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[article]
in L'Histoire > N° 501 (Novembre 2022) . - p. 20-21
Titre : Actualité : Godard historien Type de document : Livres, articles, périodiques Auteurs : Antoine Baecque de, Auteur Année de publication : 2022 Article en page(s) : p. 20-21 Langues : Français (fre) Mots-clés : Godard cinéaste cinéma mort historien Note de contenu :
Le cinéaste est mort le 13 septembre 2022 à l'âge de 91 ans. Longtemps absente de son oeuvre, l'histoire s'y invite à la fin du XXe siècle. Elle y devient omniprésente et indispensable.
Avec les cheveux roux d'une gamine des rues chez Renoir, je mettrai le feu à toute l'histoire de la civilisation moderne. » lance Jean-Luc Godard dans le documentaire The Old Place (2000). Longtemps, le passé, et plus encore son propre passé, n'ont eu aucune place dans les films du cinéaste. François Truffaut s'en étonnait d'ailleurs : « En douze films, écrit-il en 1967, Godard n'a jamais fait allusion au passé, même pas dans le dialogue. Réfléchissez à cela : pas une fois un personnage de Godard n'a parlé de ses parents ou de son enfance, c'est extraordinaire. Il ne filme que ce qui est moderne[1]. » Trente ans plus tard, on aurait presque pu renverser la proposition, tout aussi « extraordinaire » : des Histoire(s) du cinéma (1986) à JLG/JLG (1995), il n'existe plus dans les films de Godard de la fin du XXe siècle que ce qui revient du passé. L'histoire est devenue, au fil de ses films, sa grande préoccupation.[article] Actualité : Godard historien [Livres, articles, périodiques] / Antoine Baecque de, Auteur . - 2022 . - p. 20-21.
Langues : Français (fre)
in L'Histoire > N° 501 (Novembre 2022) . - p. 20-21
Mots-clés : Godard cinéaste cinéma mort historien Note de contenu :
Le cinéaste est mort le 13 septembre 2022 à l'âge de 91 ans. Longtemps absente de son oeuvre, l'histoire s'y invite à la fin du XXe siècle. Elle y devient omniprésente et indispensable.
Avec les cheveux roux d'une gamine des rues chez Renoir, je mettrai le feu à toute l'histoire de la civilisation moderne. » lance Jean-Luc Godard dans le documentaire The Old Place (2000). Longtemps, le passé, et plus encore son propre passé, n'ont eu aucune place dans les films du cinéaste. François Truffaut s'en étonnait d'ailleurs : « En douze films, écrit-il en 1967, Godard n'a jamais fait allusion au passé, même pas dans le dialogue. Réfléchissez à cela : pas une fois un personnage de Godard n'a parlé de ses parents ou de son enfance, c'est extraordinaire. Il ne filme que ce qui est moderne[1]. » Trente ans plus tard, on aurait presque pu renverser la proposition, tout aussi « extraordinaire » : des Histoire(s) du cinéma (1986) à JLG/JLG (1995), il n'existe plus dans les films de Godard de la fin du XXe siècle que ce qui revient du passé. L'histoire est devenue, au fil de ses films, sa grande préoccupation.Guide Cinéma : Le coeur de Fanny / Antoine Baecque de in L'Histoire, N° 508 (Juin 2023)
[article]
in L'Histoire > N° 508 (Juin 2023) . - p. 94-95
Titre : Guide Cinéma : Le coeur de Fanny Type de document : Livres, articles, périodiques Auteurs : Antoine Baecque de, Auteur Année de publication : 2023 Article en page(s) : p. 94-95 Langues : Français (fre) Mots-clés : cinéma Fanny Manoel de Oliveira Note de contenu :
Francisca, de l'immense cinéaste portugais Manoel de Oliveira, ressort en salle.
Superbe occasion de redécouvrir un chef-d'oeuvre restauré de Manoel de Oliveira, l'un des maîtres du cinéma mondial, mort en 2015, à 106 ans, toujours vert. Francisca a été réalisé en 1980, tandis que Manoel de Oliveira, 72 ans, n'a tourné qu'à peine le quart de ses 32 films. Il a en effet été longtemps empêché par la dictature salazariste, qui n'aimait guère ce grand bourgeois raffiné, cultivé, excentrique, mais surtout souverainement libre.
L'aura mystérieuse d'une beauté
Francisca est inspiré du livre d'un autre monument de la culture portugaise, Fanny Owen de l'écrivaine Agustina Bessa Luís, récit lui-même tiré d'une histoire vraie s'étant déroulée au milieu du XIXe siècle. Il s'intéresse aux souffrances sentimentales de ses deux protagonistes masculins, l'aristocrate poète trentenaire José Augusto Pinto de Magalhães et l'écrivain Camilo Castelo-Branco : alors qu'ils rencontrent le succès littéraire et mondain, les deux hommes sont confrontés à l'aura mystérieuse d'une jeune beauté, Fanny Owen (nommée aussi Francisca), qui les envoûte tout en conservant son secret et une bonne part de ses réticences. Les soeurs Owen sont filles d'un colonel de l'armée britannique, conseiller du roi Pedro IV, viril et volage, et d'une Brésilienne, belle femme « qui faisait forte impression sur les gens ».
Les deux jeunes hommes s'interrogent à n'en plus finir sur Francisca. Dansant lors de superbes bals, buvant ce porto doucereux dans les plus beaux cafés d'Europe, errant à travers une nature épanouie, dînant aux chandelles et s'égarant sur le chemin de leur vie dissolue, ils parlent, parlent, parlent. De leur existence, du destin, de l'infortune, et leur mélancolie s'empare de leur sujet de prédilection : les femmes, l'amour, la douleur d'aimer. Ils le distillent en un suc amer mais si confit qu'il poisse tout de leurs mâles attitudes, de leur coeur fragile, de leur âme romantique : la saudade.
