[article] in L'Histoire > N° 500 (Octobre 2022) . - p. 76-77 Titre : | Guide des Livres : Les historiens décolonisent l'Afrique | Type de document : | Livres, articles, périodiques | Auteurs : | Jean-Pierre Bat, Auteur | Année de publication : | 2022 | Article en page(s) : | p. 76-77 | Langues : | Français (fre) | Mots-clés : | lecture Afrique historiens mémoires histoire | Note de contenu : | C'est à une histoire globale à parts égales que s'essaie cet ouvrage collectif dirigé par François-Xavier Fauvelle et Anne Lafont. Les contributeurs explorent les voies et les détours des rencontres ou interactions entre l'Afrique et le monde.
Une histoire africaine du monde, une histoire mondiale de l'Afrique : on pourrait définir ainsi, par ces deux propositions concurrentes et symétriques, le projet du livre. » C'est par ces mots que François-Xavier Fauvelle (historien et archéologue, Collège de France) et Anne Lafont (historienne de l'art, EHESS) ouvrent le livre collectif qu'ils dirigent. En proposant une approche interactive et connectée de l'histoire de l'Afrique au monde - et vice versa -, François-Xavier Fauvelle poursuit sa profession de foi académique sur la place de l'histoire de l'Afrique, depuis sa leçon inaugurale du Collège de France en 2019 et à la suite de son récent ouvrage Penser l'histoire de l'Afrique (CNRS Éditions, 2022).
En faisant résonner et raisonner le rapport de l'Afrique au monde, les auteurs s'inscrivent dans une historiographie au long cours, dans le sillage des African Studies et des Black Studies nées sur les campus américains à l'heure de la discrimination raciale contemporaine. Mais on est loin ici des impératifs identitaires. La voie empruntée par les auteurs, c'est celle du temps long de la recherche, avec comme principe « l'histoire comme conversation ». A rebours d'histoires totales et englobantes qui n'hésitent pas à combler abusivement les « blancs » de la carte des connaissances par des généralisations infondées, L'Afrique et le monde cherche au contraire à mettre en lumière la pluralité des lectures du continent africain et de ses sociétés, de la préhistoire au XXIe siècle. Une démarche que François-Xavier Fauvelle et Anne Lafont ont choisi dans leur sous-titre d'appeler joliment « histoires renouées ».
Les chapitres de l'ouvrage sont pensés comme des « noeuds d'histoire », temps forts de création et de découverte. Trois grands moments structurent le livre, auquel ont contribué treize chercheurs et chercheuses venus de champs disciplinaires variés des sciences sociales.
Le premier moment décrit les processus successifs de mise en connexion des sociétés africaines. Avec l'étude des sociétés humaines initiales en Afrique, la notion même de « préhistoire » est interrogée à travers la problématique des sources exploitées pour ce récit des origines : ces « vestiges » prennent de nombreuses formes, du crâne de Toumaï aux amas coquilliers en passant par les traces sédimentaires des céréales (phytolithes).
Vient ensuite l'analyse, sur quatre millénaires, de 2500 avant notre ère à 1500 de notre ère, des circulations commerciales et religieuses, avec leurs entrelacs : se dessinent, dans cette approche braudélienne, les mille et une connexions qui ont construit les sociétés et les pouvoirs africains et « l'Afrique des routes », au sein du continent mais aussi en interaction avec le reste du Vieux Monde. Cette réflexion est approfondie par une histoire intellectuelle, sociale et religieuse de l'islam en Afrique de l'Ouest, qui rappelle la centralité et la précocité de l'Afrique parmi les mondes musulmans.
Une rupture est engagée autour de 1500. Le deuxième moment s'ouvre sur la traite esclavagiste et l'expérience de première globalisation atlantique au XVe-XIXe siècle. Ici encore, le décentrement du regard restaure la place de l'Afrique et des Africains dans cette modernité tragique. Le « Passage du Milieu », cette autre histoire atlantique, invite à mettre en évidence les mémoires du point de vue des esclaves et à montrer la part de l'Afrique dans la globalisation des sociétés. Comment comprendre autrement les origines intellectuelles du panafricanisme au XIXe siècle ?
Le poids des mémoires
Le troisième temps épouse l'époque contemporaine, marquée par la colonisation puis les indépendances, le temps colonial et le temps post-colonial. La période coloniale est, bien sûr, caractérisée par l'exploitation de l'environnement, des hommes et des femmes en Afrique. L'ouvrage propose cependant, de tous ces thèmes, une lecture décapante, déconstruisant les représentations largement issues de l'époque coloniale sur la nature (le mythe de « l'Éden africain ») ou les ordres sociaux sous la domination coloniale (en mettant en évidence la part d'agentivité sociale, agency, c'est-à-dire la marge de manoeuvre des Africains, qui sont restaurés dans leur rôle d'acteurs centraux de cette histoire, fût-elle asymétrique).
