[article] in L'Histoire > N° 496 (Juin 2022) . - p. 62-63 Titre : | Feuilleton - Les nouveaux chantiers de l'histoire économique : 10. Ce que dit l'archéologie | Type de document : | Livres, articles, périodiques | Auteurs : | Philippe Dillmann, Auteur ; Catherine Verna, Auteur | Année de publication : | 2022 | Article en page(s) : | p. 62-63 | Langues : | Français (fre) | Mots-clés : | Archéométrie Archéo-botanique archéologie industrie forge | Note de contenu : | En histoire médiévale, les témoins matériels fournis par l'archéologie sont des compléments essentiels aux sources écrites. Au cours des dernières décennies, leur analyse a profondément renouvelé notre vision de l'économie médiévale.
Il n'est plus possible aujourd'hui de penser et d'écrire une histoire économique des périodes anciennes sans avoir recours, en combinaison avec les textes, aux témoins matériels que les archéologues extraient du terrain : des sites aux déchets et aux objets finis ou semi-finis ; des artefacts souvent très communs qui permettent de restituer la culture matérielle d'une époque, son niveau de production, les modalités d'échanges et de rentrer ainsi de plain-pied dans le quotidien de l'économie.
Le travail de l'archéologue est inséparable de celui de l'archéomètre, qui analyse en laboratoire les artefacts fournis par le terrain. Leur collaboration avec les historiens est essentielle pour saisir à la fois les processus de production, les gestes techniques voire les réseaux d'échanges et les marchés, qui sont les trames les plus accessibles et les plus communes en histoire économique.
Silos, moulins et dépotoirs
L'approvisionnement alimentaire des populations est un objectif majeur de la société médiévale, en particulier dans les grandes villes, à partir du XIIIe siècle. Des sources écrites permettent d'approcher la question des quantités produites et même des rendements (par les archives seigneuriales, les comptabilités, les censiers...) et parfois la qualité et la combinaison des espèces (association de céréales et de légumineuses par exemple ; culture en complant), sans oublier les traités techniques qui, au moins dans le cas anglais, sont des ouvrages de gestion dont l'objectif final est la recherche du profit.
Ces données écrites sont enrichies par le terrain, en particulier par la fouille de silos ou de dépotoirs qui restitue des déchets d'origine végétale conservés dans les sédiments archéologiques étudiés par les archéobotanistes : pollens, grains, fruits. L'examen du patrimoine vivrier ancien s'intéresse également aux plantes commercialisées et à leur intégration et diffusion (on pense à l'oranger).
Toujours dans le domaine agraire, mais du côté de la machine qu'est le moulin à blé, l'archéologie répond à la défaillance des textes pour la période carolingienne qui fut, on le sait à présent, un temps de croissance agricole. Marc Bloch dans son fameux article sur la diffusion du moulin hydraulique paru dans la revue des Annales en 1935, avait bien noté la forte diffusion des moulins à blé à partir des années 800. Depuis, les fouilles ont enrichi les informations fournies par les textes sur les appareils eux-mêmes, leurs mécanismes et leurs usages (fouille des moulins à farine et à drap d'Audun-le-Tiche, Moselle, datés du IXe siècle).
Sidérurgie médiévale
Au cours des dernières années, la contribution de l'archéologie et de l'archéométrie a été majeure dans le domaine de l'artisanat et de l'industrie. L'étude de la forme et de la matière constitutive des vestiges trouvés sur les sites de production - matières premières (charbons, minerais, argiles, etc.), fragments de produits (ébauches, chutes de production, objets ou demi-produits), déchets (les scories en métallurgie) - permet ainsi de cerner des conditions techniques d'élaboration et leur complexité (gestes, températures, nature et choix des matériaux exploités) inaccessibles par les sources écrites. La combinaison de la fouille et de l'analyse chimique des scories sur les sites de production lorrains révèle par exemple l'usage d'un minerai de fer phosphoreux qu'on ne pensait pas utilisé avant le XIXe siècle (la minette lorraine) et la production d'un fer spécifique.
