[article] in L'Histoire > N° 502 (Décembre 2022) . - p. 78-79 Titre : | Guide Livres : La science a toujours été mondiale ! | Type de document : | Livres, articles, périodiques | Auteurs : | Stéphane Van Damme, Auteur | Année de publication : | 2022 | Article en page(s) : | p. 78-79 | Langues : | Français (fre) | Mots-clés : | livre lecture science puissance histoire | Note de contenu : | L'historien britannique James Poskett montre que les idées des scientifiques européens ont été façonnées par des savoirs venus du monde entier. Et ce du XVe siècle aux recherches sur le génome humain.
Au début du XXIe siècle, c'est la Chine qui émerge en tant que nouvelle superpuissance des sciences. Dans quelle mesure ce changement géopolitique conduit-il à une réévaluation du grand récit de l'avènement des sciences modernes ? Souvent associé au paradigme de la modernité, les sciences sont-elles toujours le reflet d'une domination du monde ? C'est le point de départ de la réflexion menée par James Poskett, professeur associé à l'université de Warwick, dans un livre qui est appelé à faire date.
Profondément influencé par les travaux de Kapil Raj et de l'école de Cambridge (Simon Schaffer, James Secord, Sujit Sivasundaram), qui militent depuis vingt ans pour élargir les horizons de l'histoire des sciences, l'ouvrage cherche à montrer comment les sciences modernes se sont construites dans l'échange, dans la circulation, dans la confrontation avec d'autres traditions savantes non-européennes. L'ambition de ce livre consiste à repeupler cette histoire en ajoutant une foule de savants non-européens au lieu de les cantonner au rang de témoins ou d'intermédiaires invisibles. Sans rompre avec le grand récit canonique, puisqu'il est question aussi bien de révolution scientifique, de Lumières, d'empires que d'internationalisation, James Poskett a soin de donner de ces sciences modernes une version mosaïque, un visage plus cosmopolite.
Pour autant, il n'ignore pas que l'intensification des échanges s'inscrit dans un processus de globalisation, de capitalisation et de prédation des savoirs. A partir du XIXe siècle, avec la construction des empires et la montée des nationalismes, les asymétries se sont durablement établies au prix d'un oubli de ces contacts anciens et vont donner place au thème de la grande divergence scientifique entre les sciences occidentales et le monde.
La première partie de l'ouvrage revisite le motif de la révolution scientifique mais en le décentrant : ici c'est la découverte des nouveaux mondes, de l'histoire naturelle de l'Amérique, de la médecine aztèque, de la cartographie portugaise qui constituent le moteur d'un nouvel ordre des savoirs. Sur le terrain astronomique, James Poskett resitue ces avancées décisives dans un cadre plus large où se côtoient la redécouverte des classiques comme la science islamique ou les observatoires indiens de l'empire moghol.
A partir de 1650, cependant, une science plus baconienne, plus utilitariste, au service des États et des empires, se met en place. C'est ce dont traite la seconde partie. L'auteur souligne l'existence d'un double réseau : celui d'Isaac Newton, qui révèle des ramifications en Afrique, en Amérique du Sud, en Russie, en Inde comme dans le Pacifique et celui de Carl von Linné, qui associe inventaire et classification du monde naturel et recherche des ressources naturelles. Ces deux exemples montrent combien les sciences européennes restent dépendantes de leurs intermédiaires locaux pour recueillir des mesures, des observations, des descriptions naturalistes, combien ils sont frappés d'admiration par des traditions ancestrales comme La Condamine en Amérique du Sud.
Tombouctou, Samarcande, Mexico
La troisième partie, intitulée « Capitalisme et conflits », porte sur la période de 1790 à 1914 et s'interroge sur les sciences de l'évolution qui sont communes à la Russie des tsars, à la Chine des Qing ou au Japon et qui expliquent l'intérêt porté aux théories de Darwin. Cette attention portée à la sélection naturelle, aux conflits et aux compétitions est aussi une clef de compréhension du développement des sociétés industrielles. James Poskett montre que l'internationalisme scientifique et l'industrialisation qu'incarnent les expositions universelles vont de pair. Elles sont liées à de nouvelles technologies de communication qui permettent de transmettre de l'information à grande distance, comme à la mise en commun de recherches en sciences physiques en Europe mais aussi dans les laboratoires de Russie, de Turquie, du Japon ou d'Inde. Même si la science apparaît à cette époque comme un « moyen de promouvoir la puissance d'une nation », les avancées des sciences se comprennent mieux en prenant en compte cette histoire globale d'une ingénierie sociale et politique qui soutient la « modernisation » et explique les investissements consacrés aux sciences modernes.