On aborde dans le même état d'esprit le poids des mémoires des Afro-descendants, ou les idées reçues (et leurs pièges) - par exemple sur l'oralité. La fétichisation coloniale de la palabre est ainsi déconstruite, pour mieux cerner les réalités sociales des pouvoirs du verbe, de la confrérie Balungu au Congo du XIXe siècle jusqu'aux agoras « Sorbonne » ivoiriennes des années 2000.
Car, dans ce voyage au long cours, l'ouvrage parle autant du rapport de l'Afrique au monde que du rapport, en creux, que les historiographies contemporaines entretiennent (ou pas) avec l'histoire de l'Afrique. L'enjeu est bien d'accorder toute sa place à l'histoire de l'Afrique dans l'écriture de l'histoire globale. Or ce projet ne s'arrête pas aux frontières de l'université, mais est porté aussi par des intellectuels contemporains majeurs au XXIe siècle, du philosophe Souleymane Bachir Diagne à l'écrivaine Léonora Miano.
« Nous sommes probablement arrivés à un seuil de l'histoire qui correspond à une objectivation affinée de la longue durée des inégalités, objectivation qui guidera la réflexion à venir sur ce que le passé fait au présent », écrivent François-Xavier Fauvelle et Anne Lafont en conclusion de leur épilogue au sujet de la question des réparations : une invitation au lecteur à prendre la mesure de la « fabrique », tant intellectuelle (à travers les débats universitaires) que matérielle (à travers la question d'actualité des restitutions d'oeuvres d'art capturées sous la colonisation), de l'histoire de l'Afrique qui est en cours et qui façonne le présent des savoirs et des perceptions communes sur l'histoire de l'Afrique. Cette histoire n'est pas à cantonner dans la présumée réserve des « africanistes » : elle est une partie intégrante et centrale de la recherche et des métiers des historiens et des historiennes du XXIe siècle.
Jean-Pierre Bat est historien, chercheur associé au CNRS et à l'université Paris Sciences & Lettres.
L’Afrique et le monde. Histoires renouées, de la préhistoire au XXIe siècle, François-Xavier Fauvelle, Anne Lafont (dir.), La Découverte, 2022, 456 p., 28 €.
Penser l’histoire de l’Afrique, François-Xavier Fauvelle, CNRS Éditions, 2022, 98 p., 8 €.
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[article] Guide des Livres : Les historiens décolonisent l'Afrique [Livres, articles, périodiques] / Jean-Pierre Bat, Auteur . - 2022 . - p. 76-77. Langues : Français ( fre) in L'Histoire > N° 500 (Octobre 2022) . - p. 76-77 Mots-clés : | lecture Afrique historiens mémoires histoire | Note de contenu : | C'est à une histoire globale à parts égales que s'essaie cet ouvrage collectif dirigé par François-Xavier Fauvelle et Anne Lafont. Les contributeurs explorent les voies et les détours des rencontres ou interactions entre l'Afrique et le monde.
Une histoire africaine du monde, une histoire mondiale de l'Afrique : on pourrait définir ainsi, par ces deux propositions concurrentes et symétriques, le projet du livre. » C'est par ces mots que François-Xavier Fauvelle (historien et archéologue, Collège de France) et Anne Lafont (historienne de l'art, EHESS) ouvrent le livre collectif qu'ils dirigent. En proposant une approche interactive et connectée de l'histoire de l'Afrique au monde - et vice versa -, François-Xavier Fauvelle poursuit sa profession de foi académique sur la place de l'histoire de l'Afrique, depuis sa leçon inaugurale du Collège de France en 2019 et à la suite de son récent ouvrage Penser l'histoire de l'Afrique (CNRS Éditions, 2022).
En faisant résonner et raisonner le rapport de l'Afrique au monde, les auteurs s'inscrivent dans une historiographie au long cours, dans le sillage des African Studies et des Black Studies nées sur les campus américains à l'heure de la discrimination raciale contemporaine. Mais on est loin ici des impératifs identitaires. La voie empruntée par les auteurs, c'est celle du temps long de la recherche, avec comme principe « l'histoire comme conversation ». A rebours d'histoires totales et englobantes qui n'hésitent pas à combler abusivement les « blancs » de la carte des connaissances par des généralisations infondées, L'Afrique et le monde cherche au contraire à mettre en lumière la pluralité des lectures du continent africain et de ses sociétés, de la préhistoire au XXIe siècle. Une démarche que François-Xavier Fauvelle et Anne Lafont ont choisi dans leur sous-titre d'appeler joliment « histoires renouées ».