De même, l'analyse physico-chimique des produits apporte des informations de première importance sur la qualité des productions et permet de cerner la part de cette qualité dans le prix des marchandises. Les études sur les métaux ferreux souvent désignés par le terme générique de « ferrum/fer » ont révélé une très grande variété de produits, des aciers aux fers phosphoreux, avec chacun des propriétés mécaniques spécifiques que l'on peut parfois associer à des prix et à des réseaux marchands.
L'analyse de la matière permet également de mettre en évidence des pratiques de remploi et de recyclage. Cette information complète celles apportées par les sources écrites. Elle tend à montrer que le remploi et le recyclage ne doivent pas être considérés en marge des processus de production et d'échanges mais, tout au contraire, comme une source d'approvisionnement majeure, au coeur des marchés. Lors de la rénovation des baies hautes de la cathédrale de Rouen en 1430 et en 1433, sur les 4 830 livres de fer, 4 150 proviennent de fer récupéré sur les baies du XIIIe siècle. L'analyse de la matière permet également, par comparaison des signatures chimiques et isotopiques entre les objets et les lieux de production, de restituer les lieux d'origine des matériaux et donc les circulations des matières premières et des artefacts que les textes ignorent. On a pu montrer de la sorte que le fer utilisé dans les grands monuments gothiques pouvait avoir des origines plus ou moins éloignées du chantier.
Enfin, on sait combien l'étude des marchés a occupé les médiévistes et, par son biais, l'étude des monnaies. Or, les numismates et les historiens de l'économie ont porté un intérêt récent aux monnaies de fouilles, en particulier aux monnaies de faible valeur, perdues par leurs détenteurs. Des travaux récents ont mis l'accent sur les jetons, utilisés comme une monnaie de substitution, associés souvent au paiement dévalorisé des salaires dans le cadre de grands chantiers urbains et retrouvés sur ces mêmes chantiers par les archéologues.
LES AUTEURS
Professeure à l'université Paris-8, Catherine Verna est spécialiste de l'histoire du travail et des savoirs techniques au Moyen Age. Elle a notamment publié L'Industrie au village. Essai de micro-histoire, XIVe et XVe siècles (Les Belles Lettres, 2017).
Philippe Dillmann est directeur de recherche au CNRS, spécialisé en archéométrie, il est l'un des coordonnateurs des recherches scientifiques menées autour de Notre-Dame de Paris.
MOTS CLÉS
Archéométrie
Discipline dédiée à l'analyse physico-chimique des matériaux mis au jour par les archéologues (métaux, sédiments, restes alimentaires, végétaux, etc.), dans un objectif de datation et d'interprétation.
Archéo-botanique
Branche de l'archéométrie consacrée à l'analyse des vestiges d'origine végétale (pollens, graines, fruits, feuilles, bourgeons, bois, etc.).
Forge hydraulique
Soufflerie représentée par l'ingénieur siennois Taccola (XVe siècle). Ce type d'atelier avec arbre à cames utilisé dans l'industrie sidérurgique permet de transformer le mouvement circulaire continu en un mouvement alternatif.
Industrieux Moyen Age
Depuis une vingtaine d'années, les historiens admettent l'existence d'une industrie médiévale, distincte de l'artisanat par sa production plus importante, son insertion dans des réseaux d'échange de longue distance et un plus haut niveau d'innovation technique. L'apport de l'archéologie a été fondamental. Des fouilles entreprises en France et en Angleterre sur le site d'anciens monastères cisterciens ont permis d'établir l'existence d'une véritable industrie sidérurgique dès le XIIe siècle. Celle-ci repose notamment sur l'usage du « moulin à fer », qui permet, grâce à des marteaux hydrauliques, de forger des masses plus importantes de fer. La diffusion du moulin à fer, aujourd'hui bien connue, a concerné tout l'Occident.
A venir
Le XIXe World Economic History Congress aura lieu du 25 au 29 juillet 2022. Un passe « histoire publique » (100 €, étudiant 40 €) donnera accès à l'ensemble des événements associés (conférences, débats-forums, réceptions, visites guidées, salon du livre, etc.) et permettra l'inscription au dîner de gala.
