hui, la Banque centrale européenne enjoint au porteur de ses billets de les « toucher, regarder, incliner », et donc de se fier à ses sens.
LES AUTEURS
Maître de conférences à l'université Paris-Nanterre, Patrice Baubeau a soutenu en 2018 une habilitation à diriger des recherches intitulée « Monnaie des riches, monnaie des pauvres. Pluralité et discrimination monétaires dans la France du XIXe siècle ».
Chef du Service du patrimoine historique et des archives de la Banque de France, Arnaud Manas est docteur en histoire et en économie. Il a notamment publié L'Or de Vichy (Vendémiaire, 2016).
L'expertise des sens
Cet « arbre de décision » conçu par Arnaud Manas synthétise les différentes étapes et éléments qui permettent, à l'aide de la vue, du toucher et de l'ouïe, de déterminer si une monnaie est fausse.
MOTS CLÉS
Aloi
Ou titre. Proportion de métal précieux dans une pièce.
Flan
Morceau de métal découpé, pesé et destiné à être frappé.
Frai
Usure d'une monnaie provoquée par sa circulation.
Listel
Bordure ouvragée d'une pièce, en relief par rapport au centre.
Travaux pionniers
Historienne et numismate, spécialiste de l'Empire byzantin, Cécile Morrisson a participé aux premiers travaux associant historiens et physiciens. L'accès à des méthodes d'analyse non destructive à partir de la fin des années 1960 a permis d'analyser la composition précise de monnaies rares. Grâce au physicien Adon A. Gordus, elle a notamment pu dater le début de l'altération du monnayage byzantin de la fin du Xe siècle. Ces collaborations ont permis d'ouvrir nombre de chantiers sur la frappe et la circulation de monnaies.
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