Le livre se clôt sur la période allant de 1914 à 2000 en étudiant deux champs particuliers. D'abord celui de la physique et la mécanique quantique, qui mène à la réalisation de la bombe atomique en dépit d'une coopération internationale et d'un enthousiasme pour les sciences partagés par les dirigeants des pays émergents comme la Chine et l'Inde. Ensuite celui des sciences du vivant avec l'essor de la génétique en Inde, en Chine, dans l'État d'Israël ou au Mexique permet de mettre en avant l'idée d'une commune humanité qui anime le projet de génome humain. Cela conduit aussi à promouvoir un « nationalisme ethnique » via la multiplication de ces projets nationaux de séquençage et le refus de la diversité génétique au sein d'un même pays - la Chine fait par exemple de ces projets des instruments de gouvernement contre ses minorités.
Sur le plan de la méthode, l'ouvrage assume ainsi une série de partis-pris féconds. Loin d'être seulement conceptuelle, l'évolution des sciences décrite à partir d'une série d'études de cas et d'une multitude de centres de savoirs (Tombouctou, Kano, Samarcande, Pékin, Jaipur, Calcutta, Tokyo ou Mexico) met l'accent sur la circulation des savants et des instruments. Un autre choix de l'auteur : pour produire ce récit mondialisé, il était nécessaire de s'appuyer sur des spécialistes éminents des aires culturelles qu'on aurait aimé voir cités dans le texte. Enfin, le récit n'impose pas de hiérarchie ou une domination implicite de l'Europe, marque de fabrique d'une forme d'évolutionnisme qui s'ignore. Alors que l'on a longtemps exclu par exemple l'histoire africaine de la révolution scientifique, le livre met en évidence des trajectoires parallèles avec l'Europe, aussi bien dans les pratiques que dans les objectifs.
James Poskett en appelle ainsi à faire « histoire commune » à partir de cette collection de cas intrigants et excitants, mais sans jamais tomber dans le cabinet de curiosité. On regrettera évidemment que l'ouvrage qui paraît en français ignore des travaux non-anglophones, mais ce livre virtuose, fondé sur un art des petits récits, a le grand mérite de dépayser nos certitudes.
Mot clé :
LIVRES
Stéphane Van Damme est professeur à l'École normale supérieure.
Copernic et Newton n’étaient pas seuls. Ce que la science moderne doit aux sociétés non européennes, James Poskett, trad. de l’anglais par Charles Frankel, Seuil, 2022, 499 p., 25 €. |
[article] Guide Livres : La science a toujours été mondiale ! [Livres, articles, périodiques] / Stéphane Van Damme, Auteur . - 2022 . - p. 78-79. Langues : Français ( fre) in L'Histoire > N° 502 (Décembre 2022) . - p. 78-79 Mots-clés : | livre lecture science puissance histoire | Note de contenu : | L'historien britannique James Poskett montre que les idées des scientifiques européens ont été façonnées par des savoirs venus du monde entier. Et ce du XVe siècle aux recherches sur le génome humain.
Au début du XXIe siècle, c'est la Chine qui émerge en tant que nouvelle superpuissance des sciences. Dans quelle mesure ce changement géopolitique conduit-il à une réévaluation du grand récit de l'avènement des sciences modernes ? Souvent associé au paradigme de la modernité, les sciences sont-elles toujours le reflet d'une domination du monde ? C'est le point de départ de la réflexion menée par James Poskett, professeur associé à l'université de Warwick, dans un livre qui est appelé à faire date.
Profondément influencé par les travaux de Kapil Raj et de l'école de Cambridge (Simon Schaffer, James Secord, Sujit Sivasundaram), qui militent depuis vingt ans pour élargir les horizons de l'histoire des sciences, l'ouvrage cherche à montrer comment les sciences modernes se sont construites dans l'échange, dans la circulation, dans la confrontation avec d'autres traditions savantes non-européennes. L'ambition de ce livre consiste à repeupler cette histoire en ajoutant une foule de savants non-européens au lieu de les cantonner au rang de témoins ou d'intermédiaires invisibles. Sans rompre avec le grand récit canonique, puisqu'il est question aussi bien de révolution scientifique, de Lumières, d'empires que d'internationalisation, James Poskett a soin de donner de ces sciences modernes une version mosaïque, un visage plus cosmopolite.
Pour autant, il n'ignore pas que l'intensification des échanges s'inscrit dans un processus de globalisation, de capitalisation et de prédation des savoirs. A partir du XIXe siècle, avec la construction des empires et la montée des nationalismes, les asymétries se sont durablement établies au prix d'un oubli de ces contacts anciens et vont donner place au thème de la grande divergence scientifique entre les sciences occidentales et le monde.