Victimes de leurs propres illusions
Tandis que leurs dialogues construisent le film, les personnages sont implacablement pris au piège de la vie, victimes de leurs propres illusions. C'est ainsi que le film raconte l'histoire d'amour malheureuse entre Francisca et José Augusto, dont Camilo est le témoin à la fois amical, fraternel, agacé, jaloux et consterné. On en sait peu sur la terrible « chose » qui, dans le corps ou dans l'âme de la jeune femme, mine son unique et grand amour. Il est un fait établi : José Augusto et Francisca se sont mariés à la fin de l'année 1853 mais n'ont pas consommé leur union. Ils sont morts à peu de distance, d'une langueur terrible, elle en août 1854, lui en septembre suivant. Juste après sa mort, il demande même à ce que le corps de son épouse soit autopsié afin de savoir si elle était vraiment vierge, ce dont il doutait, et, après confirmation qu'elle l'était - « vierge comme si elle n'avait jamais quitté l'utérus de sa mère » -, il exige qu'elle soit embaumée et que son coeur soit placé dans un autel au sein d'une chapelle, à Quinta do Lodeiro. Il meurt bientôt de chagrin et d'opium mais le coeur de la vierge demeura longtemps visible, baignant dans un alcool qui le préservait quasi miraculeusement.
Si personne ne sut jamais ce qu'il s'était passé entre Francisca et José Augusto et les raisons de leurs fins tragiques, il est sûr que leur courte liaison de quatre années raconte la terrible histoire d'un amour brisé.
Manoel de Oliveira filme cet « amour contrarié » avec une ampleur et une justesse à couper le souffle, avec une épure dans la complexité qui signe sa maturité. Tout est mouvement dans ces corps pourtant statiques, dans ces phrases qui volent, murmurées ou lancées, tout est précis dans les places occupées, les cascades de mépris d'une société pudibonde et corsetée, tout est beauté dans les costumes, les décors et les paysages. Le réalisateur met au point, dans cette oeuvre, cette « cinématographie de la littérature », cette parole visuelle qui restera dès lors comme sa marque de fabrique du film historique ; on la retrouvera dans Le Soulier de satin, Val Abraham, Non ou La Vaine Gloire de commander, ou l'une des dernières oeuvres, magnifique, Étrange Affaire Angélica, tourné à 102 ans révolus. Les bals, acmés de l'action, les confessions, les images quasi fantastiques qui, soudain, surgissent d'une promenade ou d'une conversation, et les répétitions de séquences entières, légèrement décalées dans leur point de vue, qui donnent une touche « moderne » au récit, tout cela confère à Francisca le statut d'un véritable monument dans la manière de regarder et de filmer l'histoire.
Guitares hawaïennes et ukulélés
Il y a bien sûr les musiques contraintes, diffusées à plein volume par les haut-parleurs ou jouées par les orchestres des camps, et les chants imposés aux prisonniers pour rythmer le travail forcé ou accompagner les exécutions publiques. Mais les détenus jouent aussi de la musique sotto voce à l'intérieur des baraquements, murmurent des mélodies clandestines. Des hymnes de résistance circulent, dont le célèbre Chant des marais. S'y ajoutent les musiques de divertissement des garnisons SS, dont certains étaient mélomanes (on se souvient du goût d'Adolf Eichmann pour le violoncelle), et divers spectacles de propagande.
L'exposition donne à voir ce paysage musical profondément ambivalent à travers une série d'objets, témoignages et documents d'archives. On y trouve d'étonnants instruments : une contrebasse fabriquée à Mauthausen, un bandonéon envoyé par ses parents à un détenu communiste de Sachsenhausen, une trompette arrivée avec un musicien néerlandais à Natzweiler-Struthof.
Si la plupart de ces instruments sont ceux de détenus, d'autres sont des commandes officielles. L'orchestre de Buchenwald reçoit ainsi des guitares hawaïennes, des ukulélés et un banjo en 1941, preuve de la diversité des répertoires joués dans les camps. Musique classique et création contemporaine y côtoient opérettes, jazz, romances et danses tsiganes.
Les photographies prises par les SS, comme les dessins et carnets de prisonniers, révèlent la topographie musicale des camps, où les sons structurent l'espace et le temps.
Un parcours sonore reconstitue une partie de cet univers musical à partir de partitions retrouvées dans les archives et enregistrées par des formations contemporaines. Il y manque cependant la dimension sonore, si présente dans les témoignages des rescapés : ordres hurlés par les SS, bruits des trains ou des pieds qui martèlent le sol, aboiements des chiens...
L'exposition se double d'un cycle de concerts, occasion d'entendre Le Verfügbar aux Enfers, l'opérette créée clandestinement par Germaine Tillion et des déportées de Ravensbrück en 1944, dont elle dira soixante ans plus tard : « Moi, j'étais terrassière [...] après ça, j'ai été débardeur, pour décharger les trains de tout ce qui avait été volé dans le monde entier. Alors j'ai fait ces trucs-là et, entre-temps, j'écrivais une opérette pour m'amuser entre deux meurtres. Voilà comment on survit, ou on ne survit pas. »
À VOIR
« La musique dans les camps nazis », jusqu'au 24 février 2024 au mémorial de la Shoah, Paris.
[article] Guide Cinéma : Le coeur de Fanny [Livres, articles, périodiques] / Antoine Baecque de, Auteur . - 2023 . - p. 94-95.
Langues : Français (fre)
in L'Histoire > N° 508 (Juin 2023) . - p. 94-95
Mots-clés : cinéma Fanny Manoel de Oliveira Note de contenu :
Francisca, de l'immense cinéaste portugais Manoel de Oliveira, ressort en salle.
Superbe occasion de redécouvrir un chef-d'oeuvre restauré de Manoel de Oliveira, l'un des maîtres du cinéma mondial, mort en 2015, à 106 ans, toujours vert. Francisca a été réalisé en 1980, tandis que Manoel de Oliveira, 72 ans, n'a tourné qu'à peine le quart de ses 32 films. Il a en effet été longtemps empêché par la dictature salazariste, qui n'aimait guère ce grand bourgeois raffiné, cultivé, excentrique, mais surtout souverainement libre.