Renseignements et inscriptions sur le site du World Economic History Congress.
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[article] Feuilleton - Les nouveaux chantiers de l'histoire économique : 10. Ce que dit l'archéologie [Livres, articles, périodiques] / Philippe Dillmann, Auteur ; Catherine Verna, Auteur . - 2022 . - p. 62-63. Langues : Français ( fre) in L'Histoire > N° 496 (Juin 2022) . - p. 62-63 Mots-clés : | Archéométrie Archéo-botanique archéologie industrie forge | Note de contenu : | En histoire médiévale, les témoins matériels fournis par l'archéologie sont des compléments essentiels aux sources écrites. Au cours des dernières décennies, leur analyse a profondément renouvelé notre vision de l'économie médiévale.
Il n'est plus possible aujourd'hui de penser et d'écrire une histoire économique des périodes anciennes sans avoir recours, en combinaison avec les textes, aux témoins matériels que les archéologues extraient du terrain : des sites aux déchets et aux objets finis ou semi-finis ; des artefacts souvent très communs qui permettent de restituer la culture matérielle d'une époque, son niveau de production, les modalités d'échanges et de rentrer ainsi de plain-pied dans le quotidien de l'économie.
Le travail de l'archéologue est inséparable de celui de l'archéomètre, qui analyse en laboratoire les artefacts fournis par le terrain. Leur collaboration avec les historiens est essentielle pour saisir à la fois les processus de production, les gestes techniques voire les réseaux d'échanges et les marchés, qui sont les trames les plus accessibles et les plus communes en histoire économique.
Silos, moulins et dépotoirs
L'approvisionnement alimentaire des populations est un objectif majeur de la société médiévale, en particulier dans les grandes villes, à partir du XIIIe siècle. Des sources écrites permettent d'approcher la question des quantités produites et même des rendements (par les archives seigneuriales, les comptabilités, les censiers...) et parfois la qualité et la combinaison des espèces (association de céréales et de légumineuses par exemple ; culture en complant), sans oublier les traités techniques qui, au moins dans le cas anglais, sont des ouvrages de gestion dont l'objectif final est la recherche du profit.
Ces données écrites sont enrichies par le terrain, en particulier par la fouille de silos ou de dépotoirs qui restitue des déchets d'origine végétale conservés dans les sédiments archéologiques étudiés par les archéobotanistes : pollens, grains, fruits. L'examen du patrimoine vivrier ancien s'intéresse également aux plantes commercialisées et à leur intégration et diffusion (on pense à l'oranger).
Toujours dans le domaine agraire, mais du côté de la machine qu'est le moulin à blé, l'archéologie répond à la défaillance des textes pour la période carolingienne qui fut, on le sait à présent, un temps de croissance agricole. Marc Bloch dans son fameux article sur la diffusion du moulin hydraulique paru dans la revue des Annales en 1935, avait bien noté la forte diffusion des moulins à blé à partir des années 800. Depuis, les fouilles ont enrichi les informations fournies par les textes sur les appareils eux-mêmes, leurs mécanismes et leurs usages (fouille des moulins à farine et à drap d'Audun-le-Tiche, Moselle, datés du IXe siècle).
Sidérurgie médiévale
Au cours des dernières années, la contribution de l'archéologie et de l'archéométrie a été majeure dans le domaine de l'artisanat et de l'industrie. L'étude de la forme et de la matière constitutive des vestiges trouvés sur les sites de production - matières premières (charbons, minerais, argiles, etc.), fragments de produits (ébauches, chutes de production, objets ou demi-produits), déchets (les scories en métallurgie) - permet ainsi de cerner des conditions techniques d'élaboration et leur complexité (gestes, températures, nature et choix des matériaux exploités) inaccessibles par les sources écrites. La combinaison de la fouille et de l'analyse chimique des scories sur les sites de production lorrains révèle par exemple l'usage d'un minerai de fer phosphoreux qu'on ne pensait pas utilisé avant le XIXe siècle (la minette lorraine) et la production d'un fer spécifique.
