[article] in L'Histoire > N° 499 (Septembre 2022) . - p. 26-27 Titre : | Actualité : Pierre Nora en Gallimardie | Type de document : | Livres, articles, périodiques | Auteurs : | Mona Ozouf, Auteur | Année de publication : | 2022 | Article en page(s) : | p. 26-27 | Langues : | Français (fre) | Mots-clés : | écrivain Pierre Nora historien | Note de contenu : | Dans Une étrange obstination, l'historien se fait mémorialiste pour nous conter ses cinquante-sept ans passés chez Gallimard.
Il y a peu de hasards dans les vies. Le retour sur les jeunes années, exercice presque obligé des vieux jours, réserve souvent la surprise de découvrir qu'en dépit des péripéties, aléas, traverses, reniements, brouilles, raccommodements, qui font l'étoffe confuse de nos existences, une mystérieuse nécessité ramène pour finir au dessin caché dans la donne initiale. C'est ce qui nous a valu, il y a peu, la belle Jeunesse de Pierre Nora (Gallimard, 2021).
La lecture à rebours de la longue phrase de sa vie, il la poursuit aujourd'hui en revenant cette fois sur ses métiers multiformes, de professeur, d'éditeur, de directeur de revue, d'historien public : il les coiffe d'un seul et même titre, Une étrange obstination. Qui le connaît ne lui chicanera pas l'obstination. Pierre Nora parle ses livres à ses amis avant de les écrire. Il les entretient longuement de ses doutes, essaie sur eux les plans successifs qu'il élabore, jamais las de méditer tout haut sur l'ordre de ses raisons. Inutile alors de chercher à ramener la conversation sur d'autres chemins : le livre futur s'est emparé de lui tout entier.
Un infiltré
Lui-même se peint en obsessionnel. Mais en corrigeant l'ennuyeuse fixité promise aux obstinés par l'adjectif « étrange ». Son obstination, en effet, a deux visages. L'ambition d'être un professeur lui a été soufflée par une famille qui sacralisait l'université : à 14 ans, on l'a contraint à s'agenouiller devant le sanctuaire de la rue d'Ulm, injonction bien faite pour lui en barrer à jamais l'entrée. De là l'intimidation qui l'a toujours fait gauche et empêtré à Sciences Po dans le bureau de Pierre Renouvin. En revanche, dans le bureau de Gaston Gallimard, qu'il vient entretenir d'une seconde ambition, celle d'être un éditeur, tout, brusquement, s'allège. Est-ce la fenêtre ouverte sur le jardin ? L'image, entrevue à 16 ans, des cocktails de printemps où se pressait le Tout-Paris littéraire ? La griserie de voir passer Malraux, Beauvoir, Brigitte Bardot ? Le voici en tout cas prisonnier d'un charme : sa vie en Gallimardie dure depuis cinquante-sept ans.
Dans l'un et l'autre lieu pourtant, les nés natifs lui ont cherché noise. Chez Gallimard, temple de la littérature pure, il paraissait un infiltré, champion de l'érudition besogneuse des sciences sociales. A l'université, il était celui qui n'avait pas payé l'ascétique ticket d'entrée d'une thèse, préférant à la Sorbonne les marges de Sciences Po et des Hautes Études. Bref, un amateur, un dilettante, « l'arbitre des élégances » selon Bourdieu, capable de faire écrire les autres, et se dérobant lui-même à l'exercice. Lorsque, voici vingt ans, il posa sa candidature à l'Académie française, les chers collègues, à voix faussement désolée, s'enquéraient : « Mais où est l'oeuvre ? »
Des portraits savoureux
C'est à cette question que répond le livre que voici, inventaire foisonnant de ce qui a été une oeuvre, en effet. Plus de 1 000 livres publiés dans la « Bibliothèque des sciences humaines » ou la « Bibliothèque des histoires », témoignage de ce qu'ont été les Trente Glorieuses de l'histoire, l'âge d'or des sciences sociales. On sent Pierre Nora presque incrédule quand il se remémore les domaines parcourus, de l'Islam à la Chine, de l'Inde au Japon. En le lisant, on révise ce qu'on croit savoir du métier d'éditeur. Pour bien l'exercer, il faut se faire prospecteur, à l'affût, en France et hors de France, des bons auteurs. Accoucheur, capable de convaincre les rétifs à la publication, tel Alphonse Dupront, du devoir de transmettre. Pédagogue autoritaire pour obtenir des auteurs retouches, ajouts ou retranchements. Et du même coup diplomate, face aux susceptibilités froissées. Travail épuisant, où l'obstination, en effet, n'est pas de trop ; mais aussi, ce qu'on dit moins, l'abnégation de qui offre un travail invisible à une oeuvre qu'il ne signe pas.