L'aura mystérieuse d'une beauté
Francisca est inspiré du livre d'un autre monument de la culture portugaise, Fanny Owen de l'écrivaine Agustina Bessa Luís, récit lui-même tiré d'une histoire vraie s'étant déroulée au milieu du XIXe siècle. Il s'intéresse aux souffrances sentimentales de ses deux protagonistes masculins, l'aristocrate poète trentenaire José Augusto Pinto de Magalhães et l'écrivain Camilo Castelo-Branco : alors qu'ils rencontrent le succès littéraire et mondain, les deux hommes sont confrontés à l'aura mystérieuse d'une jeune beauté, Fanny Owen (nommée aussi Francisca), qui les envoûte tout en conservant son secret et une bonne part de ses réticences. Les soeurs Owen sont filles d'un colonel de l'armée britannique, conseiller du roi Pedro IV, viril et volage, et d'une Brésilienne, belle femme « qui faisait forte impression sur les gens ».
Les deux jeunes hommes s'interrogent à n'en plus finir sur Francisca. Dansant lors de superbes bals, buvant ce porto doucereux dans les plus beaux cafés d'Europe, errant à travers une nature épanouie, dînant aux chandelles et s'égarant sur le chemin de leur vie dissolue, ils parlent, parlent, parlent. De leur existence, du destin, de l'infortune, et leur mélancolie s'empare de leur sujet de prédilection : les femmes, l'amour, la douleur d'aimer. Ils le distillent en un suc amer mais si confit qu'il poisse tout de leurs mâles attitudes, de leur coeur fragile, de leur âme romantique : la saudade.
Victimes de leurs propres illusions
Tandis que leurs dialogues construisent le film, les personnages sont implacablement pris au piège de la vie, victimes de leurs propres illusions. C'est ainsi que le film raconte l'histoire d'amour malheureuse entre Francisca et José Augusto, dont Camilo est le témoin à la fois amical, fraternel, agacé, jaloux et consterné. On en sait peu sur la terrible « chose » qui, dans le corps ou dans l'âme de la jeune femme, mine son unique et grand amour. Il est un fait établi : José Augusto et Francisca se sont mariés à la fin de l'année 1853 mais n'ont pas consommé leur union. Ils sont morts à peu de distance, d'une langueur terrible, elle en août 1854, lui en septembre suivant. Juste après sa mort, il demande même à ce que le corps de son épouse soit autopsié afin de savoir si elle était vraiment vierge, ce dont il doutait, et, après confirmation qu'elle l'était - « vierge comme si elle n'avait jamais quitté l'utérus de sa mère » -, il exige qu'elle soit embaumée et que son coeur soit placé dans un autel au sein d'une chapelle, à Quinta do Lodeiro. Il meurt bientôt de chagrin et d'opium mais le coeur de la vierge demeura longtemps visible, baignant dans un alcool qui le préservait quasi miraculeusement.
Si personne ne sut jamais ce qu'il s'était passé entre Francisca et José Augusto et les raisons de leurs fins tragiques, il est sûr que leur courte liaison de quatre années raconte la terrible histoire d'un amour brisé.
Manoel de Oliveira filme cet « amour contrarié » avec une ampleur et une justesse à couper le souffle, avec une épure dans la complexité qui signe sa maturité. Tout est mouvement dans ces corps pourtant statiques, dans ces phrases qui volent, murmurées ou lancées, tout est précis dans les places occupées, les cascades de mépris d'une société pudibonde et corsetée, tout est beauté dans les costumes, les décors et les paysages. Le réalisateur met au point, dans cette oeuvre, cette « cinématographie de la littérature », cette parole visuelle qui restera dès lors comme sa marque de fabrique du film historique ; on la retrouvera dans Le Soulier de satin, Val Abraham, Non ou La Vaine Gloire de commander, ou l'une des dernières oeuvres, magnifique, Étrange Affaire Angélica, tourné à 102 ans révolus. Les bals, acmés de l'action, les confessions, les images quasi fantastiques qui, soudain, surgissent d'une promenade ou d'une conversation, et les répétitions de séquences entières, légèrement décalées dans leur point de vue, qui donnent une touche « moderne » au récit, tout cela confère à Francisca le statut d'un véritable monument dans la manière de regarder et de filmer l'histoire.
Guitares hawaïennes et ukulélés
Il y a bien sûr les musiques contraintes, diffusées à plein volume par les haut-parleurs ou jouées par les orchestres des camps, et les chants imposés aux prisonniers pour rythmer le travail forcé ou accompagner les exécutions publiques. Mais les détenus jouent aussi de la musique sotto voce à l'intérieur des baraquements, murmurent des mélodies clandestines. Des hymnes de résistance circulent, dont le célèbre Chant des marais. S'y ajoutent les musiques de divertissement des garnisons SS, dont certains étaient mélomanes (on se souvient du goût d'Adolf Eichmann pour le violoncelle), et divers spectacles de propagande.
L'exposition donne à voir ce paysage musical profondément ambivalent à travers une série d'objets, témoignages et documents d'archives. On y trouve d'étonnants instruments : une contrebasse fabriquée à Mauthausen, un bandonéon envoyé par ses parents à un détenu communiste de Sachsenhausen, une trompette arrivée avec un musicien néerlandais à Natzweiler-Struthof.
Si la plupart de ces instruments sont ceux de détenus, d'autres sont des commandes officielles. L'orchestre de Buchenwald reçoit ainsi des guitares hawaïennes, des ukulélés et un banjo en 1941, preuve de la diversité des répertoires joués dans les camps. Musique classique et création contemporaine y côtoient opérettes, jazz, romances et danses tsiganes.
Les photographies prises par les SS, comme les dessins et carnets de prisonniers, révèlent la topographie musicale des camps, où les sons structurent l'espace et le temps.