De même, l'analyse physico-chimique des produits apporte des informations de première importance sur la qualité des productions et permet de cerner la part de cette qualité dans le prix des marchandises. Les études sur les métaux ferreux souvent désignés par le terme générique de « ferrum/fer » ont révélé une très grande variété de produits, des aciers aux fers phosphoreux, avec chacun des propriétés mécaniques spécifiques que l'on peut parfois associer à des prix et à des réseaux marchands.
L'analyse de la matière permet également de mettre en évidence des pratiques de remploi et de recyclage. Cette information complète celles apportées par les sources écrites. Elle tend à montrer que le remploi et le recyclage ne doivent pas être considérés en marge des processus de production et d'échanges mais, tout au contraire, comme une source d'approvisionnement majeure, au coeur des marchés. Lors de la rénovation des baies hautes de la cathédrale de Rouen en 1430 et en 1433, sur les 4 830 livres de fer, 4 150 proviennent de fer récupéré sur les baies du XIIIe siècle. L'analyse de la matière permet également, par comparaison des signatures chimiques et isotopiques entre les objets et les lieux de production, de restituer les lieux d'origine des matériaux et donc les circulations des matières premières et des artefacts que les textes ignorent. On a pu montrer de la sorte que le fer utilisé dans les grands monuments gothiques pouvait avoir des origines plus ou moins éloignées du chantier.
Enfin, on sait combien l'étude des marchés a occupé les médiévistes et, par son biais, l'étude des monnaies. Or, les numismates et les historiens de l'économie ont porté un intérêt récent aux monnaies de fouilles, en particulier aux monnaies de faible valeur, perdues par leurs détenteurs. Des travaux récents ont mis l'accent sur les jetons, utilisés comme une monnaie de substitution, associés souvent au paiement dévalorisé des salaires dans le cadre de grands chantiers urbains et retrouvés sur ces mêmes chantiers par les archéologues.
LES AUTEURS
Professeure à l'université Paris-8, Catherine Verna est spécialiste de l'histoire du travail et des savoirs techniques au Moyen Age. Elle a notamment publié L'Industrie au village. Essai de micro-histoire, XIVe et XVe siècles (Les Belles Lettres, 2017).
Philippe Dillmann est directeur de recherche au CNRS, spécialisé en archéométrie, il est l'un des coordonnateurs des recherches scientifiques menées autour de Notre-Dame de Paris.
MOTS CLÉS
Archéométrie
Discipline dédiée à l'analyse physico-chimique des matériaux mis au jour par les archéologues (métaux, sédiments, restes alimentaires, végétaux, etc.), dans un objectif de datation et d'interprétation.
Archéo-botanique
Branche de l'archéométrie consacrée à l'analyse des vestiges d'origine végétale (pollens, graines, fruits, feuilles, bourgeons, bois, etc.).
Forge hydraulique
Soufflerie représentée par l'ingénieur siennois Taccola (XVe siècle). Ce type d'atelier avec arbre à cames utilisé dans l'industrie sidérurgique permet de transformer le mouvement circulaire continu en un mouvement alternatif.
Industrieux Moyen Age
Depuis une vingtaine d'années, les historiens admettent l'existence d'une industrie médiévale, distincte de l'artisanat par sa production plus importante, son insertion dans des réseaux d'échange de longue distance et un plus haut niveau d'innovation technique. L'apport de l'archéologie a été fondamental. Des fouilles entreprises en France et en Angleterre sur le site d'anciens monastères cisterciens ont permis d'établir l'existence d'une véritable industrie sidérurgique dès le XIIe siècle. Celle-ci repose notamment sur l'usage du « moulin à fer », qui permet, grâce à des marteaux hydrauliques, de forger des masses plus importantes de fer. La diffusion du moulin à fer, aujourd'hui bien connue, a concerné tout l'Occident.
A venir
Le XIXe World Economic History Congress aura lieu du 25 au 29 juillet 2022. Un passe « histoire publique » (100 €, étudiant 40 €) donnera accès à l'ensemble des événements associés (conférences, débats-forums, réceptions, visites guidées, salon du livre, etc.) et permettra l'inscription au dîner de gala.
Renseignements et inscriptions sur le site du World Economic History Congress.
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