Les chapitres de l'ouvrage sont pensés comme des « noeuds d'histoire », temps forts de création et de découverte. Trois grands moments structurent le livre, auquel ont contribué treize chercheurs et chercheuses venus de champs disciplinaires variés des sciences sociales.
Le premier moment décrit les processus successifs de mise en connexion des sociétés africaines. Avec l'étude des sociétés humaines initiales en Afrique, la notion même de « préhistoire » est interrogée à travers la problématique des sources exploitées pour ce récit des origines : ces « vestiges » prennent de nombreuses formes, du crâne de Toumaï aux amas coquilliers en passant par les traces sédimentaires des céréales (phytolithes).
Vient ensuite l'analyse, sur quatre millénaires, de 2500 avant notre ère à 1500 de notre ère, des circulations commerciales et religieuses, avec leurs entrelacs : se dessinent, dans cette approche braudélienne, les mille et une connexions qui ont construit les sociétés et les pouvoirs africains et « l'Afrique des routes », au sein du continent mais aussi en interaction avec le reste du Vieux Monde. Cette réflexion est approfondie par une histoire intellectuelle, sociale et religieuse de l'islam en Afrique de l'Ouest, qui rappelle la centralité et la précocité de l'Afrique parmi les mondes musulmans.
Une rupture est engagée autour de 1500. Le deuxième moment s'ouvre sur la traite esclavagiste et l'expérience de première globalisation atlantique au XVe-XIXe siècle. Ici encore, le décentrement du regard restaure la place de l'Afrique et des Africains dans cette modernité tragique. Le « Passage du Milieu », cette autre histoire atlantique, invite à mettre en évidence les mémoires du point de vue des esclaves et à montrer la part de l'Afrique dans la globalisation des sociétés. Comment comprendre autrement les origines intellectuelles du panafricanisme au XIXe siècle ?
Le poids des mémoires
Le troisième temps épouse l'époque contemporaine, marquée par la colonisation puis les indépendances, le temps colonial et le temps post-colonial. La période coloniale est, bien sûr, caractérisée par l'exploitation de l'environnement, des hommes et des femmes en Afrique. L'ouvrage propose cependant, de tous ces thèmes, une lecture décapante, déconstruisant les représentations largement issues de l'époque coloniale sur la nature (le mythe de « l'Éden africain ») ou les ordres sociaux sous la domination coloniale (en mettant en évidence la part d'agentivité sociale, agency, c'est-à-dire la marge de manoeuvre des Africains, qui sont restaurés dans leur rôle d'acteurs centraux de cette histoire, fût-elle asymétrique).
On aborde dans le même état d'esprit le poids des mémoires des Afro-descendants, ou les idées reçues (et leurs pièges) - par exemple sur l'oralité. La fétichisation coloniale de la palabre est ainsi déconstruite, pour mieux cerner les réalités sociales des pouvoirs du verbe, de la confrérie Balungu au Congo du XIXe siècle jusqu'aux agoras « Sorbonne » ivoiriennes des années 2000.
Car, dans ce voyage au long cours, l'ouvrage parle autant du rapport de l'Afrique au monde que du rapport, en creux, que les historiographies contemporaines entretiennent (ou pas) avec l'histoire de l'Afrique. L'enjeu est bien d'accorder toute sa place à l'histoire de l'Afrique dans l'écriture de l'histoire globale. Or ce projet ne s'arrête pas aux frontières de l'université, mais est porté aussi par des intellectuels contemporains majeurs au XXIe siècle, du philosophe Souleymane Bachir Diagne à l'écrivaine Léonora Miano.
« Nous sommes probablement arrivés à un seuil de l'histoire qui correspond à une objectivation affinée de la longue durée des inégalités, objectivation qui guidera la réflexion à venir sur ce que le passé fait au présent », écrivent François-Xavier Fauvelle et Anne Lafont en conclusion de leur épilogue au sujet de la question des réparations : une invitation au lecteur à prendre la mesure de la « fabrique », tant intellectuelle (à travers les débats universitaires) que matérielle (à travers la question d'actualité des restitutions d'oeuvres d'art capturées sous la colonisation), de l'histoire de l'Afrique qui est en cours et qui façonne le présent des savoirs et des perceptions communes sur l'histoire de l'Afrique. Cette histoire n'est pas à cantonner dans la présumée réserve des « africanistes » : elle est une partie intégrante et centrale de la recherche et des métiers des historiens et des historiennes du XXIe siècle.
Jean-Pierre Bat est historien, chercheur associé au CNRS et à l'université Paris Sciences & Lettres.
L’Afrique et le monde. Histoires renouées, de la préhistoire au XXIe siècle, François-Xavier Fauvelle, Anne Lafont (dir.), La Découverte, 2022, 456 p., 28 €.
Penser l’histoire de l’Afrique, François-Xavier Fauvelle, CNRS Éditions, 2022, 98 p., 8 €.
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