Un parcours sonore reconstitue une partie de cet univers musical à partir de partitions retrouvées dans les archives et enregistrées par des formations contemporaines. Il y manque cependant la dimension sonore, si présente dans les témoignages des rescapés : ordres hurlés par les SS, bruits des trains ou des pieds qui martèlent le sol, aboiements des chiens...
L'exposition se double d'un cycle de concerts, occasion d'entendre Le Verfügbar aux Enfers, l'opérette créée clandestinement par Germaine Tillion et des déportées de Ravensbrück en 1944, dont elle dira soixante ans plus tard : « Moi, j'étais terrassière [...] après ça, j'ai été débardeur, pour décharger les trains de tout ce qui avait été volé dans le monde entier. Alors j'ai fait ces trucs-là et, entre-temps, j'écrivais une opérette pour m'amuser entre deux meurtres. Voilà comment on survit, ou on ne survit pas. »
À VOIR
« La musique dans les camps nazis », jusqu'au 24 février 2024 au mémorial de la Shoah, Paris.
Guide Cinéma : Louis Malle, cinéaste des années sombres / Antoine Baecque de in L'Histoire, N° 507 (Mai 2023)
[article]
in L'Histoire > N° 507 (Mai 2023) . - p. 96
Titre : Guide Cinéma : Louis Malle, cinéaste des années sombres Type de document : Livres, articles, périodiques Auteurs : Antoine Baecque de, Auteur Année de publication : 2023 Article en page(s) : p. 96 Langues : Français (fre) Mots-clés : cinéma biographie Louis Malle cinéaste Note de contenu :
Cette rétrospective propose de revoir Lacombe Lucien et Au revoir les enfants.
La rétrospective « Louis Malle, gentleman provocateur 2 » s'intéresse au cinéaste de l'histoire. C'est à l'Occupation que le réalisateur consacre son énergie « historienne », en réalisant à treize ans de distance Lacombe Lucien (1974) puis Au revoir les enfants (1987). Louis Malle, qui fut, enfant, un « témoin bouleversé » de l'époque, notamment de la chasse aux Juifs menée dans le collège catholique où il étudiait, participe au retour de mémoire sur la Seconde Guerre mondiale qui marque l'historiographie et la société française au tournant des années 1970. La révélation d'une collaboration avec l'Allemagne à grande échelle et au plus haut niveau de l'État français met alors fin à l'unanimisme résistant de la légende gaulliste. Le livre de Robert Paxton, La France de Vichy, paraît aux États-Unis en 1972 puis au Seuil en janvier 1973.
Louis Malle ne juge pas
Le cinéma français accompagne cette mutation majeure. Le Chagrin et la Pitié (1969), documentaire de Marcel Ophuls, montre la réalité de la collaboration, sans minimiser pour autant les faits de Résistance, en reconstituant la chronique de l'Occupation à Clermont-Ferrand et dans sa région.
Lucien Lacombe, en juin 1944, demande à l'instituteur de son village de le faire entrer dans la Résistance. L'homme refuse, le trouvant trop jeune, méfiant vis-à-vis de son exaltation jugée suspecte. Lacombe, arrêté par hasard par la police, dénonce l'instituteur puis entre dans la Milice, pour laquelle il arrête et torture des résistants. Tombé amoureux d'une jeune femme, juive, il décide de fuir avec elle à la campagne.
Le personnage est négatif, brutal, faible ; mais sa vocation de bourreau est aussi le fruit d'un certain « hasard » ; il est « normal », représenté sans caricature, fragile, tendu, parfois même séduisant. Miliciens et résistants ne sont plus les deux faces absolument contraires du même mythe, celui qui tient ensemble, salauds et héros de la guerre. Malle ne porte aucun jugement et montre un individu dont l'engagement est essentiellement dû aux circonstances troublées d'un moment. Qu'est-ce qui décide, in fine, qu'on tombe du bon ou du mauvais côté de l'histoire ? Le film a le mérite de poser cette question au moment d'un fort retour sur les années 1940, ce qu'on nomma alors « la mode rétro ». Une violente polémique accueille Lacombe Lucien, accusant Louis Malle de « confusionnisme », de « salir la Résistance », voire d'une « vision de privilégié planqué ». Le film est même associé à Portier de nuit de Liliana Cavani, sorti simultanément, qui entretient sciemment l'ambiguïté politique et sexuelle entre victime et bourreau.
Cette controverse conduit Louis Malle à s'exiler aux États-Unis. Quand il revient, douze ans plus tard, c'est pour réaliser Au revoir les enfants, où il donne enfin corps au souvenir traumatisant de son enfance, témoin muet et impuissant de l'arrestation des Juifs de son collège.
Le film, Lion d'or à Venise en 1987, bouleverse l'opinion publique française, confirmant pour le grand public les remises en cause qui avaient profondément changé le milieu des historiens quinze ans auparavant. Louis Malle s'impose ainsi comme le cinéaste qui a transformé l'image que le grand public français s'est faite de l'Occupation.
Lacombe Lucien, Au revoir les enfants et Milou en mai, L. Malle, en salle le 10 mai 2023, rétrospective « Louis Malle gentleman provocateur 2 ».
[article] Guide Cinéma : Louis Malle, cinéaste des années sombres [Livres, articles, périodiques] / Antoine Baecque de, Auteur . - 2023 . - p. 96.
Langues : Français (fre)
in L'Histoire > N° 507 (Mai 2023) . - p. 96
Mots-clés : cinéma biographie Louis Malle cinéaste Note de contenu :
Cette rétrospective propose de revoir Lacombe Lucien et Au revoir les enfants.
La rétrospective « Louis Malle, gentleman provocateur 2 » s'intéresse au cinéaste de l'histoire. C'est à l'Occupation que le réalisateur consacre son énergie « historienne », en réalisant à treize ans de distance Lacombe Lucien (1974) puis Au revoir les enfants (1987). Louis Malle, qui fut, enfant, un « témoin bouleversé » de l'époque, notamment de la chasse aux Juifs menée dans le collège catholique où il étudiait, participe au retour de mémoire sur la Seconde Guerre mondiale qui marque l'historiographie et la société française au tournant des années 1970. La révélation d'une collaboration avec l'Allemagne à grande échelle et au plus haut niveau de l'État français met alors fin à l'unanimisme résistant de la légende gaulliste. Le livre de Robert Paxton, La France de Vichy, paraît aux États-Unis en 1972 puis au Seuil en janvier 1973.
