[article] in L'Histoire > N° 501 (Novembre 2022) . - p. 74-75 Titre : | Guide des Livres : Tuées parce que femmes | Type de document : | Livres, articles, périodiques | Auteurs : | Yannick Ripa, Auteur | Année de publication : | 2022 | Article en page(s) : | p. 74-75 | Langues : | Français (fre) | Mots-clés : | féminicides archives ouvrages récits | Note de contenu : | Deux ouvrages collectifs invitent à se saisir d'archives oubliées pour retracer les fondements, les continuités, mais aussi les divergences, qui forment l'histoire longue des féminicides.
Lancé en 1976 par le Tribunal international des crimes, le mot « féminicide » a mis longtemps à s'imposer. D'abord concurrencé par « fémicide », utilisé par l'OMS, il est adopté par l'ONU en 2012, avant de faire son entrée dans Le Petit Robert en 2015. Si le mot est récent, « le meurtre de femmes parce que femmes », lui, ne l'est pas. Faute d'être clairement nommé, il fut néanmoins soit confondu avec des crimes sans dimension genrée, soit vidé de son contenu sexiste par l'appellation « crime passionnel », suggérant que ces violences étaient uniquement domestiques, et non sociétales, religieuses ou politiques.
Rendre visibles ces crimes qui, « le plus souvent, ont été impunis, pour de multiples raisons », afin qu'ils ne soient « ni minimisés, ni oubliés » est l'objectif de l'antiquisante Lydie Bodiou et du contemporanéiste Frédéric Chauvaud, éminent spécialiste en la matière. L'ambition du colossal ouvrage dirigé par l'historienne Christelle Taraud, réputée pour ses travaux sur la prostitution coloniale, est d'être, lui, un outil de résistance : déterrer, depuis la préhistoire jusqu'à nos jours, les racines des féminicides, entendus dans leur sens le plus large - tout crime commis contre une femme -, doit contribuer à mettre fin à cette « pandémie » qui décime tant d'individus de sexe féminin et atteint même les foetus féminins. Selon la maîtresse d'oeuvre de cette somme, les féminicides, symboles du patriarcat, connaissent une constante inflation en raison de leur association avec le capitalisme et le (néo)colonialisme. Selon l'Office des Nations unies contre les drogues et les crimes, dans le monde en 2020, 47 000 femmes ont été tuées « par un partenaire intime ou un membre de leur famille ». En France, 102 femmes le furent en 2020, 114 en 2021, 106 093 au Brésil entre 1983 et 2013 et 10 par jour au Mexique en 2020.
Si l'objet d'étude de ces deux livres est le même, le ton diffère : la révolte et la colère se lisent dans le second, une histoire globale forte d'environ 150 signataires (dont on aurait aimé connaître davantage que le patronyme) qui mêle articles originaux ou publiés, extraits littéraires, reproductions iconographiques, transcriptions de sources. Cette foisonnante récolte confirme ce que Lydie Bodiou et Frédéric Chauvaud démontrent : les archives du féminicide existent, seule la volonté de les trouver a longtemps fait défaut. Les 22 contributions pluridisciplinaires de leur ouvrage traquent les traces de ces meurtres de femmes, jamais identifiés comme tels.
Le risque aurait été de n'offrir qu'un inventaire, destiné aux chercheurs plus qu'au grand public et de surcroît non exhaustif, des sources disponibles pour étudier ce phénomène. L'ouvrage évite cet écueil. Il nomme les pièces à conviction : lettres de rémission médiévales, rapports des présidents d'assises envoyés au ministère de la Justice au XIXe siècle, fonds de l'American Women's Hospital sur le génocide arménien, paroles masculines dans les programmes de prévention, médiatisation, récit militant contre un déni de justice à Toulouse en 2015, etc. Mais il révèle aussi la façon dont ces crimes ont été perçus à leur époque, en fonction de différentes normes genrées associant le pouvoir et l'honneur au masculin, la réserve et la soumission au féminin. Ne faut-il pas attribuer à la banalisation de la violence en milieu colonial le pilonnage de la plupart des feuillets des réquisitoires des crimes, toutes catégories confondues ? Si les archives coloniales d'outre-mer ont permis de comptabiliser 6 % de féminicides sur 785 meurtres commis en Nouvelle-Calédonie entre 1860 et 1940 (dont 40 % par des Européens, 22 % par des Kanaks et 20 % par des « engagés »), elles n'informent guère davantage. Cette remarquable entreprise parvient, à la suite d'Arlette Farge, à pénétrer au coeur de l'archive, en se déprenant de nos jugements et de nos moeurs. Pour autant, notre réaction devant ces faits ne peut être celle du passé, y compris proche : ainsi de l'uxoricide (meurtre de l'épouse par l'époux) d'Hélène Rytmann perpétré par le philosophe Louis Althusser en 1980.