Sous le dilettante il y avait donc un travailleur acharné. Sous l'amateur, un possédé par l'idée fixe. Et celui qui passait pour ne pas écrire avait produit quantité de textes, tantôt clandestins, fondus dans les écrits d'autrui, tantôt éparpillés dans des revues diverses. Quand il s'est décidé, sur le tard, à les réunir, on a pu mesurer l'importance de l'oeuvre écrite1. Mais aussi son inventivité. Pierre Nora connaissait mieux que personne l'idée mère des sciences sociales, celle du déterminisme des structures. Que celles-ci soient économiques avec Labrousse, linguistiques avec Lévi-Strauss, ou géographiques avec Braudel, toutes conspirent à priver les sujets de prise sur ce qu'ils vivent et pensent ; tout au plus peuvent-ils s'en donner l'illusion. Or, tous les travaux de Pierre Nora annoncent le retour par la fenêtre du sujet mis à la porte de l'histoire scientifique.
On l'a vu successivement réhabiliter l'événement, souvent privé, dans le nappé du récit historique, inviter les historiens à se faire, à rebours de leur déontologie, historiens de leur subjectivité, inventer enfin ce « lieu de mémoire », qui n'est pas défini par sa date dans le passé, mais désigné par les enjeux vivants de notre présent. Et voici qui, sous l'écrivant, a fait apparaître l'écrivain. On n'oubliera pas les portraits, savoureux, drôles, parfois implacables, qui scandent le livre : Duby, Lévi-Strauss, Gauchet, Foucault, Le Roy Ladurie... C'est le final avec toute la troupe, convoquée pour un dernier salut par un metteur en scène talentueux. Et comme celui-ci, pour conclure, rêve un peu, sans vraiment l'annoncer, à un volume, dédié à ses amis et ses amours, on rêve un moment avec lui. Il serait plaisant de voir Pierre Nora, une fois encore, faire courir sur la trame savante la chaîne fantasque de l'intime.
Mona Ozouf est historienne et philosophe
Note
1. Successivement, Historien public et Présent, nation, mémoire en 2011, puis Recherches de la France en 2013.
À LIRE
Pierre Nora, Une étrange obstination, Gallimard, 2022.
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[article] Actualité : Pierre Nora en Gallimardie [Livres, articles, périodiques] / Mona Ozouf, Auteur . - 2022 . - p. 26-27. Langues : Français ( fre) in L'Histoire > N° 499 (Septembre 2022) . - p. 26-27 Mots-clés : | écrivain Pierre Nora historien | Note de contenu : | Dans Une étrange obstination, l'historien se fait mémorialiste pour nous conter ses cinquante-sept ans passés chez Gallimard.
Il y a peu de hasards dans les vies. Le retour sur les jeunes années, exercice presque obligé des vieux jours, réserve souvent la surprise de découvrir qu'en dépit des péripéties, aléas, traverses, reniements, brouilles, raccommodements, qui font l'étoffe confuse de nos existences, une mystérieuse nécessité ramène pour finir au dessin caché dans la donne initiale. C'est ce qui nous a valu, il y a peu, la belle Jeunesse de Pierre Nora (Gallimard, 2021).
La lecture à rebours de la longue phrase de sa vie, il la poursuit aujourd'hui en revenant cette fois sur ses métiers multiformes, de professeur, d'éditeur, de directeur de revue, d'historien public : il les coiffe d'un seul et même titre, Une étrange obstination. Qui le connaît ne lui chicanera pas l'obstination. Pierre Nora parle ses livres à ses amis avant de les écrire. Il les entretient longuement de ses doutes, essaie sur eux les plans successifs qu'il élabore, jamais las de méditer tout haut sur l'ordre de ses raisons. Inutile alors de chercher à ramener la conversation sur d'autres chemins : le livre futur s'est emparé de lui tout entier.
Un infiltré
Lui-même se peint en obsessionnel. Mais en corrigeant l'ennuyeuse fixité promise aux obstinés par l'adjectif « étrange ». Son obstination, en effet, a deux visages. L'ambition d'être un professeur lui a été soufflée par une famille qui sacralisait l'université : à 14 ans, on l'a contraint à s'agenouiller devant le sanctuaire de la rue d'Ulm, injonction bien faite pour lui en barrer à jamais l'entrée. De là l'intimidation qui l'a toujours fait gauche et empêtré à Sciences Po dans le bureau de Pierre Renouvin. En revanche, dans le bureau de Gaston Gallimard, qu'il vient entretenir d'une seconde ambition, celle d'être un éditeur, tout, brusquement, s'allège. Est-ce la fenêtre ouverte sur le jardin ? L'image, entrevue à 16 ans, des cocktails de printemps où se pressait le Tout-Paris littéraire ? La griserie de voir passer Malraux, Beauvoir, Brigitte Bardot ? Le voici en tout cas prisonnier d'un charme : sa vie en Gallimardie dure depuis cinquante-sept ans.