Louis Malle ne juge pas
Le cinéma français accompagne cette mutation majeure. Le Chagrin et la Pitié (1969), documentaire de Marcel Ophuls, montre la réalité de la collaboration, sans minimiser pour autant les faits de Résistance, en reconstituant la chronique de l'Occupation à Clermont-Ferrand et dans sa région.
Lucien Lacombe, en juin 1944, demande à l'instituteur de son village de le faire entrer dans la Résistance. L'homme refuse, le trouvant trop jeune, méfiant vis-à-vis de son exaltation jugée suspecte. Lacombe, arrêté par hasard par la police, dénonce l'instituteur puis entre dans la Milice, pour laquelle il arrête et torture des résistants. Tombé amoureux d'une jeune femme, juive, il décide de fuir avec elle à la campagne.
Le personnage est négatif, brutal, faible ; mais sa vocation de bourreau est aussi le fruit d'un certain « hasard » ; il est « normal », représenté sans caricature, fragile, tendu, parfois même séduisant. Miliciens et résistants ne sont plus les deux faces absolument contraires du même mythe, celui qui tient ensemble, salauds et héros de la guerre. Malle ne porte aucun jugement et montre un individu dont l'engagement est essentiellement dû aux circonstances troublées d'un moment. Qu'est-ce qui décide, in fine, qu'on tombe du bon ou du mauvais côté de l'histoire ? Le film a le mérite de poser cette question au moment d'un fort retour sur les années 1940, ce qu'on nomma alors « la mode rétro ». Une violente polémique accueille Lacombe Lucien, accusant Louis Malle de « confusionnisme », de « salir la Résistance », voire d'une « vision de privilégié planqué ». Le film est même associé à Portier de nuit de Liliana Cavani, sorti simultanément, qui entretient sciemment l'ambiguïté politique et sexuelle entre victime et bourreau.
Cette controverse conduit Louis Malle à s'exiler aux États-Unis. Quand il revient, douze ans plus tard, c'est pour réaliser Au revoir les enfants, où il donne enfin corps au souvenir traumatisant de son enfance, témoin muet et impuissant de l'arrestation des Juifs de son collège.
Le film, Lion d'or à Venise en 1987, bouleverse l'opinion publique française, confirmant pour le grand public les remises en cause qui avaient profondément changé le milieu des historiens quinze ans auparavant. Louis Malle s'impose ainsi comme le cinéaste qui a transformé l'image que le grand public français s'est faite de l'Occupation.
Lacombe Lucien, Au revoir les enfants et Milou en mai, L. Malle, en salle le 10 mai 2023, rétrospective « Louis Malle gentleman provocateur 2 ».
Guide Cinéma : Le maître des estampes / Antoine Baecque de in L'Histoire, N° 507 (Mai 2023)
[article]
in L'Histoire > N° 507 (Mai 2023) . - p. 94-95
Titre : Guide Cinéma : Le maître des estampes Type de document : Livres, articles, périodiques Auteurs : Antoine Baecque de, Auteur Année de publication : 2023 Article en page(s) : p. 94-95 Langues : Français (fre) Mots-clés : cinéma biographie Japon Hajime Hashimoto estampes Note de contenu : Hajime Hashimoto propose une biographie à la fois classique et originale de l'artiste japonais Hokusai.
Comment un processus de création s'inscrit-il dans le contexte historique qui l'a vu naître et se développer ? Tel est le principe de ce beau film qui, vu du Japon, propose d'Hokusai une « biographie en actes picturaux ».
Né en 1760 dans les quartiers populaires d'Edo - l'ancien nom de Tokyo -, le jeune homme montre des dispositions précoces. Dès l'âge de 14 ans, il entre dans un atelier de xylographie (technique de gravure sur bois). Après avoir rejoint puis quitté plusieurs écoles, souvent de façon tumultueuse, il prend à la quarantaine le nom d'Hokusai (référence à l'étoile polaire, signe probable du culte qu'il rend à une divinité bouddhique incarnée par cet astre). En 1815, voici le premier des quinze volumes des Hokusai Manga - première occurrence d'un terme devenu fameux -, varia de dessins mêlant faune, flore, combats, scènes quotidiennes, précieux témoignage sur la vie d'époque Edo. C'est en 1830, à l'âge de 70 ans, qu'il publie son chef-d'oeuvre, les Trente-six vues du mont Fuji, série d'estampes de paysages née de ses voyages à travers le Japon, dans lequel on trouve la Grande Vague de Kanagawa, son oeuvre la plus célèbre. Hokusai meurt à 89 ans en laissant 30 000 dessins.
Paysages et « sujets anodins »
Le film d'Hajime Hashimoto choisit trois partis, qu'il tient de bout en bout. D'abord, une contextualisation précise qui replace Hokusai dans le Japon du mitan de l'ère Edo (1600-1868), alors qu'une crispation autoritaire entraîne la dynastie impériale des Tokugawa à exercer un pouvoir de censure moralisatrice. Chasse aux images « licencieuses », descentes de police des moeurs, destructions d'ateliers, condamnations des maîtres, dispersions des élèves : les estampes offrent un théâtre d'ardentes luttes politiques. Cette crise autoritaire détermine la carrière d'Hokusai. Il se tourne vers le paysage et les « sujets anodins », même si ses goûts l'avaient orienté, jeune, vers la gravure de scènes burlesques ou l'estampe érotique, directement exposées à la censure pudibonde du régime. De plus, il négocie en permanence avec la politique isolationniste du moment en s'inspirant des seuls « étrangers » acceptés au pays du Soleil levant, les marchands hollandais, chez qui il découvre des images et des techniques picturales qui l'influencent. En retour, il reçoit des commandes de la part de Hollandais en visite au Japon, qui permettent de diffuser en Europe ses oeuvres les plus puissantes.