Tenter de comprendre ces crimes en qualifiant leur cause avec précision est une des qualités des recherches passionnantes de ces livres. Elles perçoivent la logique rendant possibles de multiples féminicides, voire les encourageant, ou les jugeant si différemment : condamnés (souvent peu sévèrement), minimisés, invisibilisés, niés, excusés, ou même légalisés. Cas extrême : dans la Rome antique, « l'institutionnalisation de la mise à mort des femmes », pour « souillure sexuelle », adultère, mais aussi consommation de vin, prélude à ladite impureté. Cette condamnation, souligne Aude Chatelard, « relève du contrôle des corps et de la sexualité féminine, mais aussi de la reproduction et de la protection de la pureté des lignées familiales ». Ces victimes meurent, non parce que femmes au sexe haï par l'homme, mais pour avoir enfreint des règles genrées.
On l'aura compris, identifier les féminicides et leurs origines dépend de la définition à laquelle on se réfère. De même le choix de distinguer un continuum entre ces violences assassines, lequel accuse le patriarcat. La mise en lumière de ce « continuum féminicidaire » systémique est au coeur de l'histoire mondiale dirigée par Christelle Taraud. Ces crimes y sont reliés entre eux sans souci de leur géographie et de leur chronologie, les regroupant en raison de leur articulation avec les masculinismes, les génocides, la colonisation... Cette lecture est particulièrement probante dans le cas des « chasses aux sorcières », de l'élimination de ces femmes « diaboliques » par l'Inquisition ou de la traque actuelle de certaines Africaines, pareillement accusées. Mais d'un livre à l'autre, une question interpelle : l'absence d'une unique définition du féminicide ne brouille-t-elle pas le message ? Si le viol est indiscutablement un crime, celle qui, traumatisée, y survit se considère-t-elle comme victime d'un féminicide ? Cette acception ne risque-t-elle pas de cacher la finalité complexe des viols de guerre ? Le débat est ouvert, il ne peut qu'enrichir les apports essentiels de ces livres sur un sujet d'une toujours brûlante actualité.
Mot clé :
Livres
Yannick Ripa est professeure à l'université Paris-VIII.
Les Archives du féminicide, Lydie Bodiou, Frédéric Chauvaud (dir.), Hermann, 2022, 460 p., 35 €.
Féminicides. Une histoire mondiale, Christelle Taraud (dir.), La Découverte, 2022, 928 p., 39 €.
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[article] Guide des Livres : Tuées parce que femmes [Livres, articles, périodiques] / Yannick Ripa, Auteur . - 2022 . - p. 74-75. Langues : Français ( fre) in L'Histoire > N° 501 (Novembre 2022) . - p. 74-75 Mots-clés : | féminicides archives ouvrages récits | Note de contenu : | Deux ouvrages collectifs invitent à se saisir d'archives oubliées pour retracer les fondements, les continuités, mais aussi les divergences, qui forment l'histoire longue des féminicides.
Lancé en 1976 par le Tribunal international des crimes, le mot « féminicide » a mis longtemps à s'imposer. D'abord concurrencé par « fémicide », utilisé par l'OMS, il est adopté par l'ONU en 2012, avant de faire son entrée dans Le Petit Robert en 2015. Si le mot est récent, « le meurtre de femmes parce que femmes », lui, ne l'est pas. Faute d'être clairement nommé, il fut néanmoins soit confondu avec des crimes sans dimension genrée, soit vidé de son contenu sexiste par l'appellation « crime passionnel », suggérant que ces violences étaient uniquement domestiques, et non sociétales, religieuses ou politiques.
Rendre visibles ces crimes qui, « le plus souvent, ont été impunis, pour de multiples raisons », afin qu'ils ne soient « ni minimisés, ni oubliés » est l'objectif de l'antiquisante Lydie Bodiou et du contemporanéiste Frédéric Chauvaud, éminent spécialiste en la matière. L'ambition du colossal ouvrage dirigé par l'historienne Christelle Taraud, réputée pour ses travaux sur la prostitution coloniale, est d'être, lui, un outil de résistance : déterrer, depuis la préhistoire jusqu'à nos jours, les racines des féminicides, entendus dans leur sens le plus large - tout crime commis contre une femme -, doit contribuer à mettre fin à cette « pandémie » qui décime tant d'individus de sexe féminin et atteint même les foetus féminins. Selon la maîtresse d'oeuvre de cette somme, les féminicides, symboles du patriarcat, connaissent une constante inflation en raison de leur association avec le capitalisme et le (néo)colonialisme. Selon l'Office des Nations unies contre les drogues et les crimes, dans le monde en 2020, 47 000 femmes ont été tuées « par un partenaire intime ou un membre de leur famille ». En France, 102 femmes le furent en 2020, 114 en 2021, 106 093 au Brésil entre 1983 et 2013 et 10 par jour au Mexique en 2020.