Dans l'un et l'autre lieu pourtant, les nés natifs lui ont cherché noise. Chez Gallimard, temple de la littérature pure, il paraissait un infiltré, champion de l'érudition besogneuse des sciences sociales. A l'université, il était celui qui n'avait pas payé l'ascétique ticket d'entrée d'une thèse, préférant à la Sorbonne les marges de Sciences Po et des Hautes Études. Bref, un amateur, un dilettante, « l'arbitre des élégances » selon Bourdieu, capable de faire écrire les autres, et se dérobant lui-même à l'exercice. Lorsque, voici vingt ans, il posa sa candidature à l'Académie française, les chers collègues, à voix faussement désolée, s'enquéraient : « Mais où est l'oeuvre ? »
Des portraits savoureux
C'est à cette question que répond le livre que voici, inventaire foisonnant de ce qui a été une oeuvre, en effet. Plus de 1 000 livres publiés dans la « Bibliothèque des sciences humaines » ou la « Bibliothèque des histoires », témoignage de ce qu'ont été les Trente Glorieuses de l'histoire, l'âge d'or des sciences sociales. On sent Pierre Nora presque incrédule quand il se remémore les domaines parcourus, de l'Islam à la Chine, de l'Inde au Japon. En le lisant, on révise ce qu'on croit savoir du métier d'éditeur. Pour bien l'exercer, il faut se faire prospecteur, à l'affût, en France et hors de France, des bons auteurs. Accoucheur, capable de convaincre les rétifs à la publication, tel Alphonse Dupront, du devoir de transmettre. Pédagogue autoritaire pour obtenir des auteurs retouches, ajouts ou retranchements. Et du même coup diplomate, face aux susceptibilités froissées. Travail épuisant, où l'obstination, en effet, n'est pas de trop ; mais aussi, ce qu'on dit moins, l'abnégation de qui offre un travail invisible à une oeuvre qu'il ne signe pas.
Sous le dilettante il y avait donc un travailleur acharné. Sous l'amateur, un possédé par l'idée fixe. Et celui qui passait pour ne pas écrire avait produit quantité de textes, tantôt clandestins, fondus dans les écrits d'autrui, tantôt éparpillés dans des revues diverses. Quand il s'est décidé, sur le tard, à les réunir, on a pu mesurer l'importance de l'oeuvre écrite1. Mais aussi son inventivité. Pierre Nora connaissait mieux que personne l'idée mère des sciences sociales, celle du déterminisme des structures. Que celles-ci soient économiques avec Labrousse, linguistiques avec Lévi-Strauss, ou géographiques avec Braudel, toutes conspirent à priver les sujets de prise sur ce qu'ils vivent et pensent ; tout au plus peuvent-ils s'en donner l'illusion. Or, tous les travaux de Pierre Nora annoncent le retour par la fenêtre du sujet mis à la porte de l'histoire scientifique.
On l'a vu successivement réhabiliter l'événement, souvent privé, dans le nappé du récit historique, inviter les historiens à se faire, à rebours de leur déontologie, historiens de leur subjectivité, inventer enfin ce « lieu de mémoire », qui n'est pas défini par sa date dans le passé, mais désigné par les enjeux vivants de notre présent. Et voici qui, sous l'écrivant, a fait apparaître l'écrivain. On n'oubliera pas les portraits, savoureux, drôles, parfois implacables, qui scandent le livre : Duby, Lévi-Strauss, Gauchet, Foucault, Le Roy Ladurie... C'est le final avec toute la troupe, convoquée pour un dernier salut par un metteur en scène talentueux. Et comme celui-ci, pour conclure, rêve un peu, sans vraiment l'annoncer, à un volume, dédié à ses amis et ses amours, on rêve un moment avec lui. Il serait plaisant de voir Pierre Nora, une fois encore, faire courir sur la trame savante la chaîne fantasque de l'intime.
Mona Ozouf est historienne et philosophe
Note
1. Successivement, Historien public et Présent, nation, mémoire en 2011, puis Recherches de la France en 2013.
À LIRE
Pierre Nora, Une étrange obstination, Gallimard, 2022.
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