Le deuxième choix consiste à privilégier le récit biographique en quatre temps, suivant les saisons - découpage si présent dans les gravures du maître. Le jeune Hokusai, alors apprenti peintre sous le nom de Shunrô, incarne la vitalité du printemps et le premier épanouissement de l'été, tandis que le Hokusai vieillissant, puis impotent, est celui qui perd progressivement ses feuilles et passe de l'automne à l'hiver. A l'écran, les ellipses et les chassés-croisés entre les époques sont nombreux et souvent radicaux, ce qui peut surprendre mais donne au film une temporalité intéressante, faite à la fois de saccades, de brèches et de traversées, dont la clé est donnée par les évolutions des couleurs suivant les époques.
Enfin, le film est extrêmement minutieux sur les techniques utilisées. On comprend, par exemple, la particularité de chaque peintre à travers la façon dont il tient ses outils. Certains se servent d'un long pinceau manié par la souplesse du poignet, d'autres se collent à la feuille en oeuvrant à une calligraphie de proximité, tandis qu'Hokusai travaille par petites touches à la précision et à la rapidité stupéfiantes contrastant avec de larges aplats de couleurs. Il fait usage de la profondeur du bleu de Prusse, pigment récemment importé des Pays-Bas, qui choque et surprend alors au Japon, notamment pour la Grande Vague de Kanagawa, reine de l'ukiyo-e, ces « images du monde flottant », emblème du style qu'il finit par atteindre. Cette patience faite de maturité et d'apprentissage est soulignée par la représentation matérielle des gravures sur bois, scènes de fabrication d'estampes qui ponctuent le film.
Ainsi, la constitution d'un homme, l'évolution d'une oeuvre, entre art et artisanat, la texture d'un temps, se trouvent ici rendues par une plongée dans la fabrique des images.
Hokusai de Hajime Hashimoto, en salle le 26 avril 2023[article] Guide Cinéma : Le maître des estampes [Livres, articles, périodiques] / Antoine Baecque de, Auteur . - 2023 . - p. 94-95.
Langues : Français (fre)
in L'Histoire > N° 507 (Mai 2023) . - p. 94-95
Mots-clés : cinéma biographie Japon Hajime Hashimoto estampes Note de contenu : Hajime Hashimoto propose une biographie à la fois classique et originale de l'artiste japonais Hokusai.
Comment un processus de création s'inscrit-il dans le contexte historique qui l'a vu naître et se développer ? Tel est le principe de ce beau film qui, vu du Japon, propose d'Hokusai une « biographie en actes picturaux ».
Né en 1760 dans les quartiers populaires d'Edo - l'ancien nom de Tokyo -, le jeune homme montre des dispositions précoces. Dès l'âge de 14 ans, il entre dans un atelier de xylographie (technique de gravure sur bois). Après avoir rejoint puis quitté plusieurs écoles, souvent de façon tumultueuse, il prend à la quarantaine le nom d'Hokusai (référence à l'étoile polaire, signe probable du culte qu'il rend à une divinité bouddhique incarnée par cet astre). En 1815, voici le premier des quinze volumes des Hokusai Manga - première occurrence d'un terme devenu fameux -, varia de dessins mêlant faune, flore, combats, scènes quotidiennes, précieux témoignage sur la vie d'époque Edo. C'est en 1830, à l'âge de 70 ans, qu'il publie son chef-d'oeuvre, les Trente-six vues du mont Fuji, série d'estampes de paysages née de ses voyages à travers le Japon, dans lequel on trouve la Grande Vague de Kanagawa, son oeuvre la plus célèbre. Hokusai meurt à 89 ans en laissant 30 000 dessins.
Paysages et « sujets anodins »
Le film d'Hajime Hashimoto choisit trois partis, qu'il tient de bout en bout. D'abord, une contextualisation précise qui replace Hokusai dans le Japon du mitan de l'ère Edo (1600-1868), alors qu'une crispation autoritaire entraîne la dynastie impériale des Tokugawa à exercer un pouvoir de censure moralisatrice. Chasse aux images « licencieuses », descentes de police des moeurs, destructions d'ateliers, condamnations des maîtres, dispersions des élèves : les estampes offrent un théâtre d'ardentes luttes politiques. Cette crise autoritaire détermine la carrière d'Hokusai. Il se tourne vers le paysage et les « sujets anodins », même si ses goûts l'avaient orienté, jeune, vers la gravure de scènes burlesques ou l'estampe érotique, directement exposées à la censure pudibonde du régime. De plus, il négocie en permanence avec la politique isolationniste du moment en s'inspirant des seuls « étrangers » acceptés au pays du Soleil levant, les marchands hollandais, chez qui il découvre des images et des techniques picturales qui l'influencent. En retour, il reçoit des commandes de la part de Hollandais en visite au Japon, qui permettent de diffuser en Europe ses oeuvres les plus puissantes.
Le deuxième choix consiste à privilégier le récit biographique en quatre temps, suivant les saisons - découpage si présent dans les gravures du maître. Le jeune Hokusai, alors apprenti peintre sous le nom de Shunrô, incarne la vitalité du printemps et le premier épanouissement de l'été, tandis que le Hokusai vieillissant, puis impotent, est celui qui perd progressivement ses feuilles et passe de l'automne à l'hiver. A l'écran, les ellipses et les chassés-croisés entre les époques sont nombreux et souvent radicaux, ce qui peut surprendre mais donne au film une temporalité intéressante, faite à la fois de saccades, de brèches et de traversées, dont la clé est donnée par les évolutions des couleurs suivant les époques.