Si l'objet d'étude de ces deux livres est le même, le ton diffère : la révolte et la colère se lisent dans le second, une histoire globale forte d'environ 150 signataires (dont on aurait aimé connaître davantage que le patronyme) qui mêle articles originaux ou publiés, extraits littéraires, reproductions iconographiques, transcriptions de sources. Cette foisonnante récolte confirme ce que Lydie Bodiou et Frédéric Chauvaud démontrent : les archives du féminicide existent, seule la volonté de les trouver a longtemps fait défaut. Les 22 contributions pluridisciplinaires de leur ouvrage traquent les traces de ces meurtres de femmes, jamais identifiés comme tels.
Le risque aurait été de n'offrir qu'un inventaire, destiné aux chercheurs plus qu'au grand public et de surcroît non exhaustif, des sources disponibles pour étudier ce phénomène. L'ouvrage évite cet écueil. Il nomme les pièces à conviction : lettres de rémission médiévales, rapports des présidents d'assises envoyés au ministère de la Justice au XIXe siècle, fonds de l'American Women's Hospital sur le génocide arménien, paroles masculines dans les programmes de prévention, médiatisation, récit militant contre un déni de justice à Toulouse en 2015, etc. Mais il révèle aussi la façon dont ces crimes ont été perçus à leur époque, en fonction de différentes normes genrées associant le pouvoir et l'honneur au masculin, la réserve et la soumission au féminin. Ne faut-il pas attribuer à la banalisation de la violence en milieu colonial le pilonnage de la plupart des feuillets des réquisitoires des crimes, toutes catégories confondues ? Si les archives coloniales d'outre-mer ont permis de comptabiliser 6 % de féminicides sur 785 meurtres commis en Nouvelle-Calédonie entre 1860 et 1940 (dont 40 % par des Européens, 22 % par des Kanaks et 20 % par des « engagés »), elles n'informent guère davantage. Cette remarquable entreprise parvient, à la suite d'Arlette Farge, à pénétrer au coeur de l'archive, en se déprenant de nos jugements et de nos moeurs. Pour autant, notre réaction devant ces faits ne peut être celle du passé, y compris proche : ainsi de l'uxoricide (meurtre de l'épouse par l'époux) d'Hélène Rytmann perpétré par le philosophe Louis Althusser en 1980.
Tenter de comprendre ces crimes en qualifiant leur cause avec précision est une des qualités des recherches passionnantes de ces livres. Elles perçoivent la logique rendant possibles de multiples féminicides, voire les encourageant, ou les jugeant si différemment : condamnés (souvent peu sévèrement), minimisés, invisibilisés, niés, excusés, ou même légalisés. Cas extrême : dans la Rome antique, « l'institutionnalisation de la mise à mort des femmes », pour « souillure sexuelle », adultère, mais aussi consommation de vin, prélude à ladite impureté. Cette condamnation, souligne Aude Chatelard, « relève du contrôle des corps et de la sexualité féminine, mais aussi de la reproduction et de la protection de la pureté des lignées familiales ». Ces victimes meurent, non parce que femmes au sexe haï par l'homme, mais pour avoir enfreint des règles genrées.
On l'aura compris, identifier les féminicides et leurs origines dépend de la définition à laquelle on se réfère. De même le choix de distinguer un continuum entre ces violences assassines, lequel accuse le patriarcat. La mise en lumière de ce « continuum féminicidaire » systémique est au coeur de l'histoire mondiale dirigée par Christelle Taraud. Ces crimes y sont reliés entre eux sans souci de leur géographie et de leur chronologie, les regroupant en raison de leur articulation avec les masculinismes, les génocides, la colonisation... Cette lecture est particulièrement probante dans le cas des « chasses aux sorcières », de l'élimination de ces femmes « diaboliques » par l'Inquisition ou de la traque actuelle de certaines Africaines, pareillement accusées. Mais d'un livre à l'autre, une question interpelle : l'absence d'une unique définition du féminicide ne brouille-t-elle pas le message ? Si le viol est indiscutablement un crime, celle qui, traumatisée, y survit se considère-t-elle comme victime d'un féminicide ? Cette acception ne risque-t-elle pas de cacher la finalité complexe des viols de guerre ? Le débat est ouvert, il ne peut qu'enrichir les apports essentiels de ces livres sur un sujet d'une toujours brûlante actualité.
Mot clé :
Livres
Yannick Ripa est professeure à l'université Paris-VIII.
Les Archives du féminicide, Lydie Bodiou, Frédéric Chauvaud (dir.), Hermann, 2022, 460 p., 35 €.
Féminicides. Une histoire mondiale, Christelle Taraud (dir.), La Découverte, 2022, 928 p., 39 €.
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