La première partie de l'ouvrage revisite le motif de la révolution scientifique mais en le décentrant : ici c'est la découverte des nouveaux mondes, de l'histoire naturelle de l'Amérique, de la médecine aztèque, de la cartographie portugaise qui constituent le moteur d'un nouvel ordre des savoirs. Sur le terrain astronomique, James Poskett resitue ces avancées décisives dans un cadre plus large où se côtoient la redécouverte des classiques comme la science islamique ou les observatoires indiens de l'empire moghol.
A partir de 1650, cependant, une science plus baconienne, plus utilitariste, au service des États et des empires, se met en place. C'est ce dont traite la seconde partie. L'auteur souligne l'existence d'un double réseau : celui d'Isaac Newton, qui révèle des ramifications en Afrique, en Amérique du Sud, en Russie, en Inde comme dans le Pacifique et celui de Carl von Linné, qui associe inventaire et classification du monde naturel et recherche des ressources naturelles. Ces deux exemples montrent combien les sciences européennes restent dépendantes de leurs intermédiaires locaux pour recueillir des mesures, des observations, des descriptions naturalistes, combien ils sont frappés d'admiration par des traditions ancestrales comme La Condamine en Amérique du Sud.
Tombouctou, Samarcande, Mexico
La troisième partie, intitulée « Capitalisme et conflits », porte sur la période de 1790 à 1914 et s'interroge sur les sciences de l'évolution qui sont communes à la Russie des tsars, à la Chine des Qing ou au Japon et qui expliquent l'intérêt porté aux théories de Darwin. Cette attention portée à la sélection naturelle, aux conflits et aux compétitions est aussi une clef de compréhension du développement des sociétés industrielles. James Poskett montre que l'internationalisme scientifique et l'industrialisation qu'incarnent les expositions universelles vont de pair. Elles sont liées à de nouvelles technologies de communication qui permettent de transmettre de l'information à grande distance, comme à la mise en commun de recherches en sciences physiques en Europe mais aussi dans les laboratoires de Russie, de Turquie, du Japon ou d'Inde. Même si la science apparaît à cette époque comme un « moyen de promouvoir la puissance d'une nation », les avancées des sciences se comprennent mieux en prenant en compte cette histoire globale d'une ingénierie sociale et politique qui soutient la « modernisation » et explique les investissements consacrés aux sciences modernes.
Le livre se clôt sur la période allant de 1914 à 2000 en étudiant deux champs particuliers. D'abord celui de la physique et la mécanique quantique, qui mène à la réalisation de la bombe atomique en dépit d'une coopération internationale et d'un enthousiasme pour les sciences partagés par les dirigeants des pays émergents comme la Chine et l'Inde. Ensuite celui des sciences du vivant avec l'essor de la génétique en Inde, en Chine, dans l'État d'Israël ou au Mexique permet de mettre en avant l'idée d'une commune humanité qui anime le projet de génome humain. Cela conduit aussi à promouvoir un « nationalisme ethnique » via la multiplication de ces projets nationaux de séquençage et le refus de la diversité génétique au sein d'un même pays - la Chine fait par exemple de ces projets des instruments de gouvernement contre ses minorités.
Sur le plan de la méthode, l'ouvrage assume ainsi une série de partis-pris féconds. Loin d'être seulement conceptuelle, l'évolution des sciences décrite à partir d'une série d'études de cas et d'une multitude de centres de savoirs (Tombouctou, Kano, Samarcande, Pékin, Jaipur, Calcutta, Tokyo ou Mexico) met l'accent sur la circulation des savants et des instruments. Un autre choix de l'auteur : pour produire ce récit mondialisé, il était nécessaire de s'appuyer sur des spécialistes éminents des aires culturelles qu'on aurait aimé voir cités dans le texte. Enfin, le récit n'impose pas de hiérarchie ou une domination implicite de l'Europe, marque de fabrique d'une forme d'évolutionnisme qui s'ignore. Alors que l'on a longtemps exclu par exemple l'histoire africaine de la révolution scientifique, le livre met en évidence des trajectoires parallèles avec l'Europe, aussi bien dans les pratiques que dans les objectifs.
James Poskett en appelle ainsi à faire « histoire commune » à partir de cette collection de cas intrigants et excitants, mais sans jamais tomber dans le cabinet de curiosité. On regrettera évidemment que l'ouvrage qui paraît en français ignore des travaux non-anglophones, mais ce livre virtuose, fondé sur un art des petits récits, a le grand mérite de dépayser nos certitudes.
Mot clé :
LIVRES
Stéphane Van Damme est professeur à l'École normale supérieure.
Copernic et Newton n’étaient pas seuls. Ce que la science moderne doit aux sociétés non européennes, James Poskett, trad. de l’anglais par Charles Frankel, Seuil, 2022, 499 p., 25 €. |
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