Enfin, le film est extrêmement minutieux sur les techniques utilisées. On comprend, par exemple, la particularité de chaque peintre à travers la façon dont il tient ses outils. Certains se servent d'un long pinceau manié par la souplesse du poignet, d'autres se collent à la feuille en oeuvrant à une calligraphie de proximité, tandis qu'Hokusai travaille par petites touches à la précision et à la rapidité stupéfiantes contrastant avec de larges aplats de couleurs. Il fait usage de la profondeur du bleu de Prusse, pigment récemment importé des Pays-Bas, qui choque et surprend alors au Japon, notamment pour la Grande Vague de Kanagawa, reine de l'ukiyo-e, ces « images du monde flottant », emblème du style qu'il finit par atteindre. Cette patience faite de maturité et d'apprentissage est soulignée par la représentation matérielle des gravures sur bois, scènes de fabrication d'estampes qui ponctuent le film.
Ainsi, la constitution d'un homme, l'évolution d'une oeuvre, entre art et artisanat, la texture d'un temps, se trouvent ici rendues par une plongée dans la fabrique des images.
Hokusai de Hajime Hashimoto, en salle le 26 avril 2023Guide Cinéma : Au nom du droit d'avorter / Antoine Baecque de in L'Histoire, N° 502 (Décembre 2022)
[article]
in L'Histoire > N° 502 (Décembre 2022) . - p. 94-95
Titre : Guide Cinéma : Au nom du droit d'avorter Type de document : Livres, articles, périodiques Auteurs : Antoine Baecque de, Auteur Année de publication : 2022 Article en page(s) : p. 94-95 Langues : Français (fre) Mots-clés : cinéma film avortement droit Note de contenu : Blandine Lenoir retrace le combat des Françaises pour le droit à l'avortement.
Annie, ouvrière et mère de deux enfants, se retrouve enceinte accidentellement. Elle choisit d'avorter. Au début de l'année 1974, des centaines de femmes meurent encore des suites d'avortements clandestins qui tournent mal. Annie rencontre un groupe de femmes qui l'accueillent comme une soeur. Ces militantes du Mouvement pour la liberté de l'avortement et de la contraception (MLAC), fondé en avril 1973, réclament la diffusion d'une information sexuelle, la liberté de la contraception et, bien sûr, la légalisation de l'avortement (cf. L'Histoire n° 501).
Elles font le choix de la désobéissance civile en bafouant ouvertement la loi qui l'interdit. Dans de nombreuses villes de France, ces bénévoles pratiquent des avortements grâce à la méthode Karman. Elle consiste à aspirer le contenu de l'utérus à l'aide d'une canule : c'est indolore, peu coûteux, très simple à appliquer et à enseigner. Annie se fait avorter et va s'investir, en retour, à la suite de la mort d'une amie proche, dans l'apprentissage de cette méthode, qu'elle enseigne, par solidarité, à ses « soeurs ».
Une « classe de femmes »
Blandine Lenoir, réalisatrice féministe, et Axelle Ropert, sa scénariste, sont parties d'une belle thèse d'histoire sur le MLAC, huit cents pages écrites par Lucile Ruault, qui, durant cinq années, a dépouillé les archives du mouvement, la presse de l'époque et rencontré de nombreuses militantes ainsi que des médecins pratiquant la méthode Karman. La thèse d'histoire comme premier matériau du cinéma ! Le film va loin dans la transformation de l'historiographie en fiction. Le travail historique apporte en effet ici le matériau : le contexte de l'époque, les récits de femmes, qui racontent combien leur militantisme au MLAC les a transformées, comment elles « se sont senties capables de tout puisqu'elles ont pu pratiquer des avortements ». Autre élément essentiel : ce mouvement a mélangé les classes et les catégories sociales, créant une « classe de femmes », à égalité dans la lutte - bourgeoises, ouvrières, parisiennes, provinciales.
Comment ensuite transformer cette matière historique en personnages et en fiction ? La précision de l'écriture est ici remarquable, se tenant à distance du discours militant en le métamorphosant en situations, en le replaçant dans un contexte singulier d'existences et d'engagements, et en lui trouvant une voix collective, chorale, solidaire. Une dizaine de destins se dégagent, comme sculptés dans le matériau historique, collage prenant à droite, à gauche, des mots, des expériences, des événements, qui autrefois ont fonctionné comme des révélations - ainsi l'intervention de Delphine Seyrig, le 13 octobre 1972, témoignant sur l'avortement comme invitée surprise dans une émission très masculine de Jean-Pierre Elkabbach.
Au coeur de ce dispositif d'écriture, d'incarnation et de cinéma, se tient l'opération elle-même. C'est le principal mérite de Blandine Lenoir : avoir eu l'audace et le courage de placer six avortements comme principales scansions dramaturgiques (et non dramatiques) de son film. Chabrol, dans Une affaire de femmes (1988), l'histoire d'une « faiseuse d'anges » condamnée à mort sous l'Occupation, filmait les avortements « comme de la tuyauterie ». Là, il s'agit presque d'un acte d'amour, du moins d'une grande tendresse, d'une douceur réparatrice. « Mon envie, dit la réalisatrice, était de représenter l'avortement autrement, arrêter de stigmatiser les femmes qui avortent. Ici, l'avortement est un soulagement, pas un drame. » Ces six moments peuvent être durs, mais sont empreints d'une belle pédagogie : des femmes expliquent aux femmes ce qu'on leur fait, pour qu'elles ne subissent pas, se réapproprient leur corps, en deviennent pleinement maîtresses. « Chaque militante avait sa méthode d'"anesthésie verbale", explique Blandine Lenoir. Certaines chantaient, d'autres racontaient le film qu'elles avaient vu la veille. Les gestes étaient précis, efficaces mais doux et non intrusifs. »
Lorsque, le 26 novembre 1974, Simone Veil défend devant l'Assemblée nationale la légalisation de l'intervention volontaire de grossesse, elle met fin à ce combat de la clandestinité tout en lui donnant une traduction législative et institutionnelle. Avec la loi promulguée le 17 janvier 1975, l'avortement devient un droit, qu'il faudra rendre toujours plus humain et encore souvent défendre. La solidarité des femmes trouvera d'autres combats et la colère d'Annie peut s'apaiser.
A VOIR
Annie Colère, B. Lenoir, en salle le 30 novembre 2022.
PROJECTION
Avant-première du film Annie Colère de Bandine Lenoir le 6 décembre 2022 à 20 heures, au cinéma Le Champo.
La séance sera suivie d'une rencontre avec la réalisatrice Blandine Lenoir, l'historienne Lucile Ruault et Antoine de Baecque, historien et critique de cinéma.
40 places sont offertes aux abonnés de L'Histoire.
Inscription : privilege-abonnes@histoire.presse.fr
Cinéma Le Champo
51, rue des Écoles, 75005 Paris (78).[article] Guide Cinéma : Au nom du droit d'avorter [Livres, articles, périodiques] / Antoine Baecque de, Auteur . - 2022 . - p. 94-95.
Langues : Français (fre)
in L'Histoire > N° 502 (Décembre 2022) . - p. 94-95
Mots-clés : cinéma film avortement droit Note de contenu : Blandine Lenoir retrace le combat des Françaises pour le droit à l'avortement.
Annie, ouvrière et mère de deux enfants, se retrouve enceinte accidentellement. Elle choisit d'avorter. Au début de l'année 1974, des centaines de femmes meurent encore des suites d'avortements clandestins qui tournent mal. Annie rencontre un groupe de femmes qui l'accueillent comme une soeur. Ces militantes du Mouvement pour la liberté de l'avortement et de la contraception (MLAC), fondé en avril 1973, réclament la diffusion d'une information sexuelle, la liberté de la contraception et, bien sûr, la légalisation de l'avortement (cf. L'Histoire n° 501).
Elles font le choix de la désobéissance civile en bafouant ouvertement la loi qui l'interdit. Dans de nombreuses villes de France, ces bénévoles pratiquent des avortements grâce à la méthode Karman. Elle consiste à aspirer le contenu de l'utérus à l'aide d'une canule : c'est indolore, peu coûteux, très simple à appliquer et à enseigner. Annie se fait avorter et va s'investir, en retour, à la suite de la mort d'une amie proche, dans l'apprentissage de cette méthode, qu'elle enseigne, par solidarité, à ses « soeurs ».
Une « classe de femmes »
Blandine Lenoir, réalisatrice féministe, et Axelle Ropert, sa scénariste, sont parties d'une belle thèse d'histoire sur le MLAC, huit cents pages écrites par Lucile Ruault, qui, durant cinq années, a dépouillé les archives du mouvement, la presse de l'époque et rencontré de nombreuses militantes ainsi que des médecins pratiquant la méthode Karman. La thèse d'histoire comme premier matériau du cinéma ! Le film va loin dans la transformation de l'historiographie en fiction. Le travail historique apporte en effet ici le matériau : le contexte de l'époque, les récits de femmes, qui racontent combien leur militantisme au MLAC les a transformées, comment elles « se sont senties capables de tout puisqu'elles ont pu pratiquer des avortements ». Autre élément essentiel : ce mouvement a mélangé les classes et les catégories sociales, créant une « classe de femmes », à égalité dans la lutte - bourgeoises, ouvrières, parisiennes, provinciales.
Comment ensuite transformer cette matière historique en personnages et en fiction ? La précision de l'écriture est ici remarquable, se tenant à distance du discours militant en le métamorphosant en situations, en le replaçant dans un contexte singulier d'existences et d'engagements, et en lui trouvant une voix collective, chorale, solidaire. Une dizaine de destins se dégagent, comme sculptés dans le matériau historique, collage prenant à droite, à gauche, des mots, des expériences, des événements, qui autrefois ont fonctionné comme des révélations - ainsi l'intervention de Delphine Seyrig, le 13 octobre 1972, témoignant sur l'avortement comme invitée surprise dans une émission très masculine de Jean-Pierre Elkabbach.
Au coeur de ce dispositif d'écriture, d'incarnation et de cinéma, se tient l'opération elle-même. C'est le principal mérite de Blandine Lenoir : avoir eu l'audace et le courage de placer six avortements comme principales scansions dramaturgiques (et non dramatiques) de son film. Chabrol, dans Une affaire de femmes (1988), l'histoire d'une « faiseuse d'anges » condamnée à mort sous l'Occupation, filmait les avortements « comme de la tuyauterie ». Là, il s'agit presque d'un acte d'amour, du moins d'une grande tendresse, d'une douceur réparatrice. « Mon envie, dit la réalisatrice, était de représenter l'avortement autrement, arrêter de stigmatiser les femmes qui avortent. Ici, l'avortement est un soulagement, pas un drame. » Ces six moments peuvent être durs, mais sont empreints d'une belle pédagogie : des femmes expliquent aux femmes ce qu'on leur fait, pour qu'elles ne subissent pas, se réapproprient leur corps, en deviennent pleinement maîtresses. « Chaque militante avait sa méthode d'"anesthésie verbale", explique Blandine Lenoir. Certaines chantaient, d'autres racontaient le film qu'elles avaient vu la veille. Les gestes étaient précis, efficaces mais doux et non intrusifs. »
Lorsque, le 26 novembre 1974, Simone Veil défend devant l'Assemblée nationale la légalisation de l'intervention volontaire de grossesse, elle met fin à ce combat de la clandestinité tout en lui donnant une traduction législative et institutionnelle. Avec la loi promulguée le 17 janvier 1975, l'avortement devient un droit, qu'il faudra rendre toujours plus humain et encore souvent défendre. La solidarité des femmes trouvera d'autres combats et la colère d'Annie peut s'apaiser.
A VOIR
Annie Colère, B. Lenoir, en salle le 30 novembre 2022.
PROJECTION
Avant-première du film Annie Colère de Bandine Lenoir le 6 décembre 2022 à 20 heures, au cinéma Le Champo.
La séance sera suivie d'une rencontre avec la réalisatrice Blandine Lenoir, l'historienne Lucile Ruault et Antoine de Baecque, historien et critique de cinéma.
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